XXIII LE RÉVEIL

Les mairies de Paris donnent maintenant trois francs à toute famille pauvre qui fait vacciner son enfant. Ce n'est pas cher, et cela paye pourtant avec splendeur les vingt années de souffrances, envenimées par le sarcasme, que Jenner vécut, entre l'invention de la vaccine et le jour où la vaccine fut victorieusement acceptée.

De même les quelques milliers de thalers employés à fondre le bronze de la statue érigée à Samuel Hahnemann payent glorieusement les cailloux qui poursuivirent jadis le maître lapidé.

Ainsi va le monde, conspuant d'abord ce qu'il doit adorer.

L'homéopathie compte désormais au nombre des systèmes illustrés par le triomphe. Elle possède la vogue, ses adeptes roulent sur l'or, éclaboussant les anciennes et illustres méthodes, qui protestent en vain du haut des trônes académiques. La raillerie a émoussé sa pointe, le dédain s'est usé, la haine est venue, cette providentielle consécration du succès.

Ceci n'est point un livre de science ; tout au plus y pourra-t-on trouver, chemin faisant, quelques pages détachées de la curieuse histoire des contradictions de l'esprit humain. Nous voulons pourtant ajouter un mot, à propos de la doctrine du grand médecin de la Saxe royale.

Quelquefois, l'homéopathie semble arrêtée tout à coup dans sa marche triomphante par une large rumeur : on l'accuse d'avoir tué quelque personnage illustre ou d'avoir ouvert à quelque prince héritier la succession d'un trône.

C'est qu'elle est, en effet, généralement la médecine de bien des gens dont on parle ; elle soigne l'art qui est en vue et tâte volontiers le pouls des mains qui tiennent le sceptre, tout en ouvrant bien larges au travail et à l'infortune les portes de ses dispensaires. Ceux qu'elle tue, comme disait notre grand comique, ennemi né des médecins, font du bruit en tombant.

Et puis, les meilleures médailles ont leur revers. Samuel Hahnemann, qui a inventé tant de spécifiques, n'a pas laissé dans son testament la formule capable d'extirper le charlatanisme.

Il y a des charlatans partout, et les charlatans, par une heureuse propriété de leur nature, préfèrent les palais aux chaumières.

En somme, nous avons voulu montrer ici seulement les débuts d'un praticien original qui, sous la Restauration, quinze ans plus tard, passa pour sorcier, tant ses cures semblèrent merveilleuses.

Après qu'il eut prononcé le nom d'Angèle, René de Kervoz redevint silencieux ; mais son pâle visage prit, en quelque sorte, le pouvoir d'exprimer ses pensées. On pouvait suivre sur son front comme un reflet fugitif des rêves qui traversaient son sommeil.

Jean-Pierre Sévérin et Germain Patou l'examinaient tous les deux avec attention. Tantôt sa physionomie s'éclairait, trahissant une vague extase, tantôt un nuage sombre descendait sur ses traits, qui exprimaient tout à coup une poignante souffrance.

L'étudiant consulta plusieurs fois sa montre, et ne donna la troisième prise du médicament que quand l'aiguille marqua l'heure voulue.

Quelques minutes après que le globule eut fondu sur la langue du dormeur, ses yeux s'ouvrirent encore, mais cette fois tout grands.

Ses yeux n'avaient point de regard.

– Lila ! Prononça-t-il d'une voix changée.

Puis avec une soudaine colère qui enfla les veines de son front :

– Va-t'en ! Va-t'en !

– M'entendez-vous, monsieur de Kervoz ? demanda Jean-Pierre, incapable de se contenir.

On eût dit un charme subitement rompu.

Les paupières de René retombèrent, tandis qu'il balbutiait :

– C'est un songe ! Toujours le même songe, tantôt Lila, tantôt Angèle… l'haleine brûlante du démon, les doux cheveux de la sainte !…

Sa main eut, sous la couverture, un mouvement frémissant, comme s'il eût caressé une chevelure.

– Angèle est morte ! pensa tout haut Jean-Pierre. Je comprends tout ce qu'il dit… tout !

Sa joue était plus livide que celle du malade, et ses yeux exprimaient une indicible terreur.

René se couvrit tout à coup le visage de ses mains :

In vita mors, murmura-t-il, in morte vita ! Toujours le même songe ! La mort dans la vie, la vie dans la mort !… Non… non… C'est le frère de ma pauvre mère… je ne te donnerai pas les moyens de le perdre !

L'attention des témoins redoublait.

– De qui parle-t-il ? demanda Patou après un moment de silence.

– Le frère de sa mère, répondit Gâteloup, est un marchand de chevaux de Normandie, vers la frontière de Bretagne. Je ne sais pas ce qu'il veut dire.

René bondit sur son lit.

