III GUEUSERIES

Pedro Gil et son compagnon remontaient le cloître, don Ramire sortit à demi de son abri pour écouter mieux, car ils parlaient maintenant tout bas. Ramire contenait à deux mains les battements de son cœur.

Il se disait, répétant les dernières paroles prononcées :

– « Pour le service du roi ! » Ce Pedro Gil a-t-il réussi à surprendre un ordre de la cour ? S’agit-il du père d’Isabel ? j’irai… j’irai jusqu’à l’Alcazar, je me jetterai aux pieds du souverain…

Trasdoblo demandait en ce moment à l’autre bout de la galerie :

– Si c’est pour le service de Sa Majesté, pourquoi a-t-on besoin d’un pauvre diable comme moi ?

– C’est là de la haute politique, ami Trasdoblo, répondit l’ancien intendant avec importance. Les rois sont souvent trop cléments au gré des fidèles ministres qui les entourent.

– Alors, dit vivement le boucher, ce n’est pas pour le service du roi, c’est pour celui du comte-duc ?

– Quel peut être l’intérêt d’Olivarez, sinon celui du roi ? fit Pedro Gil en haussant les épaules ; tu devrais te rendre justice, ami Trasdoblo ; ces choses sont par trop au-dessus de ta portée. En tout ceci, tu as deux points à considérer : la récompense d’un côté, la peine de l’autre. Si tu avais étudié à Salamanque ou ailleurs, je te dirais que tu es pris entre les deux cornes d’un dilemme. La récompense est belle : je te garantis qu’avant un mois tu seras procurateur juré de la confrérie des bouchers de Séville… La peine est dure : elle ne se ferait pas attendre un mois, car le prochain acte de foi a lieu dans huit jours, et, comme le pauvre Beltran était affilié, ton crime ressort du Très-Saint Tribunal. Il faut choisir…

– Que Votre Seigneurie me donne ses instructions, interrompit Trasdoblo d’un air sombre.

– Ton choix est sage. À quelle heure portes-tu d’ordinaire tes provisions à la forteresse ?

– Avant la grande chaleur, vers huit heures.

– Tu retarderas aujourd’hui ton voyage : il faut précisément que tu sois à Alcala de Guadaïra pendant la méridienne ; je vais t’expliquer pourquoi. Le conspirateur dont nous nous occupons est un homme résolu ; nos espions ont découvert que ses amis lui avaient fait passer des limes, des cordages, tout ce qu’il faut pour exécuter une évasion. M’écoutes-tu bien ?

Le boucher essuya la sueur qui découlait de son front.

– Par mon patron, oui, seigneur, répondit-il ; j’écoute et j’entends. Que voulez-vous que fasse un pauvre artisan comme moi, contre un gentilhomme brave, résolu, habile au maniement des armes, sans doute ?

– Poltron ! toi qui assommes un taureau d’un seul coup ! on te dit que tu auras des aides. Le conspirateur a limé les barreaux de sa cage ; tout est prêt…

– Ne serait-il pas plus simple, demanda naïvement Trasdoblo, de le changer de cellule, et de le mettre nu comme un ver, pour lui enlever les moyens d’essayer une nouvelle tentative ?

Le seigneur oïdor fronça le sourcil.

– Tu es plus épais encore que je ne croyais, ami Trasdoblo, gronda-t-il ; la meilleure cellule, il faut que tu le saches, s’appelle une bière ; mets dedans autant de limes que tu voudras, des échelles de soie et même ce levier à l’aide duquel le savant Archimède prétendait ébranler le monde, si la bière renferme un homme bien mort… comprends-tu ? Le vrai motif est celui ci : tant que cet homme vivra, l’existence de Philippe d’Espagne sera menacée. S’il travaille pour Richelieu ou pour Buckingham, pour don Juan de Portugal ou pour ces marchands de toile des Pays-Bas, on l’ignore, et peu importe. Il nous prête le flanc, nous frappons : quoi de plus naturel ?

Trasdoblo secoua la tête en soupirant.

– Si seulement je n’étais pour rien là dedans, murmura-t-il, je fais serment que je n’y verrais point de mal.

– En un mot comme en mille, continua l’ancien intendant, nous prenons l’occasion aux cheveux. Au moment où le conspirateur, plein d’espoir, atteindra la cour où se trouve ton cellier…

– Mais, objecta le boucher, s’il prend un autre chemin ?

– Il ne prendra pas un autre chemin. Tu t’élanceras hardiment à la tête de tes hommes en criant : Trahison !…

– C’est la nuit, fit observer encore Trasdoblo, que les prisonniers s’évadent.

