VII L'AFFUT

La lune, momentanément dégagée de son voile de nuages frappait en plein la porte de la maison solitaire. René put voir la personne qui ouvrait la porte en dedans.

C'était une vieille femme de taille virile, aux traits durs et tannés. Elle portait ce bizarre et beau costume hongrois que les danseuses nomades ont fait connaître dès longtemps sur nos théâtres.

La figure du nouveau venu restait au contraire invisible. Il se présentait de dos, et le collet de son manteau rejoignait les bords larges de son chapeau.

La vieille lui dit quelque chose à voix basse.

Il se retourna vivement, comme si son regard eût voulu percer les ténèbres dans la direction du champ de framboisiers où René était caché.

Ce fut l'affaire d'un instant. René vit seulement que la figure était jeune et encadrée de longs cheveux qui lui semblèrent blancs. La porte se referma, et la maison redevint silencieuse.

Mais minuit devait être l'heure d'une réunion ou d'un rendez-vous, car, dans l'espace de dix minutes tout au plus, trois autres voitures montèrent le faubourg, amenant trois mystérieux personnages qui frappèrent à la porte comme le premier, furent comme lui interrogés en latin et répondirent dans la même langue.

René avait pu remarquer qu'ils avaient une façon particulière d'espacer les coups en heurtant à la porte. Il y avait six coups, ainsi divisés : trois, deux, un.

Quand le dernier fut entré, les alentours restèrent muets pendant une demi-heure. La ville dormait maintenant et n'envoyait plus ces larges murmures qui, de nos jours, emplissent la campagne de Paris jusqu'à une heure si avancée de la nuit.

La pluie avait cessé ; la lune épandait partout sur le paysage plat et triste sa froide lumière.

René n'avait pas bougé, des pensées confuses naissaient et mouraient dans son cerveau. Pas une seule fois, l'idée de se retirer ne lui vint.

Il était brave comme les neuf dixièmes des jeunes gens de son âge : nous ne voulons donc point noter comme un fait surprenant chez lui l'absence de toute crainte.

Mais il était discret, scrupuleux en toutes choses touchant à l'honneur. Étant donnés son caractère et son éducation, il aurait dû éprouver un scrupule, doublé par la situation particulière de sa famille.

Évidemment il y avait là un mystère. Selon toute apparence, le mystère se rapportait à des menées politiques. De quel droit René gardait-il l'affût à portée de ce mystère !

Une pareille conduite a un nom qui repousse l'estime et inspire la haine plus ou moins réfléchie de ce juge trop prompt qui s'appelle tout le monde : un nom qui est une explication et devrait être souvent une excuse, car l'espion, ce soldat de la lutte douloureuse et sans gloire, met, la plupart du temps, sa vie même au service de son obscur dévouement.

René n'était pas un espion. On est espion par passion, par devoir ou pour un salaire. René vivait d'une existence complètement en dehors de la politique. Les idées qui enfiévraient encore ceux de son pays et de sa race n'avaient jamais été en lui. Il appartenait à cette génération transitoire qui réagissait contre la violence des grands mouvements : c'était un penseur, peut-être un poète ; ce n'était ni un chouan, ni un républicain, ni un bonapartiste.

Au point de vue politique, la réunion qui avait lieu derrière ces muettes murailles n'avait pour lui aucune espèce d'intérêt. La passion ici lui manquait ; il n'en était ni à discuter ni surtout à reconnaître ce devoir qui naît pour chacun à l'heure même où une conspiration montre le bout de son oreille, devoir controversé, mais que l'opinion du plus grand nombre caractériserait certainement ainsi : faire ou ne pas faire.

Combattre pour ou aller contre.

La neutralité porte honte.

René, pourtant, restait neutre, non point par défaut de courage, mais parce que, à certaines époques et après certaines secousses, le patriotisme ne sait pas à quoi se prendre.

Les partis ont intérêt à être sévères et à nier ces subtiles évidences ; mais l'histoire parle plus haut que l'intolérance des raisonneurs et confesse de temps à autre qu'il y a lieu de se demander, parmi la cohue des égoïsmes ébriolant : Où donc est la patrie !

