XXVI Un accès de haut mal

La voix de Pelo Rouan avait été rauque et rudement accentuée, pendant qu’il racontait la terrible chasse de Jean Blanc dans la forêt. Sa respiration soulevait péniblement sa poitrine, et ses yeux rouges brillaient d’un effrayant éclat.

Quand il vint à parler de Treml, sa voix se fit grave, et il perdit la sauvage emphase qui avait mis jusqu’alors tant d’émotion dans son récit.

– Si c’est dans l’intérêt du petit monsieur que Jean épargna Hervé de Vaunoy, on ne peut le blâmer, dit Jude ; mais le diable si je comprends comment ce triple traître pourra jamais venir en aide à la race de Treml ?

– Quand il aura sous la gorge un pistolet armé tenu par une main ferme, mon homme, et qu’il saura bien que ses suppôts ordinaires sont trop loin pour lui porter secours, Hervé de Vaunoy parlera.

Jude se gratta le front d’un air pensif.

– Il y a du vrai là-dedans, dit-il ; mais Vaunoy lui-même en sait-il plus que nous ?

– Peut-être ; en tout cas l’heure approche où quelqu’un l’interrogera en forme là-dessus. Jean Blanc fit comme je t’ai dit : il épargna l’assassin de son père ; mais ce bon sentiment qui mettait la gratitude avant la vengeance, devait être passager : les cendres de la loge étaient trop chaudes encore pour que la vengeance ne reprît bientôt le dessus. Jean Blanc se repentit d’avoir oublié son père pour le fils d’un étranger…

– D’un étranger ! répéta Jude scandalisé, le fils de son maître, voulez-vous dire.

– Jean Blanc n’eut jamais de maître, mon homme, répondit Pelo Rouan avec hauteur ; même au temps où il était fou. Il se repentit donc et voulut recommencer la chasse, mais Vaunoy avait dépassé la lisière de la forêt et galopait maintenant dans la grande avenue du château. Il était trop tard.

– Je ne saurais dire, en vérité, murmura Jude, si c’est tant mieux ou tant pis.

– Il sera toujours temps de reprendre cette besogne. Le difficile n’est pas d’avoir un homme au bout de son fusil dans la forêt, et Dieu sait que Jean Blanc, depuis cette époque, aurait pu bien souvent envoyer la mort à Hervé de Vaunoy. au milieu de ses serviteurs. Le difficile est de l’avoir vivant, seul, sans défense, et de lui dire : « Parle ou meurs ! » Jean Blanc y tâchera.

– Et je l’y aiderai ! dit Jude avec énergie.

Pelo Rouan prit sa main et la secoua brusquement.

– Et le service du capitaine Didier ? demanda-t-il.

– Après le service de Treml : c’est convenu entre le capitaine et moi.

– Prends garde ! dit Pelo Rouan avec sévérité, prends garde de confier à un Français le secret d’un Breton !

– Il est bon, il est noble ; je réponds de lui.

– Il est noble et bon à la façon des gens de France, repartit amèrement le charbonnier. Mais, encore une fois, la guerre qui existe entre cet homme et moi ne te regarde pas. Je continue :

« Quand Jean Blanc revint à la Fosse-aux-Loups, il oublia Treml et tout le reste pour s’abîmer dans sa douleur. Pendant deux jours. il coupa du cercle sans relâche, et le vieux Mathieu eut une tombe chrétienne.

« Ce devoir accompli, Jean Blanc ne voulut point retourner à la loge, dont les ruines lui rappelaient de si navrants souvenirs. Il traversa toute la forêt et alla se cacher sur la lisière opposée, de l’autre côté de Saint-Aubin-du-Cormier.

« Il allait seul par les futaies, toujours triste, et plus que jamais frappé par la main de Dieu, car sa folie, en se retirant, avait laissé des traces cruelles. Jean Blanc était atteint de cet horrible mal qui effraie la foule et repousse jusqu’à la pitié ; il était épileptique.

« Ce fut au milieu de cette souffrance morne et sans espoir que vint le chercher le bonheur, un bonheur si grand qu’on n’en peut espérer de plus complet qu’au ciel même, mais un bonheur bien court, hélas ! après lequel il retomba dans sa nuit profonde, plus désespéré que jamais.

« Il se trouva une femme, plus dévouée que les autres femmes, qui se prit de pitié pour ce malheureux rebut de l’humanité.

« C’était une jeune fille, bonne, douce et bien-aimée. Elle avait nom Sainte et méritait son nom.