– Celui-ci s’évadera le jour. La nuit, les chiens basques sont lâchés dans les cours, tandis qu’à l’heure de la sieste tout dort, bêtes et gens. Juge si ce complot était ourdi adroitement !… Aller songer à l’heure de la sieste !…

– Le fait est, dit le boucher, que je n’aurais pas pensé à cela.

– Cela seul peut te faire comprendre combien ce malfaiteur est dangereux ; mais vous serez six contre un et il n’aura point d’armes ; les murs de la cour sont hauts, impossible qu’il vous échappe !

– Cependant…

– Le cas est bien simple : s’il vous échappe, je te promets, sous tel serment qu’il te plaira, qu’avant la fin de la semaine tu seras brûlé vif sur le parvis de la cathédrale.

À ce moment ils étaient tellement éloignés, que don Ramire entendait leurs voix comme un double murmure dominé complètement par le bruit des danses, dans l’établissement si fort imposé de maître Galfaros. Ils ne revinrent point cette fois sur leurs pas, Ramire les vit se donner une poignée de main, sans doute en signe de pacte conclu. Pedro Gil tourna l’angle du Sépulcre et s’éloigna rapidement, tandis que le grand Trasdoblo, la tête appuyée sur la poitrine, regagnait à pas lents la rue Impériale.

Ramire était seul de nouveau. Il resta un instant comme accablé, puis une sorte d’éblouissement le prit. Il se demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve.

Ramire était jeune. Il ne connaissait point la vie. Un seul fait pouvait le guider dans les circonstances présentes, c’est que, là-bas, en Estramadure, il avait entendu parler de Pedro Gil comme d’un traître, implacable ennemi des Medina-Celi, ses anciens seigneurs.

Le nom de Pedro Gil lui donnait tout d’un coup le mot de l’énigme, et ce n’était pas cela qui l’embarrassait. Il s’agissait d’assassiner un prisonnier d’État à la forteresse d’Alcala de Guadaïra, et le chef des assassins était Pedro Gil, dont la victime devait être le duc de Medina-Celi, prisonnier depuis quinze années dans cette même forteresse.

Mais ce Pedro Gil devait agir pour le compte de quelqu’un.

Et toute cette trame se conduisait en dépit de la volonté du roi.

Que faire ? Le palais Medina-Celi était là à deux pas. Fallait-il prévenir la duchesse ? Ce n’était qu’une femme, mais c’était une Tolède ; le sang des ducs d’Albe coulait dans ses veines ; elle était fille du grand Gonzalve Penamacor, le Cid de l’Estramadure ; elle était la femme de Herman Perez de Guzman, duc de Medina-Celi, le plus puissant seigneur de l’Andalousie. À sa voix la moitié de Séville se serait soulevée.

D’un autre côté, le roi était à l’Alcazar. Ramire avait eu déjà cette idée : parler au roi.

Mais Ramire était Espagnol et amoureux. Une autre pensée devait germer dans l’exaltation de son cerveau : sauver le duc tout seul, comme le bon roi Pélage, dit-on, gagnait les batailles.

Quel rêve pour un héros de vingt ans ! La main de Ramire pressa involontairement son épée et il se dit dans le confiant orgueil de sa vaillance :

– Je ne veux pas d’aide, j’ai mon amour et mon épée.

Sa taille élégante et robuste à la fois se redressa au choc de cet immense espoir. Tout son être frémissait de désir : il aurait déjà voulu voir son épée flamboyer devant ces six rapières ennemies.

Aucun renseignement ne lui manquait : il savait le lieu, l’heure, la forme que prendrait le guet-apens, le nombre des assassins. La seule difficulté qui se présentât, c’était la hauteur de ces murailles dont on avait parlé ; mais en ce moment, Ramire avait des ailes. Il n’y avait point, à son sens, de murailles assez hautes pour arrêter son élan vainqueur.

Pour ne point échapper aux bonnes habitudes de sa nation, il dut bien adresser en ce moment quelque lyrique prosopopée au balcon de sa maîtresse, au sommeil de l’innocence, aux parfums célestes de cette chambre où respirait son idole ; il dut même composer quelques vers, propres à être chantés sur la guitare, où les yeux d’Isabel étaient expressément comparés aux étoiles du firmament. C’est le terroir. Mais nous passerons ces tendres chansons sous silence, pour dire que le calme vint, le calme qui suit toute vigoureuse résolution, Ramire se mit froidement en face de son audacieuse entreprise : il en combina les moyens, il en pesa le fort et le faible.

Après comme avant la réflexion, Ramire se dit :

– Je ne veux pas d’aide !

