III AVENTURES DE BOBAZON

C’était Pepino qui portait le sac plein de son ; c’était Migaja qui avait le corps mort sur le dos.

Il n’en paraissait pas plus fier et ne se doutait pas de l’importance de sa charge. Tous deux avaient, ce matin, une certaine gaieté, fruit de la fraîcheur et aussi de la bonne odeur du son. Pepino essayait de se tenir à la queue de Migaja pour flairer sa charge appétissante ; Migaja, dans le même but, ralentissait le pas, et Bobazon tirait sur les deux brides.

Bobazon allait la tête basse. Ses réflexions étaient mélancoliques. Il distribuait équitablement à Pepino et à Migaja les marques de sa mauvaise humeur.

Dès la porte de la cour, il eut à répondre au forgeron, qui prenait le frais sous son porche et qui lui demanda :

– Combien du sac de son, l’ami ?

– Ils sont vendus, répondit Bobazon, qui passa franc.

Mais, se ravisant, il revint sur ses pas, et demanda en touchant son chapeau :

– Maître, sauriez-vous me dire qui est cet homme qui demeure au-dessus de votre forge et qui a des bêtes féroces dans son logis ?

Le forgeron le regarda avec défiance :

– D’où viens-tu, rustaud, grommela-t-il, si tu ne connais pas Soliman, le physicien de la reine ?

– S’il vous plaît, maître, on souffre donc des païens dans la cité de Séville ?

– Passe ton chemin, rustaud, et va porter ta marchandise à celui qui l’a achetée !

Le forgeron était rentré dans sa boutique.

Bobazon fit comme on lui avait dit : il passa son chemin.

À quelques pas de la maison, il fut croisé par un homme trapu et de courte taille, qui allait le nez dans son manteau. Bobazon s’arrêta pour le regarder, car il croyait reconnaître la tournure de ce mystérieux personnage qui distribuait l’argent de France dans la salle basse de l’hôtellerie.

L’homme parut examiner en passant les deux sacs.

– La besogne est bien faite, prononça-t-il à voix basse, je ne saurais dire lequel est le bon… Mais hâte-toi, l’homme, la ville est éveillée… bonne chance !

Il s’éloigna, rabattant son feutre sur ses yeux.

Bobazon le vit entrer dans la maison du forgeron.

Un esprit tant soit peu romanesque eût assurément fait naufrage parmi ce fouillis d’aventures qui s’ébauchaient autour de lui. C’était comme un océan d’intrigues au milieu duquel il nageait. Mille imbroglios se nouaient çà et là sur sa route, isolés d’abord, puis liés entre eux par des rapports inattendus et bizarres. Il ne pouvait faire un pas sans effleurer une comédie ou un drame dont le prologue le déliait comme une énigme.

C’était, du reste, au plus haut degré le caractère de cette époque frivole et de ce règne posé dans l’histoire comme une effrontée gageure contre le bon sens. Nous n’ignorons pas le danger d’obscurité que nous courons en peignant ce carnaval inquiet, cette Fronde en même temps ténébreuse et naïve, mille fois plus tourmentée et mille fois plus puérile surtout que la Fronde française, qui allait bientôt mettre en scène, à Paris, ses personnages héroï-comiques. Le fil si simple de notre récit se brouille et court risque de se casser en parcourant les sentiers de ce labyrinthe ; l’unité de notre histoire se perd dans les détours de ces routes croisées ; mais nous en sortirons, s’il plaît à Dieu, et il nous a paru curieux de montrer au naturel, dans l’écheveau même de ces petites intrigues, crépues comme une chevelure de nègre, l’immense et indigeste charade de la chute de la maison d’Autriche.

C’était ainsi : des efforts burlesques courant en zigzags parmi des péripéties sombres et sanglantes ; une énorme farce jouée par d’innombrables acteurs, et qui glissait parmi ses accessoires le poignard, le billot, la hache et les instruments de torture.

Nous prétendons déduire clairement les faits de notre drame, mais toute autre clarté serait mensonge. Il faut, de nécessité, que le fond de ce tableau étrange reste dans ces teintes à la fois chaudes et voilées de noir qui faisaient vivre les toiles des maîtres espagnols.

Bobazon était précisément l’homme qu’il fallait pour marcher, du pas sûr et imperturbable des ânes, le long de cette marge étroite, toute bordée de fantasmagories. À de certains égards, Bobazon valait le juste d’Horace. Sa vocation d’acquérir atteignait à la taille d’une vertu. Il n’était, à proprement parler, ni intelligent, ni brave, ni clairvoyant, mais il était hautement égoïste.