René restait là et ne s'interrogeait même pas sur la question de savoir quel usage il ferait d'une découverte éventuelle ! Le souvenir de la machine infernale lui traversa l'esprit et le laissa dans sa somnolence morale.

Cela ne lui importait point. Il semblait qu'il fût dans un monde à part, tout plein de romanesques et puériles préoccupations.

On lui avait jeté un sort.

Il songeait à elle, à elle seulement. Elle était là. Qu'y faisait-elle ?

II était là pour elle. Il restait là pour la voir sortir comme il l'avait vue entrer, et pour la suivre de nouveau, n'importe où.

Chose lugubre, la pensée d'Angèle lui venait à chaque instant et il la chassait brutalement comme on secoue la tyrannie de ces refrains qui s'obstinent.

La pensée d'Angèle, chassée, revenait douce, patiente : de pauvres beaux yeux souriants, mais mouillés de larmes.

Et comment dire cela ? René la repoussait comme il eût fait d'un être vivant, lui disant avec colère : Ne sais-tu pas que je t'aime ?

Il l'aimait. Peut-être ne l'avait-il jamais mieux aimée. Les rêves éveillés de cette nuit malade la lui montraient adorablement belle et suave.

Avez-vous connu de ces malheureux, de ces damnés qui délaissent furtivement la maison où dorment les enfants chéris et la femme bien-aimée pour aller je ne sais où, au jeu, à l'absinthe, au vertige, à la mort lente et ignominieuse ?

Ils sont nombreux, ces fous. Ils sont innombrables.

On dirait que leur mal endémique appartient étroitement à la nature humaine.

Ils sont du peuple, et pour eux de terribles spéculateurs ont bâti récemment ces palais presque somptueux où le billard au rabais et l'alcool vendu an plus juste prix appellent le pauvre. – Et quand le pauvre, laissant ce rêve de lumière et d'ivresse, rentre dans son taudis sombre où sa famille demande du pain, le drame hurle si épouvantablement que la plume s'arrête et n'ose plus…

Ils sont de la bourgeoisie, qui a d'autres entraînements. Chaque caste, en effet, semble avoir son mirage particulier, sa démence spéciale. Ils laissent chez eux une fraîche et blanche femme, instruite, spirituelle, bonne et jeune, ils franchissent la porte de derrière d'un bas théâtre, et les voilà aux genoux d'une créature vieille, laide, ignorante, grossière et stupide. Là-bas ils sont aimés, ici on se moque d'eux. Et ils jettent à pleines mains l'avenir de leurs enfants dans le giron de cette Armide, qui garde à ses vêtements parfumés l'odeur de pipe empruntée à l'autre amant : l'amant de cœur, celui-là : vilain, sale et qui bat ferme !

Un vainqueur ! Un héros ! Une brute !

Ils sont de l'art ou des écoles. Ceux-là n'ont pas de famille. C'est leur vie même qu'ils désertent, leur noble et virile jeunesse pour aller, vous savez où, boire l'idiotisme verdâtre que Circé, à deux sous, verse dans tous les coins de Paris, à cheval sur l'extrême sommet de la civilisation.

Ils sont de la magistrature et de l'armée : deux grandes institutions dont on ne peut parler sans ébranler quelque chose ou quelqu'un : silence !

Ils sont de la noblesse ou de la richesse, ces aristocraties rivales aujourd'hui, qui se fout concurrence dans le mal comme dans le bien. Ils démolissent, avec une fureur sauvage, tout ce qu'ils ont intérêt à sauvegarder.

Parfois leurs orgies contre nature épouvantent tout à coup la ville, qui se regarde avec effroi pour voir si elle n'aurait point nom par hasard, depuis hier, Sodome ou Gomorrhe…

D'autres fois l'auditoire livide d'une cour d'assises écoute, en retenant son souffle, ce calcul terrifiant : combien il faut de coups de hache pour tuer une duchesse !

D'autres fois encore… Mais à quoi bon poursuivre ?

Et quand même nous irions plus haut que les ducs, croyez-nous, il n'y aurait pas outrage : la tristesse profonde n'insulte pas.

Et la folie humaine, poussée à ce degré, inspire plus de douleur que de colère.

