C’était à l’heure où notre Bobazon, graine de millionnaire et Crésus en expectative, pénétrait dans l’écurie de Saint-Jean-Baptiste pour en extraire Pepino et Migaja, héritage de son pauvre jeune maître. Au quatrième étage de la maison du forgeron, où déjà le crépuscule matinier envoyait de clairs reflets, une porte s’ouvrit sur un des balcons qui servaient de paliers aux escaliers régnant en saillie, un homme sortit, puis une jeune femme qui le retenait par la main.
L’homme était enveloppé dans un ample manteau brun dont le collet relevé dissimulait le bas de son visage. Son front et ses yeux disparaissaient sous un sombrero à larges bords.
La femme se drapait dans une longue mantille de soie. Son voile, qui semblait avoir été disposé à la hâte et au hasard des ténèbres, laissait voir les boucles en désordre de ses magnifiques cheveux noirs. C’était une beauté orientale aux yeux profonds et long fendus. Sa taille avait des souplesses gracieuses et hardies. Le charme de son regard parlait de mélancolie vaguement.
Elle était toute jeune, grande, élancée, et brune de peau comme les filles d’Afrique. Ses deux bras s’appuyaient, arrondis avec abandon, sur l’épaule de son compagnon.
C’étaient des adieux. L’alouette avait chanté. Roméo se séparait de Juliette.
Ils jetèrent tous deux le même regard à la cour déserte.
– Adieu, Moncade, murmura la belle fille ; tu dis que tu as un devoir à remplir, un ami à sauver, je ne te retiens pas… Mais, au fond de mon cœur, il y a comme une menace… Quelque chose me dit que je ne te verrai pas demain.
Le baiser d’adieu de Moncade fut léger et distrait.
– Qui sait où je serai demain, Aïdda, ma pauvre âme ? répliqua-t-il ; l’Espagne est comme un malade dont chaque heure chauffe la fièvre…
Tu as raison de craindre : la crise approche… elle sera terrible.
Les longs cils noirs d’Aïdda voilèrent sa prunelle.
– Combien y a-t-il de jours que tu n’as été au tombeau de ta sœur, marquis ? demanda-t-elle tout bas d’une voix sombre.
Moncade tressaillit. Il ne s’attendait point à cette question. Sa tête s’inclina sur sa poitrine.
– Il y a bien des jours, n’est-ce pas ? reprit la belle Mauresque d’un ton où la mélancolie s’imprégnait d’amertume. Tu es Espagnol, tu n’as pas renoncé à venger ta sœur, mais tu oublies déjà de prier pour elle… La fille du comte-duc a un cou de cygne et de belles lèvres roses… elle est Guzman ! on a vu l’amour couler comme un baume sur cette plaie qui s’appelle la haine.
– Tais-toi, Aïdda ! tais-toi ! balbutia Pescaire.
– Ce n’est pas l’explosion que je crains, poursuivit-elle, ce n’est pas la bataille… La pensée du combat où tu perdrais la vie ne me fait pas peur, je saurai te retrouver au delà de la mort… Ce que je crains, Moncade, c’est ton inconstance.
– Folle ! repartit le cavalier qui parvint à sourire ; sait-on où vont les rêves des femmes ?…
Puis, d’un accent sérieux et plus triste, il ajouta :
– Les cheveux de mon père sont devenus blancs en une nuit… J’ai ouï dire que dans les officines des savants, il est des liqueurs qui prennent feu subitement quand on les met en contact l’une avec l’autre : ainsi arriverait-il si le sang du meurtrier se mêlait au sang de la victime.
Aïdda se pendit à son cou.
– Marquis, dit-elle, tu as un noble cœur !
– Blanche de Moncade, poursuivit le cavalier en étendant la main, sera vengée, je le jure.
Il rejeta sur son épaule le pan de son manteau et porta les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à ses lèvres.
Puis il descendit rapidement l’escalier et disparut dans l’ombre de la cour.
Aïdda resta un instant accoudée au balcon, plongeant son regard rêveur dans ces ténèbres.
À l’étage supérieur on aurait pu voir une autre tête de jeune fille pendre au-dessus de la sienne : une tête blonde, celle-là, rieuse, douce, espiègle et adorablement jolie.
Il y avait un charme enfantin et naïf dans cette franche gaieté qui est rarement l’apanage de la vierge espagnole.