– C'est toi, c'est toi, cria-t-il, la vivante et la morte !… C'est toi qui es la comtesse Marcian Gregoryi !… C'est toi qui es Addhéma la vampire !

Il s'était levé à demi ; il se laissa retomber épuisé.

Jean-Pierre passa ses doigts sur son front baigné de sueur.

– Je ne crois pas à cela, au moins, prononça-t-il entre ses dents serrées ; je ne veux pas y croire, c'est l'impossible !

– Patron, répondit l'étudiant gravement, je ne suis pas encore assez vieux pour savoir au juste ce à quoi il faut croire. Il n'y a jusqu'à présent qu'une seule chose que je nie, c'est l'impossible ?

Et son doigt tendu désignait la devise latine, courant autour du cartouche qui ornait la cheminée.

La devise disait exactement les paroles échappées au sommeil de René.

Patou poursuivit :

– L'homme a dit longtemps : Cela n'est pas parce que cela ne peut pas être, mais, depuis quelques années, Franklin a joué avec la foudre ; un pauvre diable de ci-devant, le marquis de Jouffroy, fait marcher des bateaux sans voile ni rames, avec la fumée de l'eau bouillante… Vous pouvez me parler si vous avez quelque chose à dire : je sais la légende du comte Szandor, le roi des vampires, et de sa femme, l'oupire Addhéma.

– Moi, je ne sais rien, répliqua rudement Jean-Pierre. Le monde vieillit et devient fou !

– Le monde grandit et devient sage, repartit l'étudiant. Les vieux républicains comme vous sont de l'ancien temps tout comme les vieux marquis. Le jour viendra où l'on aura honte de douter, comme hier encore on rougissait de croire.

La chandelle de suif, presque entièrement consumée, bronzait de sa flamme mourante le cuivre du flambeau. Elle rendait ces lueurs vives, mais intermittentes, des lampes qui vont s'éteindre.

Mais la fin de la nuit était venue, et les premières lueurs du crépuscule arrivaient par la porte entr'ouverte.

René de Kervoz, assis sur son séant, était soutenu par Jean-Pierre, tandis que Germain Patou, agitait dans un verre à demi plein un liquide qui semblait être de l'eau pure.

René avait l'air d'un fiévreux ou d'un buveur terrassé par l'orgie.

– Ne me demandez rien, dit-il ; et ce fut sa première parole. Je ne sais pas si je pense ou si je rêve. La moindre question me ferait retomber tout au fond de mon délire.

– Buvez, lui ordonna Patou, qui approcha une cuiller de ses lèvres.

Le jeune Breton obéit machinalement.

– Combien y avait-il de temps que vous ne m'aviez vu, père ? demanda-t-il en s'adressant à Gâteloup.

– Trois jours, répondit celui-ci.

René fit effort pour éclaircir les ténèbres de son cerveau.

– Et n'ai-je point vu Angèle depuis ce temps ! Questionna-t-il encore.

– Non, répliqua Jean-Pierre.

– Trois jours, reprit René, qui compta péniblement sur ses doigts. Alors nous sommes au matin du mariage.

Jean-Pierre baissa les yeux.

– C'est vrai, c'est vrai, balbutia le jeune Breton, dont les traits se décomposèrent, Angèle est morte !

Deux grosses larmes roulèrent sur sa joue.

Jean-Pierre se redressa, sévère comme un juge.

– Comment savez-vous cela, monsieur de Kervoz ? Interrogea-t-il à son tour.

René pleurait comme un enfant, sans répondre.

Jean-Pierre répéta sa question d'un ton de sombre menace.

– J'ignore tout, balbutia René. Mais j'ai le cœur meurtri comme si quelqu'un m'eût dit : Elle est morte.

– Elle est morte ! prononça Jean-Pierre comme un écho.

– Qui vous l'a dit ?

– Personne.

– L'avez-vous vue ?

– Sa dernière lettre, balbutia le vieil homme, dont les larmes, jaillirent, était écrite avec du sang et disait : Je vais mourir !…

René se leva de son haut et mit ses deux pieds nus sur le parquet.

– Il est peut-être temps encore ! s'écria-t-il, rendu comme par enchantement à l'énergie de son âge.

Jean-Pierre secoua la tête et voulut le retenir pour l'empêcher de tomber : mais Germain Patou dit :

– C'est fini, la crise est passée.

Et en effet René resta solide sur ses jarrets.

– Dites-moi tout, reprit René d'une voix basse, mais ferme. Je ne sais rien. Ces trois jours ont été arrachés à ma vie… et bien d'autres avant eux. Je ne sais rien, sur mon salut, sur mon honneur ! Je n'ai jamais cessé de l'aimer. J'ai été fou encore plus que criminel, et cela me donne le droit de la venger.