L’égoïsme isole, abstrait, concentre. L’égoïsme élevé à une certaine puissance est une valeur avec laquelle il faut compter, en l’absence même de toute autre faculté. Avec une idée fixe et une dose convenable d’égoïsme pur, tel balourd fera son trou dans notre humaine cohue comme un boulet de canon.

Bobazon était partagé entre deux sentiments : un vague effroi des menaces de l’Africain et une joie intime provoquée par la possession de la bourse conquise. Ces deux sentiments se modéraient l’un l’autre. Bobazon voulait bien avoir peur pour de l’argent. L’argent gagné lui laissait cet appétit qui vient, dit-on, en mangeant.

Son ambition du moment était de se débarrasser sans encombre de la mission dangereuse qu’il avait, bon gré, mal gré, acceptée.

– Retourner au fin fond de l’Estramadure ! se disait-il ; oh ! que nenni… on gagne ici plus facilement les onces d’or que là-bas les maravédis… Ce coquin de Maugrabin en parle bien à son aise ! La paix, Migaja !… Ah ! Pepino ! mauvais sujet, n’as-tu point de respect pour les dépouilles mortelles d’un chrétien ?

Il tourna l’angle de la rue de l’Infante et longea les terrasses du Sépulcre.

– Trois belles fillettes, pensait-il ; ce Cuchillo est un heureux maraud !… Et l’Anglais ! Vive Dieu ! sans le Maugrabin, j’aurais eu de l’argent de l’Anglais… et peut-être bien que malgré le Maugrabin j’en aurai… Et les deux hommes masqués dans la salle basse ? ah ! ah !… Il faut oublier tout cela, mécréant… Et combien me donnerait le grand inquisiteur si j’allais lui dévoiler tes sortilèges ?… Est-ce pour un motif honnête qu’on a chez soi des tigres, des serpents, des oiseaux de nuit et des lézards empaillés ?… Il aura lavé le sang de la table, mais le corps mort… si j’allais avec le corps mort ?

Il donna un soufflet vigoureux à Migaja, qui frottait ses naseaux gourmands contre le sac de Pepino.

– Si j’allais avec le mort, reprit-il, on m’accuserait peut-être d’avoir fait le coup… soyons prudent… Allons, Pepino ! Un peu de sagesse ! nous ne pouvons pas garder nos charges tout le jour… Il faut que je vous vende, mes deux pauvres bêtes ; vous me rappelez des souvenirs trop cruels !

Il poussa un gros soupir, où il y avait peut-être un atome de regret sincère.

Les marchands de légumes traversaient en procession la place de Jérusalem. Bobazon passa sans prendre langue et s’engagea dans la ruelle qui bordait les jardins de la maison de Pilate. La ruelle était déserte. Au bout de quelques pas, Bobazon entendit qu’on marchait derrière lui. Il se retourna. Deux alguazils se glissaient le long du mur.

– Messeigneurs, demanda Bobazon de son air le plus innocent, suis-je bien sur la route de l’abreuvoir de Cid-Abdallah ?

Les alguazils se rapprochèrent de lui. L’un deux lui toucha la main d’une certaine manière, figurant sur la paume une croix de Saint-André.

– Bien, bien, fit Bobazon, qui cligna ses petits yeux gris ; je vois que vous en êtes… Eh bien ! donc, c’est moi qui porte le son pour l’écurie du roi.

– À quel jour de la lune sommes nous ? demanda l’alguazil sans lui lâcher la main.

Bobazon se dégagea par un brusque mouvement et haussa les épaules avec mépris.

– Mes maîtres, leur dit-il, sur la lune et le reste j’en sais peut-être plus long que vous… Allez à vos affaires… et si vous passez devant la potence, comptez vos pendus !

– Je ne sais pourquoi tu parles de cela, l’ami, répondit gravement l’alguazil, qui se signa ; on a en effet volé un corps à la potence, là-bas, à la porte de Xérès… M’est avis que tu dois bien avoir là-dedans deux cents livres de poudre à canon ?

Bobazon se mit à rire.

– Gardez seulement l’entrée de la ruelle, dit-il en affectant un air mystérieux ; nous verrons bientôt du nouveau, s’il plaît à Dieu.

Il reprit sa route en sifflant une complainte des montagnes. Comme il vit que les deux alguazils le suivaient de l’œil d’un air indécis et restaient à la même place, il leur cria de loin :

– À quoi bon la poudre sans les mousquets ? On a besoin de vous à la Barbacane.