René subissait ce navrant délire qui fut de tout temps notre lot. Le bonhomme La Fontaine l'a dit en souriant, montrant ce chien malavisé qui lâche sa proie pour l'ombre.

Et, certes, le chien de La Fontaine avait encore bien plus d'esprit que nous, car l'ombre ressemble à la proie, – et nous, combien souvent abandonnons-nous la plus belle des proies pour une ombre hideuse !

Comment ne pas croire à cet axiome des naïfs ? On jette des sorts, allez, c'est certain : au peuple, aux bourgeois, aux artistes, aux écoles, aux magistrats, aux généraux, aux ducs, aux millionnaires et au reste.

René avait un sort, il allait ainsi à cette femme aveuglément, fatalement.

Il fut longtemps, car son intelligence était frappée, à joindre ensemble ces deux idées : la femme et la conspiration.

Quand ces deux idées se marièrent en lui, une joie extravagante lui fit bondir le cœur.

– Elle conspire ! Se dit-il. Je conspirerai.

Contre qui ? Pour qui ? La question n'est jamais là. Il ne faut point juger les fous à l'aide de la loi qui régit les sages.

Incontinent le cerveau engourdi de René se mit à travailler, Il chercha ; c'était un lien providentiel.

Pendant qu'il cherchait, une autre hypothèse s'offrit et le troubla.

Ce ne sont pas seulement les conspirateurs qui se cachent, les malfaiteurs ont naturellement aussi ces mystérieuses allures.

René eut le frisson, mais il ne s'arrêta point pour cela.

Il en fut quitte pour prononcer le mot des amoureux et des fous :

– C'est impossible !

Et il continua sa tâche mentale.

Six coups retentirent, frappés ainsi : trois, deux, un. À la question latine cette réponse qu'il savait déjà par cœur fut faite :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un Frère de la Vertu. »

Voilà quel fut le raisonnement de René :

Avec cela on pouvait s'introduire dans la maison.

Une fois dans la maison, peut-être y avait-il d'autres épreuves.

Mais le hasard, qui avait servi René si étrangement jusque-là, devait le servir encore.

– Je la verrai, se disait-il.

Et ce seul mot mettait des frémissements dans tout son être.

Le temps avait passé cependant. Un grand nuage noir venait de Paris, argentant déjà ses franges déchiquetées aux approches de la lune.

Depuis quelques minutes le silence immobile de cette nuit semblait s'animer vaguement.

Ce chant souterrain qui avait lancé un instant René dans le pays des illusions ne s'était point renouvelé. Rien ne venait de la maison, toujours morne et sombre, mais un ensemble de bruits presque imperceptibles montait de la plaine.

Ainsi doit être affectée l'ouïe de l'homme d'Europe, ignorant les secrets de la prairie, quand les sauvages peaux-rouges rampent, par la nuit noire, sur le sentier de la guerre.

Le bruit était né derrière la maison, puis il s'était divisé, éparpillé en quelque sorte, tournant autour des bâtiments et se perdant au lointain, pour se rapprocher ensuite, mais dans une direction autre.

Un instant vint où il sembla partir de l'enclos même on végétaient fraternellement les framboisiers, les cassis, les groseilliers et les petits cerisiers de Montmorency.

On ne peut dire que René fît beaucoup d'attention à ces bruits. Il les percevait néanmoins, car il avait passé son enfance en Bretagne, et il était chasseur.

Il y eut un moment où il rêva ces grandes châtaigneraies qui sont entre Vannes et Auray. Il s'y voyait à l'affût et il entendait les braconniers se glisser vers lui sous bois.

Mais sa pensée revenait toujours à elle. Il avait un sort.

Quand le grand nuage aux bords argentés mordit la lune, les clochers de Saint Bernard, de Sainte Marguerite, des Quinze-Vingts et de Saint-Antoine envoyèrent la première heure de la nuit.

René en était à se dire : « Allons ! Il est temps, » lorsque l'obscurité soudaine qui couvrit le paysage l'éveilla vaguement.

