XII Dans la forêt

Les nouveaux venus étaient tous deux de haute taille et d’apparence robuste. Celui dont Pelo Rouan avait aperçu la figure était dans toute la force de la jeunesse, beau visage et merveilleusement tourné. L’autre avait sous son feutre une chevelure grise, et plus de soixante ans sur les épaules.

– Qui que vous soyez, dit Simonnet employant la digne formule armoricaine, vous êtes les bienvenus. Que demandez-vous ?

Le plus jeune des deux étrangers rejeta son manteau sur le coude et montra l’uniforme de capitaine des soldats de la maréchaussée.

– Je veux parler à M. Hervé de Vaunoy, répondit-il.

– Le nouveau capitaine ! chuchotèrent les serviteurs de La Tremlays.

Renée, la servante normande de Mlle Alix, arrangea aussitôt les plis de sa robe ; les autres femmes, moins bien apprises, se bornèrent à rougir immodérément.

Quant à Pelo Rouan, il gagna la porte sans bruit, après avoir échangé un second regard d’intelligence avec Yvon et Corentin.

– Ah ! c’est lui qui est le nouveau capitaine ? murmura-t-il lentement d’un air pensif.

Puis il s’enfonça dans les sentiers de la forêt.

Maître Simonnet prit un maintien grave et solennel, pour remplir convenablement son office d’introducteur aux lieu et place de maître Alain, le majordome, qui se faisait vieux et dormait d’ordinaire à cette heure, ivre d’eau-de-vie.

Il mit le bonnet à la main et précéda les nouveaux venus dans le salon de réception où se tenaient Hervé de Vaunoy et sa famille.

Pendant qu’il traverse le vestibule et la grande salle, nous rétrograderons de quelques heures et nous prendrons nos deux étrangers au moment où ils quittent la bonne ville de Vitré pour entrer dans la forêt. Outre que c’est un moyen fort simple de faire leur connaissance, nous assisterons ainsi avec eux à quelques petits incidents qu’il nous importe de ne point passer sous silence.

Comme le lecteur a pu le conjecturer, le vieillard à barbe grise remplissait auprès du jeune capitaine l’office du valet. C’était un homme à visage honnête et austère ; sa taille légèrement voûtée annonçait seule la fatigue ou la souffrance, car son beau front restait sans rides et son regard serein exprimait la tranquillité d’âme la plus parfaite.

Quant au capitaine, il y avait sous sa fine moustache noire retroussée un sourire insouciant et fin ; dans ses yeux, une hardiesse indomptable, une gaieté franche et comme un reflet de cordiale loyauté. On eût trouvé difficilement une taille plus élégante que la sienne, une pose plus gaillarde sur son cheval isabelle, et une plus gracieuse façon de porter son belliqueux uniforme. Il avait de vingt-cinq à vingt-sept ans.

Le valet s’appelait Jude Leker ; le maître avait nom Didier tout court.

Le bon écuyer de Nicolas Treml n’avait point changé beaucoup au long de ces vingt années. La souffrance avait glissé sur son cœur comme le temps sur la dure peau de son visage. Il se tenait encore ferme sur son cheval, et il n’eût point fait bon recevoir un coup de la rapière plus moderne qui avait remplacé sa longue épée à garde de fer.

Il pouvait être deux heures après midi quand Didier et Jude dépassèrent les premiers arbres de la forêt. Le pâle soleil d’automne se jouait dans le feuillage jaunissant, et le sabot des chevaux s’enfonçait à chaque pas dans la molle litière que novembre étend au pied des arbres. Jude semblait respirer avec délices une atmosphère connue ; il saluait chaque vieux tronc d’un regard ami et presque filial. Il y avait vingt ans que Jude n’avait vu la forêt de Rennes.

Tout en marchant, le maître et le serviteur poursuivaient une conversation commencée.

– C’était, ma foi ! un vaillant vieillard que ce M. Nicolas ! s’écria Didier interrompant un long récit que lui faisait Jude ; j’aime son gant de buffle qui pesait une livre, et j’aurais voulu voir la pauvre mine que dut faire M. le Régent.

– Le Régent nous mit à la Bastille ! répondit Jude avec un soupir.

– C’était, en conscience, le moins qu’il pût faire, mon garçon !