Un double merci traversa l’espace et les alguazils redescendirent la ruelle à toutes jambes.

On se rappelle que Bobazon jouissait de sa liberté depuis la veille au matin. Il avait passé toute sa journée du dimanche à parcourir la ville de long en large, le nez au vent, évitant avec soin toute occasion de dépense.

Deux choses l’avaient frappé particulièrement :

En première ligne, la potence royale plantée sur la place de la Carne. Elle supportait deux patients, et la foule assemblée parlait d’un troisième qui avait dû être décroché la nuit.

En second lieu, l’admiration de Bobazon avait été excitée par les marchands de zandias ou melons d’eau, à la Barbacane (Bab-el-cana, porte du mont).

Pendant que Bobazon, émerveillé, mesurait la prodigieuse hauteur des pyramides que les marchands construisent à l’aide de ce fruit, un polisson, peut-être Maravedi ou Cornejo son collègue, ayant essayé de dérober une des pastèques rangées à la base du plus haut obélisque, il y eut un éboulement, et la montagne entière croula.

Bobazon vit avec étonnement des canons de mousquets apparaître sous les melons…

Ces deux faits majeurs lui étaient revenus à l’esprit, dans son embarras, et il les avait lancés au hasard, selon le système des rustres de tous les pays, qui croient avoir bataille gagnée quand on n’a pu les réduire au silence.

Bobazon n’avait donc point tout à fait parlé à l’aventure, mais il n’avait aucune raison pour penser que ses paroles décousues produiraient un si grand effet sur les alguazils. Son succès inespéré le laissa littéralement abasourdi. Il se gratta le front à deux mains et récapitula de son mieux les quelques paroles échangées pour y chercher le mot de cette nouvelle énigme.

– Un mort volé à la potence, murmura-t-il, c’est moi qui ai dit cela… Eux, ils ont parlé de deux cents livres de poudre à canon… Des mousquets… c’est moi… Saint patron ! il y a anguille sous roche… Et à quel jour sommes-nous de la lune ? Le diable s’y perdrait !

Pepino et Migaja, les affamés, broutaient déjà l’herbe poudreuse qui essayait de croître le long des murs.

– Que dites-vous de ceci, vous autres ? continua Bobazon en s’adressant à eux ; – vous n’en dites rien ? Et que vous importe ! Ces brutes sont heureuses… moi j’ai ma charge de secrets d’État auxquels je ne comprends rien… Damné pays, où l’on marche dans les mystères jusqu’à la cheville ! Allons, Pepino, fainéant !… En route, paresseux de Migaja !

Comme il reprenait sa marche, il entendit un bruit de voix et d’éclats de rire dans le jardin de la maison de Pilate, dont les beaux ombrages s’étendaient à gauche de la ruelle. Le mur finissait à quelques pas de là et se remplaçait par une grille qui donnait point de vue sur les ruines de la Cartaja, ancien couvent de la règle de saint Bruno, au-dessus duquel à l’horizon nuageux, se dessinaient vaguement les cimes pourprées de la Sierra-Morena.

Bobazon jeta son regard curieux entre les deux premiers barreaux de la grille. Il vit un jeune homme très pâle et portant le bras en écharpe, qui causait avec une fillette.

– Charmante Encarnacion, dit-il, vous êtes cent fois, vous êtes mille fois plus belle que votre maîtresse… J’aime bien mieux votre sourire espiègle que la fade régularité de ses traits… Vous plait-il d’avoir la bague que je porte au doigt ?

– Ne voulez vous point la garder pour votre fiancée, seigneur comte ? demanda la soubrette avec moquerie. Si quelqu’un voyait le seigneur don Juan de Haro courir après une pauvre suivante comme moi, au lieu de rester dans son lit à soigner sagement sa blessure…

Don Juan réfléchit.

– Tu as raison, ma belle, dit-il en prenant un tout autre ton ; ce n’est pas pour te conter fleurette que je suis venu dans ce vieux logis qui va changer de maître. Puisque tu parles de ma blessure, occupons nous de celui qui l’a faite. Connais-tu ce jeune campagnard, don Ramire de Mendoze ?

Bobazon se fit petit derrière sa grille et ouvrit pour le coup ses oreilles toutes grandes.