Il se roula dans son manteau, la tête appuyée contre son pilier, le regard tourné vers cette croisée qui était pour lui la porte du ciel. Ce n’était pas la première fois que notre Ramire dormait à la belle étoile. À force de regarder cette bienheureuse jalousie, ses yeux battirent, puis se fermèrent. Il avait du temps de reste jusqu’à l’heure de la sieste.

Quand le visiteur de nuit revint, au son des horloges, frapper aux carreaux du seigneur Galfaros pour lever l’impôt du plaisir, il ne vit point cette masse sombre, faisant corps avec le sombre pilastre. Il passa, jetant aux échos endormis son cri paisible et monotone.

Ramire était déjà dans le beau pays des songes. Il voyait Isabel qui pleurait et qui souriait sur le sein de son père.

Les heures de nuit cependant s’écoulaient.

L’aube vint nuancer peu à peu les objets environnants, comme ces premiers fils d’argent qui éclairent trop tôt l’ébène des noires chevelures.

Les étoiles pâlirent au zénith. Le dôme de Saint-Ildefonse eut un instant ces teintes fondues de la nacre de perle, où le gris, le rose et le violet se mêlent, se glacent et changent sous le regard surpris. La girouette dorée brilla faiblement. Puis les lignes orientales de la maison de Pilate sortirent du noir, montrant successivement toutes les bizarres grandeurs de cette architecture transplantée des saints lieux par le fameux aïeul des Medina, don Alonzo Perez de Guzman, premier marquis de Tarifa.

C’était bien la maison de Pilate telle que le pieux et vaillant marquis l’avait vue à Jérusalem, lors de son pèlerinage. En face, et toujours sur ses terres, il avait fait construire une autre maison pour son fils aîné. Au fond de la première cour se trouvait une reproduction du Saint-Sépulcre. La branche de Medina-Celi avait été proscrite et dépossédée, au profit de Medina-Sidonia, sous Philippe Ier. La maison du Sépulcre, tombée en des mains étrangères, subissait cet incroyable destin de servir à une industrie difficile à préciser dans nos mœurs françaises : ceci à quelque cent pas des bureaux du saint office, si chatouilleux d’ordinaire pour tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion.

La clôture mauresque datait de la domination arabe. La maison du Sépulcre avait été bâtie sur l’emplacement des bains du sérail d’Aben-Maleh.

La place de Jérusalem devait son nom à ces deux fondations du marquis de Tarifa, la maison de Pilate et le Sépulcre.

Notre beau Ramire dormait encore, quand le premier rayon du soleil fit éclater les aigrettes écarlates qui s’élançaient des massifs de cactus sur la terrasse du palais de Medina-Celi. La place était toujours déserte. L’établissement de maître Galfaros ne chantait plus. Saint-Ildefonse, étalant au bout de la place ses rotondités de mosquée, n’avait point encore tinté le premier appel de ses cloches, bien que ce fût le matin d’un dimanche.

Au moment où le campanile doré de la vieille basilique, après avoir grondé sourdement, commençait à sonner cinq heures, des bruits confus se firent entendre dans la rue des Caballerizas. C’étaient des voix joyeuses, dominant des pas de chevaux et des roulements de charrettes. Bientôt s’établit au travers de la place le passage d’une véritable caravane. Les paysans de la campagne de Séville avaient profité de l’ouverture des portes et conduisaient leurs denrées au marché.

C’étaient des légumes de toutes sortes entassés dans des baquets ou portés à dos d’homme, de hautes pyramides de pastèques, de grenades, d’oranges et de limons, des fruits vermeils, des raisins gros comme ceux de la Terre promise, des dattes de la frontière africaine, des bananes et des pommes d’amour.

Les chevaux et les mules avaient leurs caparaçons de fête ; les hommes et les femmes portaient leur toilette des grands jours. Plus d’un majo coquet donnait le bras à sa maja endimanchée ; quelques couples dansaient la manchega le long du chemin.

En même temps, non plus d’un seul point, mais de toutes les rues avoisinantes, d’autres groupes débouchaient. Il n’est à Séville pour se lever matin que les paysans et les gueux. Les gueux se montraient aussi empressés que les paysans.

On les voyait se glisser prestement le long des maisons et courir vers l’église, où ils retenaient leurs places des deux côtés du perron.

À peine prenaient-ils le temps de tendre la main en passant aux marchands de fruits et de légumes, qui se gardaient bien pourtant de refuser la caridad afin d’avoir bonne chance au marché.

