III LES CONJURÉS

Il n’était pas un des hommes présents qui n’eût entendu, dans quelque meeting, les deux grands patriotes Irlandais, O’Connell et O’Brien, revendiquer les libertés de la nation opprimée. Mais tous les meetings ont le même sort, dans ce pays surtout : ils ne produisent que de la prison pour les orateurs. Bien qu’il se plaigne sans cesse de son esclavage, l’Irlandais y est résigné. Il a conscience qu’il ne devrait point en être ainsi et, si on le lui rappelle, l’impression qu’il en ressent sur le moment est très vive. Une heure après il n’y paraît plus ; son effervescence est calmée, tombée à plat, et sa lutte se borne à une résistance passive autant que têtue dont l’Angleterre n’aura jamais raison. Par là même, il n’en sortira point de grandes choses.

Le marquis de Rio-Santo n’était point sans connaître ce côté faible du caractère de ses compatriotes et savait comment y remédier. S’il consentait à se montrer ce soir à ceux qui devraient diriger ensuite le mouvement, s’il leur parlait et se préparait à leur faire connaître ses projets dans leurs grandes lignes, c’est qu’il le jugeait indispensable. Mais dès qu’il aurait déchaîné le tourbillon et soulevé la tempête, les événements seuls leur diraient ce qu’il faisait.

Ce n’était point des phrases qu’il leur apportait, ni des promesses vaines, mais la vie de l’action dès demain, peut-être dès ce soir. Quand il en eut fini des paroles énergiques et violentes par lesquelles il leur transmettait son appel aux armes, tous comprirent que le moment solennel était venu et que chacun d’eux allait jouer sa vie, Fergus O’Breane en tête.

Un grand frisson secoua la chevelure blanche des vieillards, dont les veines étaient remplies de ce sang généreux des thanists, des bubons et des chefs de clans de jadis. Les O’Sullivan, les Murphy, les O’Connor, les O’Leary et tant d’autres, qui portaient des noms glorieux, à présent déchus et inclinés devant l’autorité des landlords et sous le despotisme des capitaines anglais, secouèrent ce lourd sommeil de l’esclavage qui pesait sur leurs têtes abaissées.

– Je connais vos noms, je sais qui vous êtes tous, reprit le marquis d’une voix éclatante. Tels d’entre vous comptent parmi leurs ancêtres des rois de Munster, des princes de Donegal, d’Autrin et de Limerick. Et vous courbez vos fronts sous la misère ; en voyant vos loques, on se demande si vous êtes des hommes libres, ou bien des voleurs et des mendiants !… Vous vous cachez dans des trous comme des hiboux, vous n’osez plus regarder en haut le soleil qui luit et le vol des aigles dans l’espace. Vous rampez devant vos tyrans et c’est tout juste si vous ne léchez pas la main qui vient de vous frapper au visage.

Sous cette virulente apostrophe, des poings se crispèrent et l’on vit le rouge de la honte monter à certains fronts. C’était ce que voulait Rio-Santo : réveiller la torpeur de ces hommes engourdis par des années d’oppression et de malheur, en faire non pas seulement des braves, mais des lions.

Il s’avança vers un jeune homme très pâle parce que le sang de ses pères venait de se révéler en lui et lui criait qu’il ne faut point tolérer l’insulte, d’où qu’elle vienne. Descendant des comtes de Kildare et maintenant batelier sur les lacs de Killarney, il se sentait pris de colère en présence de cet inconnu qui paraissait les tenir tous pour des pusillanimes et presque des lâches.

Fergus O’Breane l’avait deviné. Lui posant la main sur l’épaule, il plongea dans les yeux de l’Irlandais son regard tranchant et profond :

– Sais-tu ce que c’est, lui dit-il, que d’aiguiser un poignard et de le plonger dans la poitrine de son ennemi ?… Tu as vingt ans au moins et tu n’as jamais tenu un homme au bout du canon de ton pistolet. Voici le mien, prends-le et tu vas me viser à dix pas : il faut faire tes preuves, si tu veux être quelqu’un parmi ceux qui vont me suivre et redevenir un jour comte de Kildare.

Il tendit son arme au batelier et alla se placer à dix pas, les bras croisés. En ce moment, M. le marquis de Rio-Santo était magnifique d’audace et de fierté.

– Ne tirez pas, Kildare, s’écrièrent à la fois plusieurs vieillards.