– Voilà donc pourquoi mon pauvre maître a été pendu ! pensait-il ; mais les saltarines disaient tout à l’heure que cent onces d’or seraient comptées à celui qui livrerait le meurtrier de ce Juan de Haro que voici frais et bien portant !… Donnerait-on les cent onces pour le cadavre que j’ai dans mon sac ?… Ils me grilleraient plutôt quand ils verraient le trou qui est à la place du cœur… Et que pourrais-je dire ?… Ce mécréant d’Africain s’en est servi pour ses sortilèges. Voyez pourtant comme les histoires s’apprennent ! Celle de mon maître m’est venue pièce par pièce… Doucement, Migaja ! tu vas nous faire découvrir, bête damnée ! Le Maugrabin m’a appris que le cher jeune homme était défunt ; l’alguazil, qu’on avait volé un pendu à la potence ; les saltarelles, que ce mignon de Palomas avait reçu un méchant coup ; le mignon, que ce coup lui venait de mon pauvre jeune maître… Je jure bien par mon saint patron que l’amour ne me fera jamais faire de folies !…

Encarnacion avait cependant consenti à descendre de son tertre. La bague du comte Palomas brilla bientôt à son doigt.

– Qui donc connaîtrais-je, sainte Marie ! s’écria-t-elle, si je ne connaissais pas l’hidalgo d’Estramadure ?… Je vous fais juge, seigneur don Juan : doit-on garder le secret qui ne vous fut point confié ?

– Non certes, décida Palomas.

– Eh bien donc, soyez heureux en ménage, noble comte, c’est le souhait que je forme en votre faveur… ma maîtresse est une fille sage… Il y avait cinq palmes entre son balcon et le sol. Le jeune Ramire est timide et sot comme nos colombes montagnardes… Il n’aurait pas osé seulement se dresser sur la pointe des pieds pour lui serrer la main.

– Mais il venait ?

– Oh ! certes… toutes les nuits.

– Il parlait ?

– Comme un roman de chevalerie.

– Et ta maîtresse l’écoutait ?

– Mère des anges ! avec bien du plaisir.

– S’est-il approché d’elle pendant la route ?

– Il n’eût osé… Je crois qu’il se cachait de certain rustre, sale, lourd, ignoble et stupide, qui lui sert de valet.

– Ah ! coquine effrontée ! pensa Bobazon, qui eut, ma foi, le rouge au front, oses-tu parler ainsi d’un honnête garçon, toi, âme vénale, cœur perverti ?… Je voudrais t’inspirer, un jour venant, de l’amour, misérable fille, afin de te torturer par mes froideurs !

– Et depuis votre arrivée à Séville, reprit don Juan, l’a-t-on vu rôder sous les balcons ?

– Vous le savez bien, seigneur, répliqua la soubrette, puisque c’est en quittant sa faction qu’il vous a donné ce bon coup d’épée.

– Peuh ! fit le comte, – une égratignure.

Ils descendaient le sentier qui menait à la grille. Bobazon fut obligé de reculer pour se mettre à l’abri derrière l’angle du mur. Sans cela il aurait été aperçu inévitablement.

Il ne voyait plus les deux interlocuteurs, mais il ne les entendait que mieux, car ils étaient maintenant tout près de lui.

Le comte de Palomas demanda encore :

– La nuit dernière est-il venu ?

– Pour cela, non, répliqua la soubrette. Aussi on a bien pleuré.

– Par tous les saint du paradis ! s’écria don Juan, qui éclata de rire, au moins je n’épouse pas chat en poche ! je sais a quoi m’en tenir… Quant au bel hidalgo, ma mignonne, il ne viendra plus.

– Il faut donc qu’il soit mort ! dit Encarnacion.

Sans doute qu’il fut répondu par un geste seulement, car Bobazon n’entendit aucune réplique.

Le comte reprit après un silence :

– Quand Isabel sera ma femme, répéteras-tu devant témoins ce que tu m’as dit de ses entrevues nocturnes avec ce rustique galant ?

La voix était déjà si éloignée que Bobazon put se remettre à son poste d’observation. Il y arriva pour voir don Juan et sa compagne tourner un massif de citronniers et disparaître derrière la verdure sombre et luisante.

Les derniers mots d’Encarnacion furent ceux-ci :

– Que me donnerez-vous si je parle ?

Nous ne saurions exprimer combien la vénalité de cette créature inspirait à Bobazon de répugnance et de dégoût.