« Elle ne s’enfuit point la première fois que Jean Blanc lui parla ; elle lui permit de s’asseoir au feu de sa loge, et, quand Jean eut soif, elle lui donna le lait de sa chèvre… Cela t’étonne ? ami Jude, dit brusquement Pelo Rouan ; et pourtant elle fit plus que cela, Jean Blanc est un homme sous le masque hideux que le sort lui a infligé.

– Eh bien ! dit Jude d’un ton légèrement goguenard. Il y eut des noces ?

– Oui, elle consentit à l’épouser. Un an après, Marie vint au monde ; Marie, qui est le gracieux portrait de sa mère et que les gens de la forêt nomment Fleur-des-Genêts, parce que cette fleur est la plus jolie qui croisse dans nos sauvages campagnes. Marie est la fille de Jean Blanc et de Sainte.

– C’était une brave fille que cette Sainte, murmura Jude, que l’histoire amusait désormais médiocrement.

– C’était une angélique et miséricordieuse enfant, reprit Pelo Rouan. Les deux années que Jean Blanc passa près d’elle furent comme un rêve ; il oubliait les blessures de son cœur, il n’avait ni désir, ni crainte, ni espoir : elle était tout dévouement et lui vivait pour elle…

Pelo Rouan s’arrêta et passa lentement sa main sur son front.

– Cela dura deux ans, reprit-il après un silence et d’une voix tremblante ; au bout de deux ans Jean Blanc revit des soldats de France et des gens de l’impôt. Vaunoy avait découvert sa retraite : sa pauvre cabane fut de nouveau envahie. Une première fois il les chassa ; ils revinrent en son absence, et un lâche ! un soldat du roi ! insulta et frappa Sainte, qui n’avait pour défense que le berceau de sa fille endormie.

« Je ne te conterai pas ce qui suivit ; je ne le pourrais pas, mon homme, car mon sang bouillonne, et, au moment où je te parle, il me faut mes deux mains pour contenir les battements de mon cœur.

« Sainte succomba aux nombreuses blessures faites par l’arme meurtrière de l’assassin ; elle mourut en priant Dieu pour Jean et pour sa fille… »

Pelo Rouan s’interrompit encore. Sa voix défaillait.

– Sur ma foi, grommela Jude, il est de fait que le bon garçon ne doit pas aimer beaucoup les gens de France.

– Il les hait ! s’écria Pelo avec explosion, et moi tout ce qu’il hait, je le déteste ! Ah ! l’un d’eux rôde autour de cette cabane. Mais, sur mon Dieu, ami Jude, il y a un vieux mousquet qui veille sur Fleur-des-Genêts : une bonne arme, portant loin et juste. Puisque tu sers le capitaine Didier, conseille-lui de ne plus s’égarer dans les sentiers que fréquente Marie, la fille de Sainte et de Jean Blanc.

– J’ignore les secrets du capitaine, répondit Jude avec froideur ; je sais seulement qu’il est généreux et loyal. Si quelqu’un l’attaque traîtreusement ou en face sauf le service de Treml, mon aide ne lui fera point défaut.

– À ta volonté, mon homme. Je continue : après la mort de sa femme, Jean Blanc chargea sa fille sur ses épaules et traversa de nouveau la forêt. Il avait le désespoir dans le cœur, et sa tête roulait cette fois des projets de vengeance. La vue du lieu où avait été assassiné son père raviva d’anciens souvenirs. Le passé et le présent se mêlèrent : une haine immense, implacable, fermenta dans son âme.

« Il se trouva que, vers cette époque, les pauvres gens de la forêt, traqués à la fois par l’intendant royal et les seigneurs des terres, qui, à l’instigation de Vaunoy, avaient fait dessein de les chasser de leurs domaines, relevèrent la tête et tentèrent d’opposer la force à la force. Ils continuèrent d’habiter le jour leurs loges ; mais la nuit, ils se rassemblèrent dans les grands souterrains de la Fosse-aux-Loups, dont au moment du besoin un homme leur enseigna le secret.

« Cet homme était Jean Blanc, qui avait découvert autrefois la bouche de la caverne, à quinze pas de son ancienne loge, derrière les deux moulins à vent ruinés.

« Un jour, au temps où Jean Blanc était faible, il dit : « Le mouton se fait loup pour défendre ou venger ceux qu’il aime ». Jean Blanc avait vu mourir tous ceux qu’il aimait : il ne pouvait plus protéger ; ce fut pour se venger que le mouton se fit loup. »

– On m’avait dit quelque chose comme cela, interrompit Jude.