– Si d’autres que moi prétendent donner des ordres, dit Fergus d’un ton sec, que ceux-là se retirent. Visez au front, jeune homme, et gardez-vous de trembler.

Un silence plein d’angoisse planait sur l’assistance. Rio-Santo se détachait nettement et le sourire aux lèvres, sur la paroi de la grotte. À quelques pas de lui, le cavalier Bembo et Randal Grahame demeuraient impassibles, comme s’ils eussent assisté à un jeu sans danger. Les Irlandais, remplis d’admiration, se demandaient quels étaient ces gens, qui affectaient un si profond mépris de la mort.

Le batelier se raidissait pour dominer son émotion et tout le vieil orgueil de la race dont il était issu remontait en lui ; mais le sang bouillonnait dans son cerveau, des nuages passaient devant ses yeux. Il essaya de viser ; il ne put : le bout de son canon oscillait.

– Trop à droite, dit le marquis avec un étonnant sang-froid… Assurez votre main… jeune homme, votre arme trace des lacets.

Kildare appuya sur la détente et fit feu : la balle s’aplatit contre le granit et de toutes les poitrines soulagées monta un soupir de délivrance. Fergus n’avait pas fait un mouvement et le projectile, par hasard, était passé pourtant bien près de sa tête.

Soudain le jeune homme s’avança vers lui : il n’était plus pâle et tout son sang, au contraire, lui affluait au visage :

– Tout ceci ne signifie rien, milord, s’écria-t-il, car l’épreuve a été pour vous et non pour moi. Mon honneur exige maintenant que l’expérience soit tentée en sens inverse et que je serve de cible à mon tour. Si Votre Honneur me refuse cette satisfaction, on repêchera mon cadavre demain matin au bord du lac de Killarvey.

Une noble flamme illuminait son regard et le marquis eut conscience d’avoir rencontré un brave :

– Votre demande me plaît, dit-il, et ce serait vous faire insulte que de vous opposer un refus… Cependant vous êtes bien jeune pour mourir, mon ami, car je ne manque jamais mon but… Ceci n’est pas dit, croyez-le bien, avec l’intention de vous refuser l’épreuve du feu qu’il est de votre devoir de réclamer. Je vous tiens désormais en assez haute estime pour ne point vous faire cet affront ; et si ma balle, ce qui est probable, doit vous atteindre, avant que cela soit, je reconnais devant tous ici votre vaillance et votre grand cœur… Bon sang ne saurait mentir : vous êtes digne des comtes de Kildare !

Un murmure d’approbation courut dans les rangs parce que beaucoup espéraient que la nouvelle épreuve ne serait point tentée. Rio-Santo en jugeait autrement : ce n’était pas seulement celui-là qu’il voulait éprouver, mais tous les autres avec lui. Si cette mise en scène était quelque peu théâtrale, elle n’en était pas moins opportune en ce qu’elle resterait gravée dans l’esprit de ces hommes à qui il allait avoir beaucoup à demander.

Le batelier était allé se dresser en avant de la paroi, à la place occupée naguère par son adversaire. Comme lui, il s’était croisé les bras et attendait.

– Il est temps encore de réfléchir, dit froidement le marquis. Si vous avez une vieille mère…

– Mais visez donc… et tirez ! rugit Kildare.

Rio-Santo sourit :

– Vous perdez votre sang-froid, dit-il ; vous aurais-je jugé avec trop de précipitation ? Pour être un vrai brave, jeune homme, il faut apprendre à voir venir la mort, non pas celle qui fond sur vous comme la foudre, mais celle, au contraire, qui s’avance lentement et sûrement, celle qu’on sent, qu’on entend, qui vous parle déjà et qui va vous étreindre bientôt…

– C’est vrai, répondit le jeune homme avec un flegme imperturbable ; et c’est grand dommage, je l’avoue, que la leçon donnée par vous ne doive pas me servir plus tard.

Puis il ajouta, en se tournant vers le cercle de ses compagnons :

– Vous tous, regardez bien comment il vous faudra mourir pour l’Irlande. Il n’y a qu’un instant, nous ne connaissions pas cet homme et nous savons maintenant que c’est plus qu’un homme : c’est le libérateur de la patrie, attendu depuis si longtemps. Il me demande ma vie : je la lui donne. Que chacun de vous en fasse autant demain et par la suite, quand il le faudra, quand il vous le dira : les derniers survivants verront l’Irlande libre !