Une rose qu’elle tenait à la main s’effeuilla sur le front d’Aïdda, puis dispersa ses folioles légères qui allèrent voltigeant et tournoyant dans le vide.
Aïdda rougit, mais elle sourit.
– Curieuse ! dit-elle sans relever encore les yeux.
– Bonjour, Aïdda, dit la blonde, raillant un peu, mais si peu !
– Bonjour, Gabrielle, répondit la brune avec une légère nuance de reproche dans l’accent.
Elle releva enfin les yeux. Leurs regards se croisèrent. Je ne sais pourquoi le choc de leurs prunelles les fit plus jolies.
– Je ne suis pas une curieuse, reprit Gabrielle ; je suis venue sur le balcon pour mes affaires.
– Tu as donc des affaires maintenant ?
– Pas autant que toi…
– Méchante !
Les doigts rosés de Gabrielle s’arrondirent au-devant de sa bouche, qui semblait une fleur de corail. Elle décocha un souriant baiser.
Aïdda la rancunière répondit par un signe de menace.
– Je n’ai rien vu, je te l’assure, poursuivit Gabrielle, qui se fit humble pour apaiser cette colère.
– Est-ce bien vrai, cela ?
– Bien vrai… Le manteau me cachait la tournure… et comment reconnaître le visage sous ce large sombrero ?
– Alors tu étais là ? murmura la Mauresque, dont les sourcils se froncèrent.
– Monte, dit Gabrielle, mon père n’est pas là, nous allons causer.
– Descends, si tu veux, repartit Aïdda, mon père n’est pas là… mais je n’ai rien à te dire…
À son tour, la blonde fit une délicieuse petite moue.
– Tu ne m’aimes donc plus ?… murmura-t-elle.
– Je n’aime pas les espionnes qui cherchent à surprendre le secret de leurs amies.
– Mais il y a longtemps que je le sais, ton secret, dit bonnement Gabrielle.
– Tu saurais…
– Monte… J’ai mon secret aussi, je vais te le dire.
Le courroux de la belle Africaine n’était pas bien profond, car un éclair de gaieté brilla derrière ses longs cils abaissés.
– Ah !… fit-elle en mettant le pied sur la première marche.
Puis elle ajouta :
– Ce n’est que pour savoir ton secret.
L’instant d’après, Gabrielle l’entraînait dans le frais réduit qui lui servait de chambre à coucher… C’était une petite pièce ornée avec cette simplicité gentille qui parle tout de suite de jeunesse, à moins que cette condition suprême ne soit remplacée par l’exquise saveur du goût qui ne vieillit pas. Les draperies et tentures n’étaient qu’en toile peinte de Grenade, mais leurs couleurs se mariaient si gaiement qu’on les eût regrettées entre quatre lambris tapissés de cordouan doré ou de hautes lisses flamandes. La couchette, plate et sans bords, selon la coutume léguée aux Espagnols du sud par la domination arabe, disparaissait derrière un nuage de gaze sous lequel transparaissait une niche fleurie où la Vierge, vêtue de guirlandes, tenait l’enfant Jésus dans ses bras.
Deux fenêtres donnant sur la galerie intérieure et la cour laissaient sourdre le jour doux et l’air embaumé au travers d’un fouillis de lianes si vaillamment arrosées, que l’ardeur du soleil avait respecté toutes leurs feuilles et toutes leurs fleurs.
Les deux jeunes filles échangèrent le baiser rapide, brusque, mais charmant, qui fait songer toujours au becquetage des tourterelles : il n’y a pour se bien ressembler dans la nature que les jeunes filles et les oiseaux. Puis Gabrielle fit asseoir Aïdda sur le divan, près de la fenêtre, et resta debout devant elle, tout à coup timide et embarrassée pour la première fois de sa vie.
Le regard d’Aïdda, qui l’interrogeait avidement, devenait peu à peu triomphant.
Gabrielle rougit sous ce regard ; mais elle secoua la tête et murmura dans son ravissant sourire :
– Non… non… pas encore !
– Pas encore quoi ? interrogea malicieusement la Mauresque.
– Tu sais bien, Aïdda…
– Alors, peu s’en faut…
La blonde Gabrielle, rose comme une cerise et les yeux cloués au sol, répondit :
– Si fait, tu te trompes… Il ne me connaît même pas, et c’est hier que je l’ai vu pour la première fois.