Pendant un quart d’heure environ, ce fut sur la place de Jérusalem un bruit, une animation, une cohue. Don Ramire ne s’éveillait point. Son rêve était obstiné. Villageois et villageoises lançaient au dormeur force quolibets ; rien n’y faisait. La fatigue de Ramire tenait bon contre toutes ces espiègleries.

Au perron de l’église, il y avait des cris et des horions. La confrérie des gueux d’Andalousie était régie, depuis « le grand Gafedado » qui florissait sous Philippe III, par des lois très sévères. Mais à quelle société les lois ont-elles jamais manqué ? Les Institutes du « grand lépreux » avaient le sort de celles qui ont fait la gloire de l’empereur Justinien. On les prisait fort, on ne les exécutait point. Les gueux du bon temps se plaignaient amèrement de cette décadence : on les traitait de barbons, et tout était dit.

Seule au monde, cette vertueuse république de Lacédémone sut allier la filouterie organisée au saint respect des vieillards.

Là-bas, vis-à-vis du portail clos de l’antique mosquée, toutes les infirmités humaines étaient aux prises. Manchots, boiteux, culs-de-jatte, paralytiques, aveugles, etc. se disputaient les meilleures places aux degrés du perron. Si le Grand Lépreux, du haut de l’empyrée, voyait en ce moment les discordes intestines de sa famille, il devait être fort humilié de ce spectacle. Ce n’était entre confrères qu’injures et bourrades. Les manchots frappaient des deux mains, les boiteux lançaient de sincères coups de pied, les paralytiques couraient en brandissant leurs béquilles. Il y avait un grand coquin pourvu de trois ulcères à vif, deux sur une jambe, un sur l’autre, qui ruait comme un cabri enragé.

Les gens du marché regardaient cela, riaient et passaient. En Espagne, on ne s’indigne point des ruses de la mendicité. Il faut que tout le monde vive.

Quand la dernière voiture de légumes tourna l’angle du parvis, nos gueux étaient à peu près installés. On ne se disputait plus qu’entre retardataires du second rang. La passion ne s’en mêlait plus. Chacun s’occupait déjà de réparer le désordre de sa toilette : vous eussiez dit des comédiens en loge. Ceux qui avaient le bonheur de s’échelonner sur les degrés du perron donnaient une décente tournure à leurs haillons, et se frottaient le visage de safran pour simuler la pâleur maladive ; d’autres mettaient une couche d’ocre rouge à leurs ulcères ; d’autres resserraient les courroies qui forçaient leurs bras ou leurs jambes à prendre des directions contre nature.

Il y avait une raison ici pour que la guerre civile fût promptement apaisée. Saint-Ildefonse était du nombre des églises interdites aux femmes. On sait que les femmes dans les bagarres, ne jouent le rôle de Sabines que par exception formelle.

Ce serait assurément, au théâtre, une chose effrayante et burlesque à la fois qu’un lever de rideau représentant le perron d’une église andalouse vers la fin du XVIIe siècle. Beaucoup d’écrivains ont dessiné ce tableau, mais quiconque tient une plume est taxé d’exagération. Le crayon vigoureux de Callot lui-même inspire plus de curiosité que de confiance. Ce qu’on ne voit plus, pour la majorité des hommes, n’a jamais existé.

On crierait, selon toute probabilité, à l’invraisemblance, si quelque imprésario audacieux présentait au public cette pochade effrontée. On prononcerait le fameux anathème : c’est forcé ! De par décision sans appel du parterre éclairé, la chose serait déclarée malséante, controuvée, impossible.

Malséante, je ne dis pas non ; mais impossible ! Le pinceau et la plume nous ont laissé des témoignages irrécusables. Notre immortel Lesage a gazé la rudesse des descriptions espagnoles. Non seulement il n’a rien exagéré, mais encore il est resté bien au-dessous de la vérité.

Nous pensons qu’il a fait sagement en ceci, et nous n’essayerons point de reproduire au naturel l’amas d’immondices vivantes, la cascade de plaies, la cohue de misères fantastiques et terribles qui grouillaient sur les degrés de Saint-Ildefonse. L’intérêt de notre récit est ailleurs. Nous dirons seulement au lecteur ; Une fois au seuil de ce sujet, si bizarres que soient vos imaginations, si fou que devienne votre cauchemar, ne craignez rien, allez toujours, vous ne risquez point d’inventer une grimace, une contorsion, une gangrène, une agonie. Les gueux andalous avaient atteint les extrêmes limites du possible. C’étaient les virtuoses de la mendicité. Après eux il faut tirer l’échelle.