Ces paroles vibraient dans le profond silence gardé par tous et nul ne songeait à discuter l’inutilité du meurtre qui allait se commettre. Fergus venait de peser la valeur de cet héroïque adolescent ; il lui assignait d’avance une part dans son amitié, une place dans ses projets. Mais son visage était si impénétrable que personne ne pouvait le deviner, à l’exception peut-être de Randal et de Bembo.

– Vous l’avez voulu, murmura-t-il. Que votre volonté soit faite et que Dieu vous protège !

Pendant les deux ou trois secondes qu’il employa à viser, on n’eût pas même entendu la respiration des poitrines. Kildare eut le temps de voir le canon exactement dirigé vers son front et ne sourcillas pas : la détonation se répercuta sous la voûte et le chapeau du jeune homme, troué de part en part, s’abattit derrière lui. Il était un peu pâle, mais il souriait.

Alors, Fergus O’Breane marcha vers lui, le prit dans ses bras et l’embrassa :

– Kildare ! dit-il, vous êtes désormais mon frère et vous verrez la liberté de l’Irlande !… Partout où j’irai, vous serez avec moi et, si je le puis, je vous rendrai votre comté, votre richesse et la gloire de votre nom… J’avais un peu moins que votre âge quand j’ai juré de briser la puissance anglaise ; depuis lors, sachez-le, pas une minute de ma vie n’a été consacrée à un autre but.

– Je fais aujourd’hui le même serment, murmura Kildare ; je le fais devant Dieu, sur mon poignard. Quoi que vous en ayez dit tout à l’heure, elle était prête cette lame, le seul héritage qui me soit resté de mes pères.

Il avait tiré de ses vêtements une arme magnifique, à poignée ouvragée et ciselée. Alors, l’ayant plantée au milieu de la table dressée au centre de la grotte, afin que la garde parût une croix sur laquelle on pouvait jurer, il étendit la main et prononça son serment :

– Je jure, dit-il à haute voix et de façon à être entendu de tous, d’obéir désormais à celui que le ciel nous envoie. Je jure de défendre sa vie et de donner la mienne pour le triomphe de sa cause qui sera le salut de l’Irlande !

Alors, les autres s’avancèrent un à un, les vieillards, les hommes faits et les adolescents : les bateliers, les fermiers et ceux qu’on eût pris pour des mendiants ; tous ceux qui portaient un nom illustre et ceux qui voulaient illustrer leur humble nom. Tous ils vinrent, tête nue, étendre la main au-dessus du poignard de Kildare et répéter le serment.

Quand ils eurent défilé jusqu’au dernier, le marquis de Rio-Santo s’avança à son tour :

– Moi, j’ai juré jadis, dit-il, sur le cadavre de Chrétien O’Breane et sur celui de ma mère !… Dieu m’a-t-il entendu ? Je l’espère, puisqu’il m’a donné jusqu’ici la force de suivre mon destin. D’autres m’y ont aidé et gloire à ceux qui sont restés fidèles à leur parole et à leur foi. Parmi eux, il y eut des ambitieux, des faibles, même des traîtres : j’ai cessé de les connaître et je suis venu parmi vous chercher des vaillants et des frères !

Tous aussitôt s’inclinèrent, et Rio-Santo reprit :

– L’heure est venue de ressusciter l’antique ligue des United Irishmen. Si nos devanciers se sont arrêtés dans leur marche, s’ils ont succombé sous le nombre, sous la puissance et sous la force, ils nous ont légué le devoir de poursuivre l’œuvre sainte ; il nous ont laissé de celle-ci la partie la plus rude, comme aussi la plus glorieuse !… Devant nous, comme devant eux, nos ennemis se dressent nombreux, puissants et forts : opposons-leur des qualités égales et que l’Irlande entière se lève pour la délivrance !… Ils seront impitoyables et féroces !… Ont-ils donc jamais cessé de l’être ?… Des flots de sang couleront de part et d’autre : la terre d’Érin est inondée du sang de nos martyrs et ce sang crie vengeance !… Ils entasseront ruines sur ruines, brûleront vos maisons, dévasteront vos champs : que reste-t-il donc debout à côté de leurs palais, sinon des huttes de misère, et pousse-t-il quelque chose dans vos champs que les constables ne viennent vous prendre au nom des landlords ?… L’heure a sonné, vous dis-je ; cette nuit est la dernière nuit des ténèbres !… Demain l’aube rouge se lèvera et vous trouvera en route… Allez-vous-en par les comtés semer la révolte du bon droit : abouchez-vous avec ceux qui souffrent, avec ceux qui espèrent ; exigez d’eux le secret et ne poussez pas de clameurs avant que je vous en aie donné l’ordre…

– Il nous faut des armes, interrompit O’Sullivan. On nous a pris celles que nous possédions, ou nous avons été forcés de les vendre pour acheter du pain.