– Oh ! oh ! s’écria l’Africaine, qui montra dans un franc éclat de rire la double rangée de ses dents perlées, nous allons vite en besogne, à ce qu’il paraît.
Ce fut au tour de Gabrielle de froncer ses sourcils délicats et mignons.
Elle dit, comme avait dit sa compagne :
– Méchante !
Dans la bouche des fillettes, ce mot signifie presque toujours : Pourquoi t’avises-tu de deviner si bien ?
Gabrielle resta un moment boudeuse, puis elle dit soudain :
– Si tu ne veux pas m’aider à le sauver, je le sauverai bien toute seule !
– Le sauver ! répéta Aïdda étonnée ; il est donc en danger ?
– En danger de mort.
Ceci fut prononcé à voix basse.
Aïdda regardait sa compagne en face.
– Tu l’as vu ? demanda-t-elle.
– De loin… hier et aujourd’hui.
– Tu lui as parlé ?
– Jamais.
– Alors comment sais-tu qu’il est en danger de mort ?
– Par mon père… Mon père a dit devant moi : « On a promis cent onces d’or à quiconque livrera le meurtrier du comte de Palomas. »
– C’est le meurtrier de don Juan de Haro que tu aimes ? s’écria Aïdda.
– Qui t’a dit que je l’aimais ? riposta vertement Gabrielle : je veux le sauver.
– Pourquoi veux-tu le sauver ?
La jolie blonde hésita. Son petit pied mutin battit le sol, et son regard sournois se détourna de sa compagne, mais ce fut l’affaire d’un instant.
– Parce qu’il est tout jeune, répondit-elle, parce qu’il a la bonté du cœur peinte sur le visage, parce qu’il a l’air loyal, timide et si doux !…
– Quand on dit cela d’un cavalier, on l’aime, prononça sentencieusement la Mauresque.
Gabrielle fit un geste d’impatience, et cette repartie plus prompte que l’éclair s’échappa de ses lèvres :
– Tu te connais à ces choses-là, toi, Aïdda.
La Mauresque lui prit les mains et se rapprocha d’elle.
– Je t’ai blessée, Gabrielle, dit-elle, puisque tu essayes de te venger de moi ?
C’était une chère enfant, cette Gabrielle ; deux grosses larmes jaillirent de ses grands yeux bleus.
– Je sais que tu es bonne et pure, Aïdda, dit-elle ; je t’ai vue prosternée aux pieds de la Vierge sainte, qui est notre mère, à nous autres orphelines… Tu n’es point comme celles de ton pays, tu es tendre et noble ; j’ai fait de toi ma meilleure amie… mais tu m’as blessée en effet, ma sœur, parce que, au lieu de me consoler, tu me railles…
– Si tu m’avais dit cela ! J’ai de la peine… commença la Mauresque, qui attira sa jeune compagne contre sa poitrine.
Gabrielle se laissa faire et cacha sa tête dans le sein de son amie.
– Est-ce que tu crois vraiment que je l’aime ? demanda-t-elle après un silence.
Aïdda ne put s’empêcher de sourire encore, malgré sa bonne résolution de ne plus railler.
– En dépit de toute l’expérience que tu me prêtes généreusement, répondit-elle, je ne puis décider le cas… Quand on consulte un médecin, chez nous autres sauvages, on commence par lui expliquer les symptômes du mal…
– Hélas ! petite sœur, interrompit Gabrielle, je n’ai point de mal ; c’est toi qui m’as mis martel en tête. Voici mon histoire en deux mots.
Gabrielle continua ainsi :
– Hier, je m’en allais seule à la messe avec ma duègne ; mon père avait de l’occupation au palais. Le long du chemin j’étais contente parce que les bonnes gens disaient : « Voici la fillette de don Pedro Gil, le nouvel oïdor, qui a l’oreille de don Bernard de Zuniga… Elle est blonde comme une Française et pieuse comme une Espagnole. » Je souriais sous mon voile et je faisais la révérence à ceux qui parlaient de nous si honnêtement, lorsque, parvenue devant la maison de Pilate, au milieu de la place de Jérusalem, j’entendis tout à coup un grand fracas. Des escouades d’alguazils se précipitaient vers ce logis maudit qu’on appelle le Sépulcre, et la foule criait : « Forcez les portes ! on s’égorge là dedans ! » Il n’y avait de tranquilles que les gueux, échelonnés sur le perron de Saint-Ildefonse, notre paroisse, et un homme, le nez dans son manteau, sous le porche des Delicias… En cet homme je reconnus mon père.
