I Pauvre Irlande

Il est une devise que l’Angleterre aurait tort d’adopter : c’est celle d’Anglia victrix !

Des conquêtes qu’elle fit avec son épée, à peu près loyalement, il ne lui est rien resté. Si, au moyen âge, elle dut la tirer pour s’emparer de la moitié de la France, c’est que le caractère et la dignité de la France l’y obligeaient. Encore intervint-il pas mal de traités où elle usa du moyen qui lui est coutumier de prendre en épargnant son sang.

Par contre, il est une autre devise qu’elle peut inscrire en toute sûreté à son diadème, sur le fronton de ses édifices et partout où elle domine, sans que personne songe jamais à lui en contester le droit : c’est celle d’Anglia fallax !

L’Angleterre trompeuse, fausse, menteuse !… Ce sont bien là ses qualités et nul ne saurait les lui dénier. Elle ne conquiert pas : elle escamote ! On peut être certain que si elle met quelques soldats en avant, c’est pour la forme : il y a longtemps que le pays dont elle veut s’emparer est déjà dans son sac, par la seule force de sa diplomatie cauteleuse.

L’Irlande ne fut pas conquise, elle fut volée par l’Angleterre !

Il faudrait la vie de plusieurs hommes et toute une série de volumes pour établir, non pas l’histoire, – car ce mot est impropre, – mais le martyrologe de l’Irlande. Il faudrait y condenser tout ce qui est possible de rêver en fait d’ignominie, de cruauté, de mensonge, triturer de la boue avec du sang, descendre au plus profond de la misère humaine, et quand on aurait mis le fer et la flamme au service de la barbarie du plus fort se délectant à opprimer le plus faible, quand on en aurait fait le tableau le plus affreux qu’il soit au pouvoir de l’esprit humain d’imaginer, on aurait dit à peine la moitié de la vérité.

Et tout cela n’a point fait oublier à l’Irlande le culte de la liberté. À chaque instant elle se lève pour la reconquérir, et quand retentit son cri d’indépendance, on n’est point sans trembler à Londres. Albion reprend son rôle de bourreau, noie la révolte dans le sang et fait de nouveaux martyrs au nom desquels se lèveront plus tard d’autres hommes résolus, prêts à triompher ou à mourir.

« Je ne commettrai jamais, s’écrie O’Connel un jour en plein Parlement, le crime de désespérer de mon pays ; et aujourd’hui, après deux cents ans de douleurs, me voilà debout dans cette enceinte, vous répétant les mêmes plaintes, vous demandant la même justice que réclamaient nos pères, mais non plus avec la voix humble et suppliante, mais avec le sentiment de ma force et avec la conviction que l’Irlande désormais saura faire sans vous ce que vous aurez refusé de faire pour elle ; je n’entre pas en compromis avec vous ; je veux les même droits pour nous que pour vous, le même système municipal pour l’Irlande que pour l’Angleterre et l’Écosse ; s’il en est autrement, qu’est-ce qu’une union avec vous ? une union sur des parchemins ! Nous mettrons ces parchemins en pièces, et l’empire sera scindé. »

Et il ajoute encore :

« J’entends chaque jour la voix plaintive de l’Irlande qui me crie : Dois-je toujours attendre et toujours souffrir ?… Si les Communes étaient sourdes à nos prières, alors nous ferions appel à la nation ; et si celle-ci elle-même se laissait aller à d’aveugles prétentions, nous rentrerions dans nos montagnes et nous ne prendrions conseil que de notre énergie, de notre courage et de notre désespoir. »

Paroles vaines que tout cela, dira-t-on ? Non pas. Plusieurs fois déjà la révolution inévitable fut bien près de s’accomplir. En 1782, lors de l’ouverture de la guerre d’Amérique, cent cinquante mille volontaires irlandais se formèrent sous le prétexte de défendre contre une invasion étrangère, et leur premier acte fut d’exiger du gouvernement anglais la liberté du commerce international. Le Parlement céda.

En 1796, cent mille hommes levés par les United Irishmen attendaient une expédition française qui ne put aborder dans la baie de Bantry. Nouvelle rébellion en 1797, nouvelle insurrection à Dublin en 1803. En 1840, à l’époque où se passe ce récit, on vient de voir par les paroles d’O’Connel à la Chambre des Communes l’état d’esprit des Irlandais.

C’est que, dans la verte Érin, la misère des villes et des campagnes est cent fois plus grande que dans n’importe quel pays.