– Croyez-vous donc que je vous conduirais au combat comme à une boucherie, les mains vides ? répondit Fergus. Pendant trois nuits, à partir de la prochaine, cinq corvettes qui sont à nous débarqueront des armes sur cinq points différents de la côte irlandaise : à Kenmare, à la pointe Geenore, au cap Loop, dans la baie de Clare et dans celle de Donegal. Vous irez les y chercher, tandis que les highlanders d’Écosse et les riflemen du Sommerset sommeilleront dans leurs casernes de Dublin, de Dundalk, d’Autrim et d’ailleurs, partout où la crosse de leurs fusils va sonner sur notre sol le glas de la puissance anglaise.

À mesure qu’il parlait, le marquis lisait sur le visage de ses interlocuteurs les effets progressifs de l’autorité qu’il prenait sur eux. Jamais ils n’avaient entendu retentir de semblables paroles et les discours d’O’Connell et d’O’Brien étaient loin en arrière. Qui n’a vu l’enthousiasme et la nervosité d’une troupe à laquelle son général vient dire : « On se battra demain au petit jour ! » ne saurait se faire une idée du frémissement qui faisait tressaillir les Irlandais à la voix de leur nouveau chef.

– Vous avez des fusils, reprit Fergus ; vous aurez de la poudre et des balles… vous aurez aussi de l’or !… Les affres de la misère et de la faim doivent être évitées à ceux qui ont besoin de toutes leurs forces vives pour le combat. Vous achèterez du pain, et ceux qui depuis longtemps ont perdu le goût du roastbeef verront griller devant eux des tranches de viande saignante. Si maigre que soit le bétail en Irlande, il n’ira pas seulement sur les tables anglaises ; nous le paierons à ceux à qui il appartient s’ils sont Irlandais, nous le prendrons aux landlords et aux sujets de Sa Majesté britannique.

Parmi ceux qui l’écoutaient, il y avait des hommes qui, depuis des années, ne connaissaient que le lard rance et la pomme de terre aqueuse et molle poussée dans les marais de tourbe. Les promesses qui leur étaient faites semblaient produire sur eux l’effet d’un rêve ; l’estomac de plusieurs, à l’heure actuelle tiraillé par la faim, leur faisait craindre de voir tout cela s’envoler pour laisser place à la réalité coutumière.

– Que n’êtes-vous venu plus tôt ? s’écria Daniel Mac-Carthy. Nos bras se sont usés dans l’inaction et beaucoup n’auront plus à vous offrir que leur vieillesse chancelante !

– Qu’importe ! répondit Fergus O’Breane, si les lions ont enfanté des lionceaux. À vous, vieillards, sera réservée la parole qui entraîne et qui persuade. Glissez-vous dans les chaumières, dans les public-houses ; arrêtez les passants sur la route et dites-leur de vous suivre ; allez chercher vos parents, vos amis, et rassemblez-vous sans donner l’éveil dans les gorges des montagnes, dans les souterrains des vieux monastères. Pendant ce temps, une partie d’entre vous, ceux qui sont agiles et forts, s’en iront chercher les armes sur la côte, les rapporteront à vos repaires ; quand il ne restera plus un seul bras qui ne soit armé, dirigez-vous tous pendant la nuit, par petits groupes, vers le défilé du Keim-an-eigh où je vous attendrai.

– Y aura-t-il des fusils pour tout le monde ? demanda le vieil O’Sullivan… Nous reviendrons plus de trente mille…

– Soyez le double et ne craignez rien, repartit le marquis. Ni les fusils ni les munitions ne manqueront et, si ces dernières venaient à faire défaut, on bourrerait les canons de guinées anglaises.

Les assistants n’en pouvaient croire leurs oreilles ; l’or est rare, très rare en Irlande, et l’on y raconte souvent une histoire très vraie, celle d’un agent du fisc venu pour recueillir les impôts et ne recevant ni une pièce d’or, ni même une d’argent, mais dans la nécessité de réquisitionner voitures et camions pour emporter le billon des pauvres fermiers du comté.