– Hein ? Migaja, grommela-t-il en revenant à ses chevaux, voilà une âme corrompue ! As-tu entendu, Pepino ?… si l’on allait raconter tout cela au bon duc qui est nouvellement revenu ?… À chaque instant notre arc prend une corde de plus… Vive-Dieu ! avec ce que je pêcherai ici en eau trouble, je veux acheter tout le terrain qui est entre la Mabon et la Sierra. Bonifaz sera mon vassal, le vieux radoteur… et les bonnes gens du pays viendront me voir dîner par les fenêtres !

Vous voyez bien qu’au fond il avait son genre de générosité, ce Bobazon. Ce n’était pas un Harpagon. Il prétendait faire bonne chère.

Il avait hâte désormais d’achever sa besogne et d’arrondir sa bourse par la vente des deux chevaux. L’abreuvoir de Cid-Abdallah devait être éloigné à peine de quelques centaines de pas. Il souffleta les oreilles de Migaja pour lui donner du nerf, et offrit à Pepino un de ces bons coups de pied qu’il n’épargnait jamais. La caravane reprit sa marche.

C’était un sentier étroit, silencieux et désert. Le soleil, frappant d’aplomb, ces murs blanchâtres et ce sol aussi aride que le torchis, arrivait à produire une lumière véritablement éblouissante. On ne pouvait fuir ces rayons qui venaient de droite et de gauche, d’en haut et d’en bas, multipliés par eux-mêmes en quelque sorte et poursuivant le regard dans toutes les directions.

Si la nuit évoque les fantômes, l’excès de la clarté produit les hallucinations et les mirages, autre genre de fantastique. Tout en suivant cette route solitaire baignée d’incandescents rayonnements, Bobazon songeait à Ramire, et le sac inerte qui renfermait le cadavre du malheureux jeune homme lui semblait parfois tressaillir comme si un choc intérieur en eût secoué la toile.

Le plein jour fait de tout rustre un esprit fort, Bobazon haussait les épaules et se raillait lui-même. Toutefois sa pensée allait s’assombrissant et s’accoutumant aux vagues terreurs que soulèvent les événements surnaturels.

Souvenez-vous qu’il sortait de cette chambre, au premier étage de la maison du forgeron, et que dans ce réduit étrange son courage avait bien été déjà un peu entamé.

La fontaine mauresque appelée l’abreuvoir de Cid-Abdallah était une ruine de grand style, située au milieu d’une place assez étendue, où l’on apercevait encore çà et là des vestiges d’habitations. Il y avait eu là autrefois un caravansérail et tout un grand quartier descendant vers la basse ville. Le fameux incendie de 1328 avait mis ces demeures au niveau du sol. Le mouvement de Séville chrétienne s’était porté ailleurs. Sauf les anciens jardins de Cid-Abdallah, occupés en partie par les derrières de la boucherie Trasdoblo, quelques décombres poudreux témoignaient seuls de l’importance passée de ce lieu.

L’abreuvoir présentait l’apparence d’une vaste coupe de marbre rouge posée à terre et d’une forme légèrement allongée en ovale. Au centre, trois lions acculés étaient chargés de vomir trois jets d’eau par leurs naseaux largement ouverts. Le temps avait fait grand tort à cette disposition monumentale. Les trois lions, réduits à un lamentable état, n’étaient plus guère que d’informes débris. Les anciens tuyaux qui portaient l’eau à leurs gueules, crevés ou obstrués, ne fonctionnaient plus. En revanche, des citronniers sauvages et des bigaradiers avaient poussé dans les interstices de la maçonnerie, et, favorisés sans cesse par la fraîcheur de l’eau, présentaient une large touffe de verdure au milieu de cet aride désert.

L’eau elle-même s’était frayé un nouveau chemin ; elle coulait, limpide et abondante, entre les pattes du dernier lion qui fût resté debout.

À gauche de l’abreuvoir s’élevait le mur des jardins de Pilate, la poterne annoncée par Moghrab était juste en face de la fontaine. À droite, à une distance d’une cinquantaine de pas environ, se voyait la porte de l’abattoir de maître Trasdoblo, dont l’enclos faisait un retour et fermait la place du côté du nord.

En avant de la fontaine, sur la droite aussi, la ruelle s’ouvrait tout à coup sur de grands terrains vagues, arides, qui rejoignaient les faubourgs en traversant une portion de la ville inhabitée et désolée.

Ce fut de cet endroit caractéristique et tout inondé d’une lumière torride que surgit pour Bobazon l’apparition étrange, inouïe, invraisemblable qui devait terminer la première série de ses aventures dans la capitale andalouse.