– Ah ! fit Aïdda, dont l’attention parut redoubler.
– Bientôt, continua Gabrielle, le bruit augmenta au dedans des Delicias. Les portes du Sépulcre avaient été fermées après l’entrée des alguazils… Tout à coup une des fenêtres de la demeure privée de maître Galfaros fut jetée en dehors violemment, et deux cavaliers s’élancèrent sur le parvis, l’épée nue à la main.
– C’était lui ! fit la moqueuse Aïdda.
Elle eut son châtiment tout de suite, car la jolie blonde fermant à demi ses yeux bleus où revenait le sourire, répondit :
– Je t’en fais juge : c’était le noble Vincent de Moncade, second marquis de Pescaire.
– Quoi ! s’écria la Mauresque en pâlissant.
Il y avait aussi des perles dans la bouche de Gabrielle, qui les montra en riant de tout son cœur.
– J’avais bien cru reconnaître ce sombrero et ce manteau, dit-elle, au lieu de continuer son histoire.
Aïdda se mordit les lèvres.
– Je ne te demande pas tes secrets, reprit Gabrielle doucement ; je n’étais pas ici pour toi ; tu vas tout à l’heure en avoir la preuve… Quelque soit le nom de celui à qui tu parles en l’absence de ton père, je n’ai pas défiance de toi, Aïdda : je sais que tu es noble de cœur et pieuse comme les anges… Je continue mon récit : Après le premier cavalier, qui était, je le répète, le marquis de Pescaire, un autre, plus jeune et encore plus beau, sauta sur le pavé du parvis… Il avait les cheveux épars et des gouttes de sang tachaient son justaucorps de buffle… Au devant de lui, Moncade faisait le moulinet avec son épée pour lui ouvrir un passage.
– Est-ce donc un si grand seigneur, fit la Mauresque, pour que le marquis de Pescaire lui ait ainsi servi de garde du corps ?
– Il portait hier le costume d’un pauvre hidalgo de province.
– Et aujourd’hui ?… car tu l’as revu, j’en suis sûre.
Gabrielle, au lieu de répondre, écarta les feuillages entrelacés au-devant de sa croisée, et montra du doigt la fenêtre qui lui faisait face, de l’autre côté de la cour, à l’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste. Le regard de la Mauresque suivit ce geste. Elle aperçut, dans une chambre en désordre, sur un lit dont la couverture n’avait pas été relevée, un jeune homme élégamment vêtu, qui dormait le visage à demi caché par les boucles éparses de ses cheveux. Les premiers rayons du soleil arrivaient de biais dans ce réduit et mettaient en lumière les profils gracieux du dormeur, brillantant çà et là les anneaux abondants de sa chevelure.
Gabrielle avait raison ; il était beau, et sa pose rappelait le juvénile abandon que les peintres de toutes les écoles ont prêté au sommeil de l’amant favori de Diane.
Aïdda, cependant, ne le compara point à Endymion. En ce premier moment, elle donna peu d’attention aux traits de son visage. Ce qui la frappa, ce fut le costume, car l’inconnu dormait tout habillé.
– Je connais ce manteau ! s’écria-t-elle ; et ce pourpoint… et la plume de ce feutre…
– Je me suis dit cela, murmura Gabrielle ; j’ai vu, moi aussi, la plume de ce feutre, ce pourpoint et ce manteau.
– Où donc ?
– Sur ton balcon.
Cette fois, l’Africaine ne songea pas à nier.
– Mais qui est-ce donc celui-là, dit-elle seulement sans savoir qu’elle parlait, qui porte les vêtements de don Vincent de Moncade ?
– Tu le sauras peut-être, répondit Gabrielle ; mais le temps passe, et Vincent de Moncade n’est plus là comme hier pour lui porter secours.
Aïdda courba la tête et devint rêveuse.
– C’est peut-être lui qu’il veut sauver… murmura-t-elle.
– Lui, qui ?
– Écoute, fit l’Africaine, qui se redressa résolue et alerte : à Séville, quand on met la vie d’un homme au prix de cent onces d’or, chaque minute perdue est une once de sang tirée de ses veines… Tu dois avoir une idée, un plan… parle vite : je suis prête à risquer tout ce que tu risqueras.