Jean-Pierre l'attira contre son cœur.

– Nous aurions été trop heureux ! pensa-t-il tout haut. La pauvre femme me disait souvent : « J'ai tant de joie que cela me fait peur ! » Nous sommes vieux tous deux, elle et moi, monsieur de Kervoz, nous ne souffrirons pas bien longtemps désormais… Promettez-moi que vous serez le frère et l'ami de l'enfant qui va rester tout seul.

– Votre fils sera mon fils ! s'écria René.

– Part à deux ! fit Germain Patou. Mais vous ne vous en irez pas comme cela, patron, de par tous les diables ! Hahnemann soigne aussi le chagrin. Votre chère femme a sa résignation chrétienne, et ce fils dont vous parlez : elle va reporter sur lui tout son cœur…

Jean-Pierre secoua la tête une seconde fois et murmura :

– Son cœur, c'était Angèle !

– Et si Angèle n'était pas morte ? interrompit l'étudiant. Nous n'avons pas de preuves…

Cette fois ce fut René qui secoua la tête, répétant à son insu :

– Angèle est morte !

Germain Patou, obstiné dans l'espoir, comme tous ceux dont la volonté doit briser quelque grand obstacle, répondit :

– Je le croirai quand je l'aurai vu.

Jean-Pierre raconta en quelques mots l'histoire de ces pauvres lettres, si naïvement navrantes, trouvées sur l'appui de la croisée, et dont la dernière, celle qui était écrite avec du sang, avait percé le carreau.

René de Kervoz écoutait. Sa force d'un instant l'abandonnait et ses jambes tremblaient de nouveau sous le poids de son corps.

Il tomba sur le lit en gémissant :

– Je l'ai tuée !

Puis, sa raison se révoltant contre sa conviction, qui n'avait aucune base humaine et ressemblait à l'entêtement de la démence, il s'écria :

– Courons ! Cherchons !…

Sa parole s'arrêta dans sa gorge, et ses yeux devinrent hagards.

– Il y a longtemps déjà, fit-il d'une voix qui semblait ne pas être à lui, longtemps. J'ai tout vu en rêve et tout entendu, tout ce qu'elle écrivait… Sa pauvre plainte me venait d'en haut… Et j'ai été dans le jardin du quai des Ormes, au bord de l'eau… une nuit où la Seine coulait à pleines rives… Elle s'est mise à genoux… et le Désespoir l'a prise par la main, l'entraînant doucement dans ce lit glacé où l'on ne s'éveille plus jamais… jamais !…

Un sanglot convulsif déchira sa poitrine.

– Le reste est horrible ! Poursuivit-il, parlant comme malgré lui. Elle est venue… mes lèvres connaissaient si bien ses doux cheveux. J'ai baisé les chères boucles de sa chevelure ; j'en suis certain, j'en jurerais… Qui donc m'a raconté la hideuse histoire de ce monstre gagnant une heure de vie pour chaque année de l'existence qu'elle volait à la jeunesse, à la beauté, à l'amour ?…

Ce fut un cri qui répondit à cette question.

– Lila !… c'est Lila qui me l'a dit… Et la Vampire ne peut se soustraire à cette loi de conter elle-même sa propre histoire ?…

Il s'élança loin du lit, comme si le contact des couvertures l'eût brûlé.

– Je me souviens ! je me souviens ! Râla-t-il, en proie à un spasme qui l'ébranlait de la tête aux pieds, comme l'ouragan secoue les arbres avant de les déraciner. Il y a des choses qui ne se peuvent pas dire… Mon cœur restera flétri par ce sépulcral baiser… C'est ici l'antre du cadavre animé… du monstre qui vit dans la mort et qui meurt dans la vie !

Son doigt crispé montrait la devise latine, que les lueurs du matin, glissant par l'ouverture de la porte entrebâillée, éclairaient vaguement.

Il chancela. Jean-Pierre et Patou coururent à lui pour le soutenir, mais il les repoussa d'un geste violent.

– Tout est là, désormais ! dit-il en se frappant le front. Ma mémoire ressuscite. J'ai trahi le sang de ma mère… Tant mieux ! Entendez-vous ? Tant mieux ! Ma trahison va me mettre sur les traces de la comtesse Marcian Gregoryi… Angèle sera vengée !

Il se précipita, tête première, au travers des appartements et descendit l'escalier en quelques bonds furieux.

Jean-pierre et l'étudiant se lancèrent à sa poursuite sans avoir le temps d'échanger leurs pensées.

Quand ils atteignirent la rue, René en tournait l'angle déjà, courant avec une rapidité extraordinaire vers les ponts de la rive droite.

Nos deux amis suivirent la même direction à toutes jambes.

Derrière eux, les agents apostés par M. Berthellemot se mirent aussitôt en chasse.

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