Il venait d’atteindre l’abreuvoir et de baigner son front dans cette eau claire et fraîche. Son esprit, tout à l’heure un peu agité, avait repris son calme. En somme, la solitude de ce lieu le servait. Pour accomplir la besogne équivoque à lui imposée par le Maugrabin, il n’avait certes pas besoin de compagnie.

Le silence le plus complet régnait, soit dans les jardins de Medina-Celi, soit dans l’établissement du boucher Trasdoblo, qui semblait dormir encore. Au loin, les bruits de la ville s’étouffaient. Nul pas ne sonnait aux environs du sentier.

L’heure était favorable.

Bobazon, après s’être rafraîchi le visage et les mains, monta sur la margelle de marbre, afin de décharger Migaja, qui contenait le sac portant le corps du malheureux Mendoze, perdu à la fleur de l’âge. Il comptait, selon ses instructions, déposer le cadavre près de la fontaine et ouvrir le second sac pour faire ces deux traînées de son dont l’une devait rejoindre la poterne de la maison de Pilate, l’autre, la porte de derrière de l’établissement de maître Trasdoblo.

C’était là une diabolique idée de l’Africain. Bobazon en comprenait vaguement la double perfidie ; mais, en ce moment, Ramire occupait exclusivement sa pensée. En déchargeant le sac, il sentait au travers du son les formes du cadavre, et, malgré la chaleur croissante, la sueur qui inondait ses tempes était froide. Ses pensées, malgré lui, tournaient au funèbre. Il avait contribué à ce voyage au bout duquel Ramire avait trouvé la mort. Si près du cadavre encore chaud, il avait spéculé sur l’héritage. Il se sentait de vagues effrois dans l’âme, et, pour tromper sa peur, il causait, selon son habitude, avec les deux chevaux dont il enviait la tranquillité.

– Quoi donc ! disait-il, quel mal cela peut-il faire à un défunt ? Est-il encore capable de se servir de toi, Migaja ?… et de toi, Pepino ?… En vous vendant à quelque bon bourgeois de Séville, quel tort puis-je lui causer ?… La simple raison dit que tout cela lui est bien égal ; une chose qui lui importe, à ce pauvre jeune homme, ce sont les prières. Eh bien ! je lui ferai chanter une messe… Sur mon salut, je le ferai ! et peut-être même que je m’arrangerai de manière qu’il ait une tombe en terre sainte… Voilà une idée chrétienne. Pepino, boiras-tu toute la fontaine, ivrogne ?… Ne bouge pas, Migaja !… ce sac est lourd comme s’il était rempli de péchés mortels !…

Il était parvenu à faire glisser le sac sur le dos du cheval. Par une sorte de pieux scrupule auquel la solitude n’était pas étrangère, il lui répugnait de faire tomber lourdement sur le sol ces dépouilles chrétiennes. Il voulait y mettre des formes. Dans son opinion, en quelque sorte, il rendait ainsi les derniers devoirs à ce pauvre Mendoze.

Mais les meilleures intentions sont souvent mal récompensées. Pendant que Bobazon se livrait à ce soin vertueux, il se sentit frissonner tout à coup de la tête aux pieds. Un bruit de pas se faisait dans les terrains vagues.

On ne voyait encore personne à cause des pans de muraille disséminés dans la poudre du quartier détruit ; mais les pas approchaient.

Dans son trouble, Bobazon laissa échapper le sac, qui bascula et tomba en sonnant lourdement sur le sol desséché. Le sac s’était retourné dans sa chute. La partie qui pesait naguère sur le dos du cheval se présentait maintenant à la vue. Ce trou hideux que les pratiques païennes du Maugrabin avaient laissé à la place du cœur avait suinté sans doute, car une large tache d’un rouge noirâtre se montrait à la surface du sac.

Et les pas approchaient.

Il parut impossible à Bobazon que personne pût se tromper sur la nature de cette tache humide et rouge. Cela dénonçait hautement le cadavre. C’était comme si le cadavre lui-même, eût déchiré la toile du sac pour montrer à nu sa poitrine vide.

Un éblouissement passa devant les yeux de Bobazon. Sa tête tourna sur sa nuque endolorie. Il fut obligé de se maintenir aux lèvres du bassin pour ne point tomber lui-même, tant la pesanteur de son front l’attirait en avant.

Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’il eût rendu en ce moment de bon cœur les pièces d’or de la bourse pour être tiré de peine ; mais il aurait peut-être donné une demi-douzaine de réaux sans trop se faire prier.