Gabrielle se jeta à son cou. Elle se mit à danser dans la pétulance de sa joie. Elle avait une alliée, et c’était Aïdda. Il lui semblait que tout était gagné.
– Parle donc ! reprit la belle Mauresque avec impatience ; dis-moi ton plan… dis-le moi tout de suite !
À cette question précise, toute la joie de Gabrielle tomba :
– Je n’ai pas de plan, dit-elle, bonne Aïdda ; c’est sur toi que j’ai compté.
Elle était bien humble, la pauvre Gabrielle, en faisant cet aveu. Aïdda, au contraire, semblait grandir, plus intelligente et plus vaillante, à mesure qu’augmentait sa responsabilité.
– Dis-moi tout ce que tu sais, ordonna-t-elle. Qu’advint-il de Moncade et de lui au sortir des Delicias de Galfaros ?
– Ils entrèrent à l’église, protégés par les gueux. Mon père dit au chef des alguazils : « Ce n’est pas la peine de les poursuivre ; la moitié de la ville est dans la conspiration. »
– Dans la conspiration ! répéta la Mauresque ; en est-on déjà à parler de la conspiration sur la place publique ?
– Je répète les paroles de mon père. L’église fut cernée, mais les fugitifs étaient sortis par la poterne de la Vierge. Plus tard, vers deux heures, quand Pedro Gil et Moghrab sont rentrés à la maison, avec cet homme qu’ils appelaient seigneur duc…
– Medina-Celi ? interrompit l’Africaine.
– Soit ! quoiqu’il boive comme un portefaix, ce duc !… Quand ils sont revenus, j’ai appris qu’un inconnu, monté sur un cheval des écuries de Pescaire, avait quitté Séville au plus chaud de la méridienne, par la porte Royale.
– Et ensuite ?
– Rien, pendant tout le reste de la journée. Le soir mon père est revenu tout joyeux… On dit qu’il est l’ennemi des Medina, ses anciens maîtres… et vois comme le monde se trompe ou ment, Aïdda !… la joie de mon père n’avait d’autre motif que le retour triomphant du bon duc… Se peut-il qu’un si puissant seigneur ait la soif d’un ouvrier du port !… Mais la captivité fait descendre les hommes… et le bon duc a été quinze ans captif… Mon père ne se coucha point ; il reçut le toréador Cuchillo et d’autres… J’entendis qu’on disait : « Le petit hidalgo d’Estramadure (c’est ainsi qu’il désigne notre protégé) ne peut manquer de revenir à Séville… Nous savons l’aimant qui l’attire. » Quel est cet aimant ? Je ne l’ai pas deviné. Ils disaient encore : « Son valet est resté à l’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste avec les deux chevaux… S’il peut franchir les portes de Séville cette nuit, c’est ici que seront gagnées les cent onces d’or. »
– Mon père était-il présent quand furent prononcées ces paroles ? demanda la Mauresque.
– Non… Moghrab était à son laboratoire, avec le seigneur dont la litière noire est encore en bas.
Aïdda réfléchissait.
– Tu es sûre que la litière est encore en bas ? fit-elle.
– Je ne l’ai point vue partir… les porteurs doivent dormir sous la remise.
– C’est… continue.
– Il me reste peu de choses à t’apprendre… et Dieu veuille t’inspirer une bonne idée de salut !… Sais-je pourquoi la pensée du piège tendu à ce jeune gentilhomme, que je ne connaissais pas hier, éloignait le sommeil de mes yeux ? Je descendis pieds nus, sans trop savoir ce que je voulais faire… En passant près de la porte, je frappai doucement ; tu dormais… Je demandai au palefrenier de l’hôtellerie où logeait le paysan chargé de garder les deux chevaux… Il se fit en ce moment un bruit à la porte extérieure : c’était le gentilhomme qui frappait pour demander un gîte… Je le vis passer, je le reconnus… Il semblait accablé de fatigue, et, au lieu des pauvres habits qu’il portait le matin, il avait déjà ce riche costume tout souillé de poussière… Le hasard fit qu’on lui donna cette chambre qui s’ouvre vis-à-vis de nos fenêtres… Il se jeta sur son lit et s’endormit tout d’un trait, près de sa lampe qu’il oublia d’éteindre.
– Il était quelle heure ? dit Aïdda.