– Ce fut vers le même temps, reprit le charbonnier, que je vins m’établir dans cette loge. Pour des motifs que tu n’as pas besoin de connaître, je pris avec moi la fille de Jean Blanc et je l’élevai. Dans son enfance, avec les beaux traits de sa mère, elle avait les blancs cheveux du pauvre albinos, mais l’âge a mis un reflet d’or aux boucles brillantes qui encadrent le front gracieux de la fleur de la forêt : elle n’a plus rien de son père ; elle est belle.

« Que te dirais-je encore ! Tu es dans le pays depuis hier, tu as dû entendre parler des Loups. C’est le premier mot qui frappe l’oreille du voyageur à son arrivée dans la forêt ; c’est le dernier qu’il entend à son départ.

« Les cupides hobereaux, qui, pour gagner quelques cordes de bois ont voulu arracher le pain à cinq cents familles, tremblent maintenant derrière les murailles lézardées de leurs gentilhommières. Non seulement les gens du roi ne se risquent plus guère dans la forêt, mais cet épais gourmand qui tient maintenant la ferme de l’impôt, Béchameil, regarde à deux fois avant d’envoyer à Paris le produit de ses recettes : la forêt est entre Rennes et Paris. Les Loups sont dans la forêt. »

– C’est fort bien, dit Jude, les Loups sont de redoutables camarades, mais ne pourrions-nous pas parler un peu de Treml, et revenir à ce fameux moyen ?…

– Ami, interrompit Pelo Rouan, les Loups et Treml ont plus de, rapport entre eux que tu ne penses. Monsieur Nicolas, dont Dieu ait l’âme, fut le dernier gentilhomme breton : les Loups sont les derniers Bretons. Quant à mon moyen, si honnête, si bon et si brave serviteur que tu puisses être, on n’a pas attendu ton retour pour le tenter. Jean Blanc a autant et plus de hâte que toi d’en finir avec Vaunoy, car Mathieu et Sainte ne sont pas encore vengés. Or, le jour où Vaunoy aura dit son dernier mot sur Treml, Jean Blanc chargera son vieux mousquet et recommencera la chasse, interrompue il y a dix-huit ans, sur la lisière de la forêt ; mais jusqu’ici ce misérable meurtrier a toujours échappé. Dernièrement encore, le manoir de Boüexis fut attaqué dans le seul but de s’emparer de sa personne : il l’avait quitté cette nuit même, et les assaillants ne trouvèrent que les débris, tièdes encore, de son repas du soir.

– Vaunoy est un madré gibier, dit Jude en secouant la tête.

– Jean Blanc est un chasseur patient, répondit Pelo Rouan, et sa meute se compose de deux mille Loups.

– Est-ce ainsi ? s’écria Jude dont la lente intelligence fut enfin frappée ; Jean serait-il ce mystérieux et terrible Loup blanc ?

– Mon compagnon, répliqua le charbonnier avec une légère ironie, Jean est Loup et il est blanc ; mais je ne sais si c’est de lui que parlent aux veillées des manoirs voisins, les vieilles femmes de charge et les valets peureux. Jean Blanc peut beaucoup ; mais il est toujours le malheureux sur qui pèse incessamment la main de Dieu. Les accès de son terrible mal deviennent de jour en jour plus fréquents… Et certes, ajouta Pelo Rouan dont la voix s’étrangla tout à coup, il n’eût pas pu faire le récit que tu viens d’entendre sans porter la peine de sa témérité : Jean n’affronte jamais en vain ses souvenirs.

Après avoir prononcé péniblement ces derniers mots, Pelo Rouan garda le silence, et Jude le vit s’agiter convulsivement sur son banc.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il.

– Va-t’en ! dit avec effort le charbonnier, tu sais tout ce que je pouvais t’apprendre.

– Mais que dois-je faire ? Ne puis-je aider Jean Blanc ?

– Va-t’en ! répéta impérieusement Pelo ; au nom de Dieu, va-t’en ! quand l’heure sera venue, Jean Blanc saura te trouver.

Jude étonné se leva et se dirigea vers la porte de la loge. Avant qu’il eût passé le seuil, Pelo glissa du banc et se roula sur le sol où il se débattit en poussant des gémissements étouffés.

Jude se retourna, mais le jour baissait. La loge était de plus en plus sombre ; il aperçut seulement une masse noire qui se mouvait désordonnément dans les ténèbres.

– Qu’avez-vous, mon compagnon ? demanda-t-il encore en adoucissant sa rude voix.

Un cri d’angoisse lui répondit ; puis la voix de Pelo Rouan s’éleva brisée, méconnaissable, et dit pour la troisième fois :

– Va-t’en !