Que cela soit pour les lecteurs la mesure de sa détresse.

Depuis qu’il se connaissait, Bobazon, sauf pour le manger et le boire, n’avait jamais rien donné.

Le bruit de pas devenait de plus en plus distinct. Malgré l’engourdissement qui tenait ses membres, Bobazon essaya de retourner le sac afin de cacher au moins la tache accusatrice. Mais le sac était lourd. Bobazon ne put le soulever. Il chancela, et des feux se prirent à danser capricieusement devant ses paupières.

Migaja et Pepino, qui n’étaient plus retenus et se sentaient libres de tout fardeau, s’en allaient déjà de compagnie, la tête basse et traînant leurs licous entre leurs jambes à la conquête de quelques touffes d’herbe maigres qui poussaient à l’ombre du mur de Trasdoblo.

Bobazon n’osait les rappeler. Il avait frayeur du son de sa propre voix.

Ses yeux effarés cherchaient un refuge.

Il aperçut, au coude du sentier qu’il venait de parcourir, deux formes humaines qui se glissaient le long des jardins de Medina : deux faces hâves et poilues sur deux corps déhanchés vêtus de guenilles aux couleurs éclatantes, regards avides et brûlants, allure de bêtes fauves.

Comme ses yeux effrayés s’attachaient à ces deux chacals à visage d’homme, un mouvement se fit dans les sables blanchâtres du quartier incendié. Bobazon tourna ses regards de ce côté et se crut le jouet d’un songe.

Dans ce champ une apparition eut lieu pour lui, aussi bizarre, aussi fantastique que celles qui surgissent de l’ombre aux pâles lueurs de la lune.

C’étaient deux jeunes filles, merveilleusement belles, dont les cheveux baignés de sueur ruisselaient jusque sur leurs épaules demi-nues. L’une était brune, l’autre avait des boucles blondes sur une peau plus blanche que le satin.

Bobazon n’eut pas le temps d’admirer en détail leurs visages ni leurs costumes. Sa terreur allait grandissant. Les deux jeunes filles tenaient dans leurs mains délicates et gracieuses les bâtons d’une chaise de forme massive, en bois d’ébène et tendue de noir. Par la portière, Bobazon apercevait le pâle visage d’un cavalier, dont les moustaches retroussées lui semblaient longues et tranchantes comme des glaives.

Deux jeunes filles portant une litière ; et dans la litière un soldat ! Bobazon pressa ses tempes à deux mains. Il se crut fou.

Il fit un effort désespéré pour lui. Il se traîna sur ses genoux et sur ses mains le long des bords de l’abreuvoir. Il invoquait son patron et tous les saints du paradis ; il ordonnait à Satan de se retirer de lui : Vade retro ! il enfilait à la suite l’un de l’autre tous les lambeaux d’oraison qu’il avait dans la mémoire.

Au moment où il tournait l’abreuvoir, dont les saillies allaient lui faire un abri momentané, il risqua un dernier regard en arrière. La litière était arrêtée à l’ombre d’un pan de mur ; les deux belles filles riantes et animées étanchaient leurs chevelures, qui ruisselaient de sueur ; la portière de la chaise s’ouvrait pour donner passage à un brillant seigneur élégamment costumé.

Mais Bobazon ne vit guère que sa longue épée à l’acier de laquelle le soleil arracha une gerbe de fugitives étincelles.

Ces étincelles blessèrent les yeux de Bobazon comme une menace.

Il tourna les yeux vers les deux hommes déguenillés qui venaient par le sentier conduisant à la place de Jérusalem.

Ceux-ci avançaient toujours cauteleusement.

À leurs mouvements, Bobazon devina qu’ils avaient aperçu les deux sacs au bord de l’abreuvoir.

Son épouvante lui rendit quelque force. Il dépassa le profil de la piscine, et, sûr désormais de n’être plus aperçu, il rampa jusqu’au mur de la boucherie, derrière lequel il trouva les deux chevaux qui broutaient avec avidité.

– Viens ! Migaja, dit-il doucement et d’un ton de supplication ; viens, Pepino, mon ami… approchez, mes agneaux, approchez !

Son dessein bien arrêté était d’enfourcher une de ses bêtes et de détaler ensuite au triple galop.

Mais Migaja et Pepino étaient dans des dispositions diamétralement contraires. Ils avaient chaud, ils avaient faim. Ils tenaient à leur étroite marge d’ombre et au fourrage étique dont les gratifiait leur bonne étoile. Leur dessein, quoique les bêtes, dit-on, n’aient point de raisonnement, était aussi parfaitement arrêté que celui de Bobazon. Ils prétendaient profiter de l’aubaine et tondre l’herbe du sentier jusqu’au dernier brin.