– Pas tout à fait minuit.
– Et depuis ce temps ?
– Tu vas me croire folle… Depuis ce temps je songe, je cherche, je mets ma pauvre cervelle à la torture, et je le regarde dormir.
– C’est tout ?
– Hormis un détail… Un peu avant que tu sortes, cinq hommes, enveloppés dans des manteaux bruns, ont monté l’escalier de l’hôtellerie. Ils se sont arrêtés à l’étage où est la porte du jeune gentilhomme, laquelle s’ouvre sur un corridor intérieur… J’ai failli mourir d’effroi, car j’ai cru qu’ils allaient faire invasion dans sa retraite ; mais ils ne sont pas entrés.
– Et tu ne les as pas vu ressortir ?
– Non, quoique j’aie toujours fait sentinelle.
– Alors, dit Aïdda, ils ont dressé une embuscade à sa porte. La retraite est coupée, et mon idée ne vaut rien.
– Quelle idée, ma bonne Aïdda ?
– Comment faire pour tromper leur surveillance ? murmura celle-ci au lieu de répondre.
La blonde Gabrielle se mit à chercher, mais elle ne trouvait point. Les larmes lui venaient aux yeux, tant elle accusait cruellement son impuissance.
Tout à coup Aïdda se toucha le front.
– Décroche ton hamac, dit-elle.
Gabrielle obéit sans demander d’explications, car elle avait grande confiance en son amie ; Aïdda défit les cordes de soie destinées à soutenir le hamac, et les réunit par un nœud solide, puis elle dit :
– Ce n’est pas assez long : va chercher le mien.
– Que veux-tu faire ? interrogea pour le coup Gabrielle, qui se mourait d’envie de savoir.
– Va vite ! insista l’Africaine ; le temps passe.
Gabrielle descendit quatre à quatre l’escalier qui conduisait chez sa compagne, et remonta l’instant d’après avec le filet léger qui servait de lit de jour à la belle Mauresque.
Les choses avaient bien changé pendant la minute qui venait de s’écouler. Elle trouva Aïdda appuyée sur le balcon, et causant déjà avec le jeune cavalier qui était à sa fenêtre.
Un quartier de grenade que l’Africaine tenait encore à la main apprit à Gabrielle de quel projectile on s’était servi pour interrompre le sommeil de son inconnu.
Notre Ramire allait vite en besogne. Malgré son sublime amour pour Isabel, il envoyait déjà des baisers à la volée.
Disons, pour l’excuser, que ces brusques réveils laissent la cervelle un peu troublée ; sans doute, ce parfait amant n’avait pas bien la conscience de sa culpabilité.
Gabrielle resta toute interdite. Aïdda lui prit le hamac qu’elle tenait à la main, et se hâta d’allonger la corde.
Elle attacha une orange à l’un des bouts, et lança le tout au travers de la cour en disant :
– À vous, seigneur cavalier !
Ramire eut l’adresse de saisir l’orange et le cordon de soie. Il ne savait point encore de quoi il s’agissait et croyait à un pur enfantillage de jeunes filles.
– Merci, dit-il en portant l’orange à ses lèvres, j’aurais voulu seulement la partager avec vous.
Aïdda mit son doigt sur sa bouche d’un air si impérieux qu’il demeura muet et tout surpris.
Il se faisait du bruit dans la cour. Nos saltarines montaient l’escalier de l’hôtellerie, et Bobazon amenait ses chevaux à la fontaine.
Le doigt de l’Africaine ordonna le silence jusqu’au moment où Ximena entra chez l’Anglais, tandis que Carmen et Seraphina poussaient la porte de Cuchillo, le toréador. On se souvient peut-être que les trois danseuses, revenant des Delicias de Galfaros, avaient précisément parlé de l’étranger dont la tête était mise à prix.
C’était là un des premiers appâts qui avaient excité la convoitise de Bobazon.
Aïdda saisit au vol quelques bribes de l’entretien. Elle attendit immobile. Gabrielle avait le cœur serré, car le jour allait grandissant.
Bientôt il ne resta dans la cour que Bobazon, Migaja et Pepino. Dans l’ombre qui persistait au fond de cet entonnoir formé par les deux maisons jumelles, on voyait briller faiblement cette jalousie derrière laquelle Pedro Gil opérait ses mystérieux payements. Le bruit des voix montait. Aïdda vit Bobazon s’approcher de la jalousie pour écouter.