Et voilà qu’à ces hommes on parlait de charger leurs fusils avec de l’or, ces guinées à la fois maudites et insaisissables, dont une seule suffit pour faire vivre une famille irlandaise pendant des mois ! Le marquis de Rio-Santo n’était plus pour eux un homme, mais une sorte de demi-dieu, leur apportant non pas seulement la vengeance et la liberté, mais du pain pour eux et pour les leurs.

Quand il avait organisé la Grande Famille, il lui avait bien fallu en faire un tout homogène avec des éléments quelconques. Il s’y était trouvé plus de racaille et de bandits que d’honnêtes gens ; les pontons de Chatham, le pénitencier de Botany-Bay avaient fourni de nombreuses recrues et les gentilshommes de la Nuit étaient aussi bien Anglais et Écossais, qu’Irlandais. On a vu qu’il y avait même des nègres, témoin le géant Absalon.

Longtemps, le marquis de Rio-Santo s’était servi de ces instruments, non sans dégoût toutefois. Il avait obtenu d’eux l’obéissance passive, quelques-uns seulement connaissant son but. Tant qu’on ne peut chevaucher un pur sang, on se contente de ce qu’on trouve. Mais depuis que Fergus O’Breane avait condamné la Famille et celles de ses têtes qui tentaient de lui résister, il sentait sous ses pieds des bases plus solides et sa poitrine s’élargissait.

Aujourd’hui, il s’adressait à ses frères : les Irlandais seuls devaient faire l’Irlande libre. Ils étaient assez nombreux pour triompher, ils avaient au cœur assez de haine et assez d’espoir pour qu’on pût leur demander leur vie sans qu’ils songeassent à la marchander. Une pluie d’or avait seule attaché les autres à son char : ceux-ci accepteraient l’or avec reconnaissance, mais ne le mendieraient jamais. Rassemblés dans la main de leur chef, ils le suivraient partout sans qu’il eût jamais à en soupçonner ni à en surveiller un seul, et les deux cents qui étaient là iraient porter son nom dans la plus humble des chaumières, lui feraient une armée avant huit jours.

De combien de soldats se composerait cette armée ? Il ne s’en préoccupait guère. Quel que fût leur nombre, ils seraient braves, du premier au dernier : c’était à lui de les rendre invincibles.

Pendant près d’une heure, il donna ses instructions aux conjurés, leur indiqua ce qu’ils avaient à faire sur-le-champ. Plus tard, ses lieutenants – parmi lesquels serait désormais Kildare – leur transmettraient ses ordres. Mais ils le trouveraient à leur tête les jours de bataille.

Dans la nuit, comme ils étaient venus, les hommes qui n’étaient rien tout à l’heure que de pauvres hères désespérés disparurent par les sentiers rocailleux du Keim-an-eigh. Ils se sentaient tout autres depuis qu’ils étaient devenus des affidés, depuis qu’ils avaient relevé ce nom fameux des United Irishmen que l’Angleterre croyait anéanti, effacé de ses annales sanglantes.

De nouveau il allait luire et resplendir d’un éclat terrible. On allait le voir, scintillant en lettres de flammes sur le drapeau rouge et noir, courir du nord au sud, de l’est à l’ouest de l’Irlande.

Et celui qui tiendrait le drapeau serait le condamné d’Old-Bailey, l’ensevelisseur de Crewe, l’audacieux et insaisissable démembreur de l’Australie. Quel réveil, dans quelques jours, pour le gouvernement et pour le Parlement anglais !

Le marquis de Rio-Santo vint un instant s’asseoir sur un rocher, au bord de la terrasse. Il était pensif, mais il était aussi plus résolu que jamais à la tentative suprême.

Que lui manquait-il pour réussir ? Rien. Il avait la volonté, il avait le courage ; demain, une armée entière lui obéirait aveuglément : il la lancerait à travers l’Irlande comme le flot de lave d’un volcan.

Et il avait de l’or, de l’or anglais, de l’or qui n’entrerait pas dans le Trésor de la Banque, parce que lui, Fergus O’Breane, l’avait arrêté en chemin. Déjà, il en avait rempli les poches des deux cents conjurés, et cet or allait soulager les misères de l’Irlande, faire crouler en même temps la puissance anglaise.

Le marquis de Rio-Santo leva les yeux vers les étoiles et reconnut celle qui le suivait partout : puis il s’en alla dormir.

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