Jude obéit, et comme il n’avait point coutume de s’occuper longtemps des choses qu’il ne comprenait pas, à peine monté à cheval, il oublia Pelo pour songer uniquement à Jean Blanc, aux Loups et au moyen de prendre au piège Hervé de Vaunoy vivant.

En songeant ainsi il éperonna son cheval, et prit la route de Rennes où son nouveau maître lui avait donné rendez-vous.

On entendait encore le bruit des pas de son cheval sous le couvert, que déjà la porte de la loge se refermait.

Fleur-des-Genêts était rentrée ; elle alluma une lampe. Pelo Rouan gisait à terre en proie à une furieuse attaque d’épilepsie.

La jeune fille était sans doute familière avec ses effrayants accès, car elle s’empressa aussitôt autour de son père, et le soigna sans qu’il se mêlât aucun étonnement à sa douleur.

À la lueur de la lampe, la loge semblait moins misérable et plus habitable. On apercevait dans un coin une petite porte qui donnait issue dans la retraite de Marie. Au-dessus du manteau de la cheminée pendaient une paire de pistolets et un lourd mousquet de forme ancienne. Vis-à-vis et auprès de la porte se trouvait une de ces horloges à poids, comme on en voit encore dans presque toute les fermes bretonnes.

Au moment où la crise du charbonnier sévissait dans toute sa force, on frappa d’une façon particulière à la porte extérieure, et Fleur-des-Genêts ouvrit sans hésiter. L’homme qui entra portait le costume des paysans de la forêt, et avait sur son visage le masque fauve dont il a été déjà plus d’une fois question dans ces pages. Il passa vivement le seuil.

– Où est le maître ? dit-il d’une voix brève.

Fleur-des-Genêts lui montra Pelo Rouan, qui l’écume à la bouche se tordait convulsivement sur la terre battue de la loge.

Le nouveau venu laissa échapper un juron de colère, et s’assit en murmurant sur un banc. L’accès dura longtemps. De minute en minute, le nouveau venu, qui était un Loup, regardait l’horloge avec impatience. Lorsque l’aiguille eut fait le tour du cadran, il se leva et frappa violemment du pied.

– Voilà une malencontreuse histoire, ma fille ! dit-il. Tu diras à ton père que Yaumi est venu et qu’il l’a attendu tant qu’il a pu, Pelo Rouan regrettera toute sa vie de n’avoir pas pu profiter de l’heure qui vient de s’écouler.

Comme le loup finissait de parler, Pelo poussa un long soupir et détendit ses membres crispés.

– Il revient à lui ! s’écria Marie qui approcha des lèvres du malade une fiole dont il but avidement le contenu.

Après avoir bu il passa la main sur son front baigné de sueur, et se leva à l’aide du bras de la jeune fille. En apercevant le Loup, il tressaillit.

– Laisse-nous, dit-il à Marie.

Celle-ci obéit, mais lentement. Elle quittait à regret son père en un moment pareil. Avant qu’elle eût franchi la porte de sa retraite, Pelo Rouan et le Loup avaient entamé déjà leur entretien.

– Qu’y a-t-il ? demanda le charbonnier.

Yaumi jeta un regard de défiance vers Marie et prononça quelques mots à voix basse.

– Dis-tu vrai ? s’écria Pelo qui se dressa de toute sa hauteur ; le ciel a-t-il enfin condamné cet homme !

En même temps, il fit mine de s’élancer vers la porte. Yaumi le retint.

– Je me doutais bien, maître, dit-il, que ce serait pour vous un grand crève-cœur. Le ciel l’avait condamné peut-être ; vous l’avez absous. L’heure d’agir est passée !

– Ne peut-on courir ?

Yaumi étendit la main vers l’horloge à poids.

– On m’avait donné deux heures, ajouta-t-il, pour vous trouver et rapporter vos ordres. J’ai dépensé la première heure à faire la route, j’ai perdu l’autre à vous attendre : il est trop tard.

Pelo Rouan serra les poings avec violence et s’assit sur le banc.

– Qu’a-t-on fait là-bas ? demanda-t-il.

Yaumi prononçait les premiers mots de sa réponse, toujours à voix basse, au moment où Marie tirait à elle la porte de sa retraite. Par hasard, un de ces mots arriva jusqu’à elle. La jeune fille changea de couleur, laissa la porte entrebâillée, et mit son oreille à l’ouverture.

Le mot qu’elle avait entendu était le nom de Didier.

Share on Twitter Share on Facebook