On avait encore une heure à attendre jusqu’à l’ouverture des portes pour l’office du matin. Quelques-uns s’arrangèrent pour dormir ; d’autres entamèrent l’entretien. Si vous avez jamais assisté à ces queues qui s’établissent de nuit à la porte de certaines banques célèbres, à la veille d’une grande souscription d’actions, vous pouvez vous faire une idée de la tranquillité soudaine qui succédait à la récente agitation. Là-dedans tout est logique. On se bat tant qu’il y a quelque avantage à conquérir ; mais, dès que les rangs sont légalement fixés, la paix est faite.

– Escaramujo, mon fils, dit un vieillard à barbe vénérable, dont les regards fixes et ternes jouaient la cécité à s’y méprendre, ton manteau est trop neuf, et l’on voit percer le col de ta chemise : ce sont là de mauvaises façons. Ton père était mon ami, je te dois mes conseils.

– Je reçois vos conseils avec tout le respect qui vous est dû, Gabacho, notre ancien, répondit un jeune homme maigre et haut sur jambes, qui s’était coupé le bras en le fourrant sous le corps de sa veste ; mais vous appartenez à une école un peu surannée ; vos méthodes ont vieilli ; nous autres, nous sommes les gueux de l’avenir !

Il se drapa dans son manteau, que le vénérable Gabacho trouvait trop neuf, et qui était une honteuse guenille.

La partie la plus jeune de l’assemblée fit entendre un murmure approbateur.

– Je suis de l’école du grand lépreux, notre père et notre seigneur, répliqua le vieux Gabacho, non sans émotion ; je suis de l’école qui fit la gloire et le profit de notre confrérie. Avec nos méthodes que vous appelez surannées, vous autres freluquets, prétendus novateurs, j’ai vu le temps où je rapportais chaque soir quatre ou cinq écus à ma Brigida. En faites-vous autant, Caparrosa, Domingo, Palabras, Raspadillo, et toi – même, Escaramujo ? Je vous le demande.

Caparrosa était bien plus faraud encore que le bel Escaramujo. Il portait un justaucorps de soldat de couleur bleue, raccommodé avec de larges pièces de toile jaune. Il avait des bottes à retroussis ressemelées de vieux linge, et un sombrero sans fond dont les bords étaient presque tout neufs.

Il était de la classe des gueux sans infirmité apparente : il faisait le poitrinaire avec succès. Domingo était mulâtre. Il portait à la poitrine un chapelet de quinze cicatrices faites par la main barbare d’un commandeur. C’était une victime des blancs.

Palabras, ou mieux don Manoël, était un gentilhomme. Comme d’autres mendiants ont un violon ou une serinette, il avait l’histoire de sa noble famille pour exciter la pitié des passants.

Escaramujo n’avait pas son pareil pour tirer l’écume de ses gencives et simuler d’affreuses attaques d’épilepsie.

Raspadillo, muet de naissance, avait pour industrie de montrer aux âmes charitables sa bouche démesurément ouverte en poussant des cris inarticulés.

Caparrosa. Domingo, Palabras, Raspadillo, Escaramujo sourirent avec suffisance et promenèrent leurs regards vaniteux sur la foule des estropiés, des ulcéreux, des déformés de tout genre qui les entouraient.

– Quel est notre but ? demanda le vieux Gabacho ; exciter la compassion, n’est ce pas ?

– Sans doute, sans doute, répliqua Escaramujo, qui passa sa main souillée dans ses cheveux plats et gras, mais s’il se joint à la pitié un sentiment plus tendre, quel mal voyez-vous à cela ?

Tous les vieux éclatèrent de rire. Caparrosa mit son chapeau sans fond de travers ; Domingo prit un air terrible, et Raspadillo, le muet, prononça d’une voix claire :

– Je conçois qu’à votre âge, avec vos traditions usées et vos habitudes un peu repoussantes, vous ne comptiez que sur la pitié, ô mes respectés compagnons ; mais nous, pourquoi vouloir que nous mettions de côté les avantages dont la nature nous a doués ? S’il passe une jeune senora, elle se détournera de vous pour admirer dans ma bouche ouverte l’ivoire de mes trente-deux dents.

– Ou le musculeux relief de ma poitrine, ajouta Domingo.

– Ou la dignité de ma tournure, déclama Palabras. Combien de fois duègnes et jolies dames ont murmuré à mon aspect : Ce don Manoël ne peut pas perdre ses grands airs d’hidalgo !

Caparrosa fit un geste de la main pour réclamer le silence.