– Nicolas Treml, que Dieu sauve son âme ! était déjà bien vieux, et puis il pensait sans cesse à l’enfant.

– Quel enfant ? interrompit Didier.

– Georges Treml, qui doit être, à l’heure qu’il est, un hardi soldat, s’il a gardé dans ses veines une goutte du bon sang de ses pères.

L’histoire languissait. Didier bâilla. Jude poursuivit :

– Il pensait donc à l’enfant qui était au pays sans protecteur et sans appui. Vieillesse et chagrin, c’est trop à la fois, mon jeune monsieur et pourtant Nicolas Treml mit longtemps à mourir ! Il descendit en terre, voici trois ans passés, et me légua le petit M. Georges.

– Et qu’est devenu ce Georges ?

– Dieu le sait ! Moi, je fus mis en liberté deux ans après la mort de mon maître. Je n’avais point d’argent, et si la Providence ne m’eût pas envoyé sur votre chemin au moment où vous cherchiez un valet pour le voyage, je ne sais comment j’aurais regagné la Bretagne. Ma chère, ma noble Bretagne ! répéta Jude avec des larmes de joie dans les yeux.

Didier s’arrêta et lui tendit la main.

– Tu es un honnête cœur, mon garçon, dit-il ; je t’aime pour ton attachement au souvenir de ton vieux maître, et pour l’amour que tu as gardé à ton pays. Si tu veux, tu ne me quitteras plus.

Jude toucha respectueusement la main que lui offrait le capitaine.

– Je le voudrais, murmura-t-il en secouant la tête, sur ma parole, je le voudrais, car il y a en vous quelque chose qui rappelle la franche loyauté de Treml. Mais je suis à l’enfant et je suis breton : ne m’avez-vous point dit que vous venez pour anéantir les derniers restes de la résistance bretonne ?

– Si fait ! quelques centaines de fous furieux. Quand la rébellion se sent faible, vois-tu, elle tourne au brigandage : je viens pour punir des bandits.

Jude réprima un geste de colère.

– De mon temps, murmura-t-il, messieurs de la Frérie bretonne ne méritaient point ce nom.

– C’est vrai : ceux dont tu parles n’étaient que des maniaques entêtés ; mais les Frères bretons sont devenus les Loups.

– Les Loups ? répéta Jude sans comprendre.

– Ils ont eux-mêmes choisi ce sauvage sobriquet. Ce n’est pas la Bretagne, ce sont les Loups que je viens combattre de par l’ordre du roi.

Jude ne fut probablement point persuadé par cette subtile distinction car il se borna à répondre :

– Je ne sais pas ce que font les Loups, mais ils sont bretons, et vous êtes français !

– N’en parlons plus ! s’écria gaiement le capitaine. Quant à la question de savoir si je suis français ou non, c’est plus que je ne puis dire. Bois un coup, mon garçon !

Il tendit sa gourde de voyage à Jude qui, cette fois, n’eut aucune objection à soulever.

– Et maintenant, reprit le capitaine, orientons-nous : voici un sentier qui doit mener à Saint-Aubin-du-Cormier.

– C’est ma route, répondit Jude, et nous allons nous séparer…, car vous allez à Rennes, je pense ?

– Je vais au château de La Tremlays.

Jude devint pensif.

– Vous êtes déjà venu dans le pays, dit-il après un silence, car vous le connaissez aussi bien que moi. Peut-être n’est-ce pas la première fois que vous allez au château de La Tremlays ?

– Peut-être, répéta le capitaine qui sembla éviter une réponse plus catégorique.

– Si vous y êtes allé, continua Jude dont tous les traits exprimaient une curiosité puissante, vous avez dû voir un jeune homme…, un beau jeune homme : l’héritier de ces nobles domaines, l’unique rejeton d’une race qui est vieille comme la Bretagne !

– Tu le nommes ?

– Georges Treml.

Ce fut au tour du capitaine de s’étonner. Pour la première fois, il rapprocha ce nom de Treml de celui du château, et il comprit que le vieux gentilhomme, dont il venait d’entendre la chevaleresque histoire, était l’ancien maître de La Tremlays.

– Je n’ai jamais vu ce jeune homme, répondit-il.

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