Allez voir à Dublin, du côté de Saint-Patrick, dans le quartier des « Libertés ». Les maisons y suent la pourriture et la crasse, et tout ce qu’on en voit à l’extérieur, tout ce qu’on en devine de l’intérieur vous fait reculer de dégoût. Ici, la boutique à auvent où s’étalent d’infects quartiers de lard rance, où l’odeur du suif vous prend au nez, et des pommes de terre pourries à côté d’un tonneau de mélasse ; là, l’antre d’un fripier, où sont suspendues les guenilles les plus innommables et, personnage plus innommable, plus hideux encore, le fripier lui-même, le banquier des gueux, celui chez qui on vient le samedi soir, pour aller à la messe le dimanche, retirer la paire de souliers qu’on réengagera le lundi. Et, toutes les quatre ou cinq maisons, une taverne, où l’on peut boire du porter, du gin et du whisky jusqu’à ce qu’on soit ivre et qu’on vous jette à la rue, dans le ruisseau boueux.

Oh ! comme l’Angleterre les protège et les encourage, ces public-houses où le peuple Irlandais, hommes et femmes, peut s’abrutir à loisir ! Ceux-là ne sont plus dangereux, qui sont toujours ivres !… Est-ce bien vrai ? quand ils le sont à demi ou quand ils cessent de l’être, leur haine est vive et, qu’ils aillent au meeting ou qu’ils en reviennent, ils passent par le public-house. À ce moment ils ont la tête chaude et, pour faire d’un ivrogne un révolté, il ne suffit que d’un mot.

Que dire du spectacle de la rue à Dublin ?… Des êtres revêtus de loques crasseuses, rongées de vermine ; des femmes hâves, traînant des savates éculées et la tête couverte d’un fantastique chapeau orné de roses ; et des belles filles superbement drapées dans des guenilles, vouées fatalement à la prostitution ; et des gamins qui piaillent, mendient, se battent et se roulent dans l’ordure… Et tout ce peuple bon, cependant, respectueux envers les étrangers, se confondant en formules de politesse… Pauvre peuple de Dublin et des villes d’Irlande !

Et la campagne, en veut-on un exemple ? Il suffit de citer le rapport des commissaires chargés par le Parlement anglais, en 1829, de présenter l’état du peuple :

« Les chaumières où résident les habitants de ces districts sont les plus misérables réduits qu’êtres humains aient jamais habités. Nous en avons visité plusieurs milliers qui se composent en général d’une seule chambre dans laquelle douze, quatorze ou seize personnes croupissent ensemble, où souvent trois ou quatre familles sont confondues pêle-mêle. Le plus grand nombre de ces cloaques est sans cheminée ni fenêtre et l’entrée de quelques uns est si basse qu’on est obligé de se plier en deux pour y pénétrer. La porte n’est autre chose qu’un bloc de pierre et, dans presque tous ces réduits, il est impossible de trouver un meuble ou un fragment de meuble. Les misérables qui les habitent gisent sur le pavé où sont étendues quelques poignées d’une paille fétide ou seulement du sable pris sur le bord de la mer. Ces infortunés ne sont couverts que de lambeaux surchargés de vermine. »

Est-ce à dire que ce soit chez l’Irlandais paresse ou saleté héréditaire ? Pas le moins du monde. Si l’Angleterre ne l’avait fait si misérable qu’elle l’obligeât à descendre si bas, il serait resté fier et libre. Il est pauvre au dernier degré, mais il n’est point dégradé, sinon momentanément, par l’ivrognerie que l’Angleterre propage. Si l’on voit des femmes en quantité, au sortir des tavernes, rouler dans la fange, par contre les superbes filles d’Érin sont de merveilleuses amantes dont le corps vibre, dont le cœur chante et qui seraient dignes d’être aimées et respectées si le sceau de la misère ne marquait leur front, si la faim ne leur tenaillait les entrailles. Tout leur crie : Vends-toi pour avoir du pain ; tes lèvres sont sèches, ta gorge est brûlante : vends ton baiser, vends les splendeurs de ta gorge ; et tu n’auras plus soif, et tu n’auras plus faim !

Elles sont belles comme des reines et, le long des rues, on les voit qui mendient, de leur voix douce et triste. Qu’on vienne à exiger d’elles, pour une légère aumône, le don magnifique de leur beauté, et les voilà qui se livrent : tôt ou tard il faudrait le faire. Quelques années plus tard, on les retrouve déchues, fanées, ivres à la porte d’un public-house, et quand ce sont des Anglais qui les ont souillées, ils ne se détournent même pas et piétinent sur leurs corps.

Mais à quoi bon s’arrêter davantage aux souffrances de ce peuple vaincu, enchaîné et brisé ? À quoi bon sonder la plaie purulente que l’Angleterre entretient et aggrave au flanc de l’Irlande ? Ce ne sont pas des paroles qui la sauveront, mais des actes. Les Fitz-Gérald, les O’Connell, les William O’Brien, ont entretenu la flamme sacrée en souffrant eux-mêmes pour leur patrie et, grâce à eux, les traditions d’honneur et de haine sont restées vivaces dans le cœur de tous.