Les prières et les exhortations de Bobazon n’obtinrent aucun succès. Les damnés chevaux semblaient deviner qu’il était hors d’état de les poursuivre. Ils s’éloignaient pas à pas, faisant honneur à leur provende et ne perdant pas un coup de dent.

Bobazon s’affaissa contre le mur et resta immobile, se confiant à la garde des saints.

Il entendait des gens qui allaient et venaient. Outre l’excès de sa fatigue, il n’osait plus bouger, tant il craignait de révéler sa retraite.

Au bout de dix minutes, le bruit cessa du côté de l’abreuvoir.

On ne voyait plus la litière ni les deux jeunes filles.

Les deux sacs de son avaient disparu.

Un homme était à cheval, juste en face de lui, sur le mur de clôture des jardins de la maison de Pilate.

Bien que cet homme tournât le dos, Bobazon, du premier coup d’œil, le reconnut pour le seigneur qui naguère était descendu de la chaise attelée de ces deux étranges porteurs, la belle brune et la jolie blonde.

Il l’eût reconnu rien qu’à l’éclair que le soleil faisait jaillir de la garde d’acier de son épée.

Il avait l’air, ce seigneur, de guetter le moment favorable pour sauter de l’autre côté de la muraille. Quelqu’un sans doute le gênait dans les jardins de Medina. Il attendait.

Les yeux de Bobazon ne pouvaient se détacher de lui. Bobazon n’eût point su dire pourquoi il avait une impatience extraordinaire de découvrir son visage. Il se faisait des reproches ; il se disait :

– J’ai pourtant bien autre chose à penser : ma sûreté d’abord, et mon pauvre maître Mendoze que ces coquins ont volé pour le faire servir encore à quelque maléfice…

Mais c’était comme un charme qui clouait ses regards à cette taille svelte, à cette tête coiffée de bruns anneaux, à cette épée qui ressemblait…

Par les cinq plaies ! elle ressemblait à l’épée de Mendoze lui-même !

Et cette taille, et cette chevelure…

Si les morts pouvaient ressusciter…

Le jeune gentilhomme se retourna, parce que Bobazon avait fait du bruit en trébuchant contre un caillou.

Bobazon poussa un grand cri et se laissa choir sur le sol. Il mit ses deux mains au devant de ses yeux en gémissant :

– Mendoze ! mon bon maître je comptais vous ensevelir en terre sainte !… Je ferai chanter des messes pour vous, mon maître Mendoze !… Les chevaux ne pouvaient plus nous servir puisque vous étiez mort… Ayez pitié d’un pauvre malheureux… Si j’avais su, je vous aurais ouvert le sac moi-même… Pitié ! pitié !…

Au travers de ses mains convulsives qui pesaient sur ses paupières fermées, il croyait voir l’apparition glisser de la muraille sur le sol du sentier pour s’avancer vers lui, silencieuse et lente. Ses oreilles, qui tintaient, entendaient un bruit sourd, prodigieux, inexplicable : c’était la marche du spectre.

Oh ! certes, la terreur n’a pas besoin de la nuit. D’ailleurs, tout poltron peut produire autour de lui les ténèbres en agissant comme notre Bobazon et en se mettant un bandeau sur la vue. Bobazon comptait en quelque sorte les pas du fantôme. Pour un empire il n’eut pas ouvert les yeux, de peur d’apercevoir près de lui ce pâle et beau visage du mort ressuscité.

Mais fuit-on les esprits ? Bobazon avait beau fermer les yeux, l’ombre approchait. À peine avait-il encore la force de balbutier d’une voix étranglée par la terreur :

– Pitié ! pitié !

Des chocs sourds agitèrent la poudre autour de lui. Un objet frôla son vêtement.

– Pitié, grand saint Antoine !

Un souffle ronfla tout près de son oreille ; une haleine humide et chaude procura à sa nuque une indicible sensation d’horreur.

Il se leva d’un bond : une lèvre mouillée avait touché son cou…

Ses yeux, qui sortaient de leurs orbites, virent à sa droite Migaja, à sa gauche Pepino…

Toute l’herbe du chemin était broutée.

Il n’y avait plus personne sur la muraille de la maison de Pilate. Le sentier était désert. Le soleil blanchissait les ruines muettes.

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