– À quoi bon se vanter soi-même ? dit-il, Je ne parlerai ni de mes avantages personnels, ni de mes talents. Je suis le plus habile, cela me suffit. Cessez vos reproches, croyez-moi. Nous vous abandonnons vos plaies et tout l’attirail humiliant de vos infirmités. Ce n’est pas absolument mauvais, mais cela vieillit. Nommez-moi une chose qui soit éternelle ici-bas. L’école nouvelle, sans repousser systématiquement les anciens moyens, apporte à la confrérie des améliorations, des perfectionnements. Nous savons bien qu’aucune vérité ne conquiert à son début le droit de bourgeoisie ; mais le temps, Dieu merci, sanctionne toutes les grandes découvertes. J’en appelle au temps et à la justice de nos neveux !

Il dit, et drapa avec grâce, autour de ses épaules déguenillées, les lamentables loques de son manteau. La vieille école possédait peu d’adorateurs. Mazapan, le paralytique ; Gengibre, voué à l’ulcère banal et rudimentaire ; Jabato, estropié du bras droit et de la jambe gauche, tous ceux en un mot, qui se cramponnaient à l’enfance de l’art, protestèrent par leurs murmures.

Gabacho, vaincu dans cette lutte d’éloquence, s’écria :

– Nous verrons si le saint Esteban d’Antequerre souffre cela.

– S’il ne le souffre pas !… commença Caparrosa d’un ton provoquant.

– Ô mes amis ! interrompit un très beau gueux à longue barbe blanche, au lieu de vous quereller, écoutez les avis de ma sage expérience.

Celui-ci était le modérateur, le trait d’union entre les écoles rivales. Par son âge, il appartenait à la jeune gueuserie, par le rôle qu’il avait adopté, il faisait partie des anciens. Il avait une trentaine d’années ; il était centenaire de son état. Il avait su se donner avec un tact admirable toute la physionomie d’un patriarche courbé sous le poids de ses jours.

– Dans tous les pays, continua-t-il sans rire, on a coutume de respecter la vieillesse. Quand j’étais jeune, je vous le dis, les hommes étaient meilleurs, et les cordons de leur bourse se lâchaient pour un oui ou pour un non. Le métier se perd, vous le savez aussi bien que moi ; notre art est en décadence, et, au lieu des quatre ou cinq écus dont parlait tout à l’heure notre frère Gabacho, nous avons bien de la peine à rapporter chaque soir dans nos familles quelques misérables cuartos. On a prononcé devant vous le nom du saint Esteban d’Antequerre, illustre dans toutes les Espagnes. Ce personnage très éminent a bien voulu consentir à devenir notre roi, en remplacement du saint Ignaz Mendez, notre dernier chef. Dieu soit loué ! mais qu’il ne trouve point notre confrérie rongée par des dissensions intestines ! Mère du Sauveur ! ne sommes-nous pas assez persécutés par les païens ? Ne savez-vous point que ce mécréant de premier ministre veut chasser de Séville tous les mendiants avec ou sans besace, tous les pèlerins à bourdon et à coquille, tous les vagabonds, pour employer ses expressions méprisantes et maudites ? Ne savez vous pas cela ?

Un grand murmure suivit ces paroles.

– De quoi se mêle-t-il ? gronda Escaramujo.

– A-t-il deux cœurs, dont un dans sa cassette ?

– A-t-il la peau doublée d’acier ?

– S’attaquer à un corps constitué depuis trois cents ans !

– Avec licence du saint-office, de l’hermandad et de la couronne !

La couronne était placée la dernière. Ces gueux ne manquaient pas de flair politique.

– Ô mes chers amis ! reprit le centenaire Picaros, vertueux et prudent comme Nestor, ce premier ministre ne manque pas d’audace. Pour résister aux tentatives séditieuses qu’il médite contre nos privilèges et fueros, il faut un roi fort à la tête d’un peuple uni. On dit que le saint Estaban est une bonne tête ; beaucoup d’entre vous doivent le connaître.

– Moi ! fit le vieux Gabacho, je l’ai vu tout jeune mendier en la ville de Medina-Sidonia, vers le temps où je devins l’époux de ma Brigida. Toutes les escarcelles s’ouvraient à sa voix déchirante.

– Moi ! fit aussi Caparrosa, chef de la jeune école ; il est bel homme et plait aux dames.

– Il faisait le soldat invalide à Cadix en 38, ajouta Mazapan, le paralytique ; si vous l’aviez entendu raconter ses campagnes de Flandres !

– À San Lucar, en 39, reprit Domingo, je fus obligé de quitter la ville, parce que le superbe Estaban portait, comme moi, la casaque du matelot. Il fallait ouïr ses voyages, ses tempêtes et ses traverses dans le pays des cannibales !