Quand, en 1848, William Smith O’Brien, traqué et sa tête mise à prix, dut se cacher dans la campagne irlandaise, des centaines de malheureux, grelottant de faim et de fièvre, connurent sa retraite et pas un d’eux ne fut tenté par les cinq cents guinées promises à celui qui le livrerait.

Que ne saurait-on faire avec de pareils hommes quand on sait leur parler, les entraîner ? Pourquoi auraient-ils peur de la mort, la vie leur étant cent fois plus pénible ? S’ils s’en vont, s’ils quittent leur toit, – quand ils en ont un, – les leurs ne seront pas plus affamés, pas plus malheureux ; et du moins ont-ils au cœur l’espoir du triomphe, de la justice qui va enfin sonner pour eux et pour leurs frères. Que le libérateur vienne, qu’il se montre et qu’il ne craigne pas de faire trop de victimes pour le salut de la cause !… La lutte entre l’Angleterre et l’Irlande se présente sous deux faces : la famine, et l’Anglais est toujours vainqueur ; ou le combat à main armée, qui ne vas pas sans que beaucoup d’Anglais meurent. Demandez à Paddy ce qu’il aime le mieux : de voir engraisser John à ses dépens, ou de le découdre d’un coup de poignard pour lui faire rendre gorge ?

Or, l’Irlande attendait son libérateur, – car elle est toujours prête à le suivre, quel qu’il soit, – et celui-ci allait venir.

En quittant l’Australie, la flottille de Fergus O’Breane se dirigeait à toute vapeur vers les côtes d’Érin, et celui qui la commandait, la tête enfouie dans ses mains, sombre et rêveur, étudiait le moyen de porter le coup décisif grâce auquel sa patrie serait libre et lui-même vengé.

Il sentait le poids énorme de sa mission, supportait les difficultés de sa tâche. La Grande Famille n’existant plus, ou tout au moins n’existant pas à la façon dont il l’entendait, et le succès étant impossible avec la poignée d’hommes dévoués dont il disposait, il allait falloir en faire le moyen d’une coalition nouvelle, rester encore quelque temps dans l’ombre avant d’agir ouvertement et organiser la victoire avant d’en tenter les chances.

Le projet du marquis de Rio-Santo était de ressusciter l’ancienne ligue des United Irishmen, d’en faire une association puissante, rapidement levée, solidement encadrée, prête à agir avec la promptitude de la foudre, avant même que l’Angleterre eût pu se douter de son existence. Pour cela, il ne fallait pas de discours de tribune, il ne fallait point faire appel à l’éloquence d’O’Connell et d’O’Brien. Certes, il avait pour eux la plus haute estime et les savait capables d’entraîner les masses. Mais la prison s’ouvrirait inutilement devant eux et peut-être le perdraient-ils lui-même en même temps.

C’était la lutte à outrance contre Albion et celle-ci ne le ménagerait point. Elle avait barre sur lui par la condamnation à mort qui l’avait frappé ; s’il lui avait plu de la braver en Australie et de crier bien haut qui il était, il lui fallait au contraire, en Irlande, se préparer en silence et n’arborer son étendard que le jour où la victoire serait certaine.

Dans sa cabine de la Sournoise, le marquis de Rio-Santo dressait des listes, celle des futurs United Irishmen. IL y avait des noms si glorieux, si sonores, qu’on eût cru lire l’armorial d’Irlande : Daniel O’Sullivan, Brian Mac-Carthy, Patrick Murphy, Maurice O’Connor, William O’Donoghue, Michael O’Riordan, Owen O’Saughnessy, Brennan, Fitzpatrick, Mac-Murdh’ach et autres. À les entendre prononcer, on eût dit le choc des glaives sur des boucliers d’airain. Et ceux qui les portaient, cependant, n’étaient que de pauvres diables, descendants des thanists (princes ou chefs) ; leurs ancêtres avaient eu jadis la suprématie des clans, quand eux-mêmes à cette heure n’étaient plus que des fermiers, ou moins encore, sur les terres qui avaient appartenu à leurs pères.

La liste était longue ; beaucoup déjà avaient été pressentis par des agents secrets de Fergus O’Breane, et du Slieve-Snaght au mont Carratual, c’est-à-dire du nord au sud de l’Irlande, des hommes maigres et blêmes, dont les yeux étincelaient de lueurs mystérieuses, fourbissaient leurs poignards sur les marches de grès des monastères et des châteaux en ruine.

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