Un animal – ou un homme – était évidemment à quelques pas de lui dans le fourré. Le gros gibier est rare dans les marais du faubourg Saint-Antoine. René, cédant à l'obsession qui le tyrannisait et ne voulant point croire au témoignage de ses sens, allait marcher vers la maison, lorsque ces mots, prononcés d'une voix très basse, arrivèrent jusqu'à son oreille.

Je ne le vois plus ; où donc est-il ?

Par le fait, dans la nuit plus noire, René disparaissait complètement an milieu du buisson où il s'était accroupi.

Il ne s'agissait plus de rêves. René recouvra aussitôt tout son sang-froid. Il n'avait pas d'armes. Il demeura immobile et attendit.

Les bruissements avaient cessé depuis quelques secondes, lorsqu'un cri de détresse, long et déchirant, retentit à sa gauche dans les groseilliers. René, pris à l'improviste, n'eut pas l'idée que ce pût être une ruse et se leva tout droit pour s'élancer au secours.

Il y eut un ricanement multiple dans les ténèbres, et un coup violent, assené sur la tête du jeune Breton, par derrière, le rejeta, étourdi, dans le buisson qu'il venait de quitter.

Pendant une seconde ou deux, au milieu d'un grand mouvement qui l'entourait, des figures inconnues dansèrent au-devant de son regard ébloui. Un flambeau se mit à courir, venant de la maison, dont la porte ouverte montrait de sombres lueurs.

Aux rayons apportés par ce flambeau, René vit une grande silhouette toute noire : un nègre de taille colossale, dont les yeux blancs luisaient.

Nous parlons au positif, parce qu'il serait monotone et impossible de raconter en gardant toujours la forme dubitative, mais il est certain que René doutait profondément du témoignage de ses sens.

Tout cela était désormais pour lui un invraisemblable cauchemar.

Chacun sait bien ce qui peut être vu dans le court espace de deux secondes, quand l'œil troublé miroite et aperçoit tous les objets sous une forme fantastique. Il y avait ce nègre auquel on ne pouvait pas croire, un nègre à prunelles roulantes et à poignard affilé comme on en met à la porte des salons de cire. Il y avait un homme maigre et pâle, plus maigre et plus pâle qu'un cadavre ; il semblait tout jeune et avait les cheveux blancs ; il y avait un Turc, aux cheveux rasés sous son turban, et d'autres encore dont les physionomies et les costumes apparaissaient bizarres au point d'aller en dehors de la vraisemblance.

Rien de tout cela ne devait être réel, à moins que notre Breton ne fût tombé au milieu d'une mascarade.

Et le carnaval était fini.

Ces chocs violents qui, selon la locution populaire, allument « trente-six mille chandelles », peuvent aussi évoquer d'autres fantasmagories.

Cependant non seulement René voyait, mais il entendait aussi, et ce qu'il entendait se rapportait merveilleusement à l'étrange mise en scène de son rêve.

Tous ces déguisements divers parlaient des langues différentes.

Bien que René ne connût point tous ces divers langages, il reconnaissait ce latin prononcé à la façon hongroise et qu'il avait remarqué déjà cette nuit, l'italien et l'allemand.

Tous ces idiomes parlaient de mort, et un : « Let us knock down the damned rascal ! » (Assommons le maudit drôle !) prononcé avec le pur bredouillement des cockneys de Londres fut comme le résumé de l'opinion générale.

La plume ne peut courir comme les événements. Il y eut un commencement d'exécution, arrêté par une nouvelle péripétie, tout cela dans le court espace de temps que nous avons dit.

L'Anglais parlait encore, brandissant un de ces fléaux faits de baleine, de cuir et de plomb que John Bull a baptisés self-preserver et auquel René devait sans doute le lâche coup qui l'avait terrassé ; le nègre, mettant un genou dans l'herbe, raccourcissait déjà le bras qui allait frapper, lorsqu'une voix de femme, sonore et douce, fit tressaillir le cœur de René dans sa poitrine.

Il ne vit point celle qui parlait, et pourtant il la reconnut, aux sons d'une voix qu'il n'avait jamais entendue.

Elle disait, tout près de lui, mais cachée par la cohue d'ombres étranges qui se pressaient alentour :

– Ne lui faites pas de mal : c'est lui !

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