D’autres parlèrent encore, et ce fut un concert unanime de louanges. Ceux-ci l’avaient connu, estropié des deux jambes par suite du grand incendie de Grenade en 1633 ; ceux-là lui avaient vu le poignet droit coupé par la barbarie des Maures de Tanger ; tous avaient ouï parler de quelque miracle accompli par lui dans la gaie science de la gueuserie ; tous avouaient avec enthousiasme sa glorieuse supériorité. Il n’y avait de différence qu’entre les appréciations concernant sa personne physique. La plupart de ceux qui l’avaient vu n’étaient point d’accord entre eux : les uns l’avaient vu vieillard, les autres, jeune homme. Raspadillo le voulait petit, Domingo affirmait qu’il était de très haute taille, Gabacho le représentait fluet, Caparrosa soutenait qu’il possédait une fort honorable corpulence.

– Ô mes amis ! conclut le centenaire Picaros avec sa sagesse ordinaire, c’est qu’il joint à ses autres talents l’art d’un grime tout à fait supérieur. Moi aussi, je le connais. Que n’est-il parmi nous pour calmer nos inquiétudes et nos terreurs ! Nous l’attendions hier ; il n’est point venu. Dieu veuille que la journée qui commence ne s’achève point sans que nous fêtions son heureuse arrivée !

Pendant que ces graves paroles étaient échangées entre pères conscrits dans l’assemblée des gueux, la jeunesse moins prévoyante, méprisant les positions sédentaires occupées par les anciens échelonnés sur le perron de Saint-Ildefonse, la jeunesse pelotait en attendant partie. Maravedi, le gamin rachitique, jouait aux billes avec Plizon, l’encéphale, dont la tête se grossissait de trois livres d’étoupe ; Barbilla, l’innocent, sautait le mouton en compagnie du jeune Cornejo, qui savait déjà tomber du haut mal. Quelques adolescents remuaient les dés sur le pavé ; d’autres enfants, plus petits, roulaient joyeusement leurs haillons dans la poussière.

Il arriva que Maravedi aperçut don Ramire enveloppé dans son manteau et dormant au pied de son pilier. À cet âge le sommeil est bon, si dur que soit le lit où l’on repose, si inquiétantes aussi que puissent être les préoccupations de l’esprit. Don Ramire avait gardé sa position première. Sa face était tournée vers le balcon d’Isabel, qui sans doute avait eu son dernier regard.

Son manteau seulement s’était dérangé et découvrait entièrement son visage. Il souriait à quelque rêve. C’était une bonne et belle figure, très franche, un peu naïve même, et dont les traits, déjà mâles, gardaient je ne sais quelle arrière-nuance de douceur enfantine.

Maravedi lâcha ses billes et se coula le long de l’arcade mauresque. Il vint jusqu’au pilier dont la base servait d’oreiller au dormeur.

– Holà ! cria-t-il, voici un gentilhomme qui va étrenner notre matinée !

En un clin d’œil, deux douzaines de gueux furent sur pied.

– Les places tiennent-elles ? fut-il demandé.

– Les places tiennent.

C’était un contrat. Les heureux qui étaient aux premières stalles laissèrent une croûte de pain, un lambeau de n’importe quoi, pour témoigner de leur possession, et l’assemblée suivant la jeunesse longea clopin-clopant la maison du Sépulcre.

– Un gentilhomme, cela ! s’écria Palabras avec mépris.

– Un mendiant plutôt, dit Gabacho en arrivant auprès de Ramire.

– Son manteau ne vaut pas trois pecetas, mes amis ! fit Picaros Nestor, qui toucha l’étoffe en connaisseur.

– Quelle tenue ! ajouta le fier Caparrosa.

Et le galant Escaramujo :

– Celui-là ne nous fera pas de tort auprès des senoras de Séville.

– Et cependant, fit observer Raspadillo, toujours aimable, bienveillant et coquet, si vous donniez un coup de fer à ces cheveux, un coup de brosse à ce pourpoint, il ne serait pas mal, ce jeune pataud d’Aragonais !

Tous les Espagnols ont la marotte de reconnaître à la simple vue la provenance exacte d’un compatriote.

– Il est trop grand pour un Aragonais, décida Gabacho ; c’est un Galicien.

– C’est un Castillan du haut en bas !

– Il n’est pas assez maigre pour un Castillan, riposta Escaramujo ; voyez son col ; il est trop blanc ; c’est un Basque.

– Il est trop découplé pour un Basque, c’est un Catalan.

– Un Portugais plutôt !

– Allons donc ! trancha Caparrosa, ne reconnaissez-vous pas le Murcien à ce nez droit, à cette bouche !…

– Ô mes amis ! je pencherais à croire que ce jeune aventurier est un Léonais, s’il n’a pas cependant reçu le jour dans la Navarre.