Elle saisit ce moment et dit tout bas à Ramire :
– Cavalier, ceci n’est point un jeu. Il s’agit de vie et de mort… Je vous adjure d’attacher solidement la corde à l’appui de votre balcon.
– Avez-vous donc besoin de moi, belles dames ? demanda Ramire.
– Oui, répondit l’Africaine sans hésiter.
Ramire attacha la corde de soie à son balcon.
– Je suis tout à vous, reprit-il, dites-moi seulement ce qu’il faut faire.
Aïdda tendait la corde.
– Aide-moi, commanda-t-elle à Gabrielle.
Leurs efforts réunis parvinrent à serrer un nœud qui fixait fortement l’autre extrémité de la corde au balcon de la fenêtre de Gabrielle.
Aïdda enjamba résolument la barre d’appui et se suspendit à ce frêle soutien.
– Que faites-vous ? s’écria Ramire effrayé.
Un cri s’était étouffé dans la poitrine de Gabrielle, plus morte que vive.
– J’essaye, répondit froidement l’Africaine.
Elle resta un instant balancée à la corde, en dehors, puis elle regagna le balcon.
– Il est plus lourd que toi ! murmura Gabrielle qui avait deviné, car sa voix tremblait.
– C’est de la soie de Ceuta, répondit la Mauresque, dont un fil porterait un homme.
– Elle ajouta en se forçant à sourire :
– Êtes-vous prêt, seigneur cavalier ?
Pour toute réponse, Ramire enjamba à son tour l’appui de son balcon.
– Halte ! s’écria Gabrielle, penchée tout entière au dehors.
Son doigt crispé montrait le fond de la cour, où se passait cette scène que nous avons racontée dans un des précédents chapitres : Moghrab surprenant Bobazon aux écoutes.
Ramire, suivant la direction indiquée par le doigt de la jeune fille, vit le danger et se colla aux barreaux du balcon.
Aïdda, muette et pâle, dévorait des yeux les demi-ténèbres de la cour. La sueur ruisselait sur son front.
Dès que Moghrab eut entraîné Bobazon pour lui confier la mission que nous savons, Aïdda frappa dans ses mains et dit :
– Allez !
Gabrielle ferma les yeux et posa la main sur son cœur qui défaillait. Ramire fit une première brasse.
Les deux balcons crièrent à la fois et la corde s’allongea terriblement.
– Au nom de Dieu, fit Gabrielle, retournez sur vos pas !
– N’en faites rien, au nom de Dieu ! prononça l’Africaine d’une voix contenue, mais ferme.
Nous savons si Ramire était brave ; cependant il hésita. Rien n’épouvante comme la menace du vide, abîme béant qui s’ouvre sous vos pieds.
L’entreprise semblait si folle que toute réflexion lui devait être contraire.
– Mes belles, demanda Ramire, dont les doigts ressaisirent un barreau du balcon, n’y a-t-il pas une autre voie pour parvenir jusqu’à vous ?
– Aucune, répondit Aïdda.
– Cet escalier ?
– Il vous faudrait passer devant la fenêtre de Cuchillo.
– J’ai déjà ouï parler de ce Cuchillo, murmura Mendoze, mais il y a la porte.
– Votre porte est gardée.
– Ah çà ! fit Ramire, dont cette parole éveilla les soupçons, le danger en question est-il donc pour moi ?
Les deux jeunes filles devinèrent à la fois que cette pensée arrêterait l’élan du cavalier.
Gabrielle ouvrit la bouche pour répondre affirmativement, car le péril de la traversée lui semblait désormais supérieur à tous les autres, mais Aïdda prit les devants.
– Le péril est pour nous, répondit-elle ; au nom de Vincent de Moncade, votre bienfaiteur, agissez en Espagnol et en gentilhomme.
Mendoze ne discuta plus. Sa main s’assura seulement que son épée pendait à son flanc. Il saisit la corde et se laissa glisser.
Malgré toute la confiance qui se peut accorder à la soie de Ceuta, dont un fil soutiendrait un homme, c’était un spectacle effrayant que de voir une créature humaine suspendue à ce mince et tremblant appui. La corde, tendue par le poids mouvant qui sans cesse se rapprochait de son milieu, s’allongeait à l’œil ; son diamètre, déjà si faible, semblait diminuer encore. Le regard fatigué arrivait à ne plus saisir cette courbe imperceptible au centre de laquelle se balançait un homme ; Ramire paraissait pendre dans le vide.