Ainsi parla le centenaire Picaros. Maravedi s’écria :

– Il faut savoir cela et lui épousseter les reins avec nos gaules, s’il vient pour nous faire concurrence.

Le manteau de Ramire cachait son épée. Nos gueux, se voyant cinquante contre un, étaient animés d’un courage extraordinaire : ils se sentaient d’humeur plaisante ce matin. Ce ne fut qu’un cri :

– Éveillons le drôle ! éveillons-le !

Ramire s’agita légèrement dans son sommeil, et nos gueux de rire :

– Une paille ! dit Escaramujo. Maravedi, chatouille-lui l’oreille.

Maravedi, Plizon, Cornejo, Barbilla et les autres gueusillons se mirent aussitôt à ramasser sur le pavé les brins de paille tombés des charrettes. Ils revinrent tous ensemble armés de longues tiges, et entourèrent le dormeur. On faisait silence. Maravedi s’empara d’une oreille, Barbilla prit l’autre, Plizon et Cornejo, présentant leurs fétus aux narines de Ramire, commencèrent à le chatouiller doucement.

En conscience, ce jeu eût été plus sûr avec l’honnête Bobazon endormi là bas, sous la voûte, près de la fontaine.

Ramire eut deux ou trois petites convulsions qui réjouirent fort la galerie ; puis s’éveillant tout à coup, il ouvrit les yeux et bondit sur ses pieds comme un ressort qui se détend.

Les gueux reculèrent au seul éclair de ses yeux. Le regard du jeune drôle, comme ils l’appelaient, leur ôtait toute envie de savoir s’il était de Galice, de Navarre ou bien d’ailleurs.

Dans ce premier moment de trouble, Ramire porta la main à son épée. Aussitôt tous les chapeaux furent tendus, tous les corps se contournèrent, chacun était à son rôle.

Ramire se vit entouré d’un cercle de boiteux, de manchots, d’aveugles et de paralytiques. Les enfants eux-mêmes étaient chargés d’effrayantes infirmités.

Et tout ce peuple d’invalides entonna en chœur une lamentable plainte.

– Seigneur cavalier, ayez pitié d’un malheureux privé de la vue ! disait Gabacho.

– La charité ! criaient Mazapan et Gengibre.

Le muet Raspadillo ouvrait une énorme bouche d’où sortaient des sons inhumains.

Caparrosa toussait à l’écart, tenant à deux mains sa poitrine déchirée.

Domingo gémissait en langage créole.

Escaramujo écumait et grinçait sur le pavé.

– Ô mon noble ami, chantait Picaros, donnez un morceau de pain à celui que la colère de Dieu tient trop longtemps en captivité sur la terre. J’ai connu peut-être le père de votre aïeul ; secourez mon grand âge : hier, j’entamai par la prière et le jeûne ma cent treizième année.

Il était courbé, maintenant, ce Nestor ; sa barbe blanche balayait son nombril ; ses pauvres jambes tremblotaient. Vous eussiez été tenté de dire en le voyant : Ce bon père paraît encore plus que son âge.

Gabacho racontait comment il avait perdu la vue par le feu du ciel ; Jabado, en équilibre sur sa bonne jambe, montrait, de la main gauche, la balle hollandaise qui lui avait enlevé le bras droit. Don Manoël Palabras récitait le poème des malheurs de sa famille ; Maravedi, contourné en Z ; Plizon, tenant à deux mains sa tête monstrueuse ; Barbilla, riant son rire idiot ; Cornejo, sautant comme une carpe et singeant les convulsions de la danse de Saint-Gui, poussaient d’affreux glapissements.

– Seigneur cavalier, pitié pour une misérable créature !

– Paralytique depuis quatorze ans, seigneur cavalier !

– Cent treize ans d’âge, ô mon très noble ami !

Et des cris et des sanglots, et des plaintes qui poignaient le cœur.

Au lieu de dégainer, Ramire se boucha les oreilles.

Puis, ayant détaillé du regard toutes les épouvantables détresses qui grouillaient autour de lui, il prit sous son pourpoint un boursicot de cuir, hélas ! plat comme un gâteau de maïs grenadin, et dit avec une sincère compassion :

– Par saint Jacques, patron de mon vénéré père, je suis pauvre comme Job, mais en voici qui ont l’air encore plus pauvres que moi ! Mes camarades, je ne peux pas vous guérir de vos infirmités, mais j’ai quatre pistoles d’or dans ma bourse, et je les partagerai avec vous.

Share on Twitter Share on Facebook