La corde résistait cependant, la vaillante corde africaine. Gabrielle, qui en avait pris le bout dans ses pauvres belles mains, convulsivement crispées, gardait ses yeux cloués sur le nœud. Aucun fil hérissé ne se détordait. Le lien souple et léger restait entier.
Elle s’applaudissait déjà, croyant gagnée cette prodigieuse gageure, lorsque la voix d’Aïdda, brisée par l’épouvante, frappa son oreille.
– Tiens ferme, disait-elle ; la barre du balcon faiblit.
C’était trop vrai. Le poids de Mendoze attirant violemment la balustrade mignonne, qui, certes, n’était point faite pour supporter des épreuves pareilles, l’entraînait hors de son aplomb. Aïdda venait de s’apercevoir que les barreaux perdaient leur position verticale et se penchaient en avant.
Le plancher, subissant la pesée de ces leviers, gémissait, prêt à éclater.
– Tiens ferme ! répéta-t-elle ; sa vie est entre nos mains.
Ramire, qui ne se doutait point de ce danger nouveau, avançait toujours, fournissant avec adresse et vigueur sa course aérienne. Les deux jeunes filles, attelées à la barre, faisaient contre-poids de tout leur pouvoir. Elles luttaient avec cette vaillance résignée qui est le courage des femmes. Désormais aucune parole n’était échangée entre elles ; elles comprenaient que le péril était désormais commun. Rivées qu’elles étaient au balcon, dans leur suprême effort, la chute du cavalier devait fatalement les entraîner à soixante pieds de profondeur sur le pavé de la cour.
Mais la pensée de déserter cette tâche ne vint ni à l’une ni à l’autre. Vous les eussiez vues toutes les deux, pâles et belles différemment, s’acharner à leur œuvre avec l’entière conscience du danger personnel qu’elles couraient. Leurs yeux se levèrent seulement vers le ciel ; elles firent par la pensée le signe de la croix et donnèrent leur âme à Dieu.
Quelques secondes s’écoulèrent, longues comme des heures. Mendoze gagnait du terrain, il est vrai, mais la balustrade fléchissait malgré les efforts réunis de ces mains charmantes et trop faibles.
– Je ne peux plus… murmura Gabrielle prête à défaillir.
– Courage ! répondit Aïdda blême comme une morte.
– Nous y voilà, mes belles ! dit en ce moment Ramire, dont le visage souriant n’était plus qu’à quelques pieds de la galerie.
Il leva les yeux par hasard ; il vit ces deux pauvres anges qui semblaient deux mortes, inclinés déjà au-dessus de l’abîme. Il devina. Son cœur se serra dans sa poitrine.
– Reculez-vous ! lâchez prise ! cria-t-il d’une voix étranglée.
Le plancher du balcon rendit un long craquement. Il se fendait par le milieu.
– Courage ! répéta Aïdda, vous nous perdrez si vous hésitez.
L’idée de se laisser choir au fond du gouffre pour sauver ces deux chères créatures, traversa le cerveau de Ramire. Il hésita, en effet, un instant, et c’était trop.
Mais la douce voix de Gabrielle la blonde s’éleva.
– N’aimez-vous donc rien en ce monde, cavalier ?… murmura-t-elle, un effort !… un effort !
L’image adorée d’Isabel passa devant les yeux de Ramire.
Hélas ! pauvre petite Gabrielle !
Ramire concentra toutes ses forces en un dernier élan.
Il parvint à saisir un des barreaux, et, fort de cet appui solide, il franchit la balustrade d’un bond, entraînant avec lui les deux jeunes filles qui s’affaissèrent dans ses bras.
Ainsi sont-elles. Le danger passé les laisse évanouies ou brisées. En ce monde, il n’y a rien de miraculeusement beau comme le courage des femmes.
De grosses larmes roulaient dans les yeux de Gabrielle. Aïdda était immobile, son cœur n’envoyait pas une goutte de sang à sa joue. Vous eussiez dit une statue.
Ramire les porta tour à tour dans la chambre. Il frémit quand son regard tomba sur les tringles faussées du balcon.
– Senoritas, demanda-t-il cependant, que faut-il faire pour don Vincent de Moncade ?