XVIII UNE NUIT SUR LA SEINE

Après ces paroles, Jean-Pierre Sévérin resta un instant silencieux. Le secrétaire général jouait activement avec son couteau à papier, et réfléchissait en faisant de temps en temps craquer les jointures de ses doigts.

– Il faudrait être double, dit-il enfin, et triple et quadruple aussi pour accomplir seulement la moitié de la besogne qui est à ma charge, car dieu sait à quoi sert M. le préfet. Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, et cependant les vingt-quatre heures de la journée sont loin de me suffire. Le premier consul a ce remarquable coup d'œil des souverains qui choisissent et démêlent les hommes utiles au milieu de la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque tout le monde connaît les services que j'ai rendus à ma patrie… Le premier consul, à l'heure où je parle, doit avoir les yeux sur moi. Mon cher monsieur Sévérin, je serais porté par vocation à m'occuper sérieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si je m'en occupais, elle serait coulée à fond en une journée… Mais le salut de l'État dépend de moi, et il serait coupable d'abandonner des intérêts si graves pour un objet de simple curiosité…

Ce que je voudrais voir, s'interrompit-il, c'est si les lèvres de ces sortes de personnages ont vraiment un aspect spécial. On dit qu'elles sont à vif et perpétuellement humides de sang… J'ai pris des notes dans le temps… Et il m'est arrivé de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissait de viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir ; mais ce n'était pas un vampire, car il mourut d'un coup de porte-voix que lui donna son maître, sans malice, et jamais il n'est revenu sucer le sang des jeunes personnes… À quoi pensez-vous, mon cher monsieur Sévérin ?

– À la comtesse Marcian Gregoryi, répondit Jean-Pierre.

– N'avez-vous pas dit que vous l'aviez vue ?

– Je l'ai vue.

– Parlez-moi de ses lèvres. Je vais prendre des notes. Les lèvres de ces personnes ont un aspect spécial.

– Ses lèvres sont pures et belles, prononça lentement le gardien juré : elles sembleraient un peu pâle sur un autre visage, mais elle vont bien à l'adorable blancheur de son teint…

– Très bien, continuez. La pâleur est un signe.

– Il y a des femmes de marbre ; c'est une femme d'albâtre…

– Alors, ce brave Wurtembergeois, M. Franz Koënig, a pu la prendre pour un de ses produits.

M. le secrétaire général fut sincèrement content de cette plaisanterie et se laissa aller à un rire débonnaire, après avoir fait craquer toutes les articulations de ses dix doigts.

Jean-Pierre ne riait pas.

– Et ses yeux ? demanda M. Berthellemot. Les yeux présentent aussi un caractère particulier, chez ces personnes.

– Elle a des yeux d'un bleu sombre, répliqua le gardien juré, sous l'arc net et hardi de ses sourcils, noirs comme le jais ; ses cheveux sont noirs aussi, noirs étrangement, avec ces reflets de bronze qu'on voit dans l'eau profonde, quand elle mire un ciel de tempête. Et l'opposition est si violente entre le grand jour de ce teint et la nuit de cette chevelure, que le regard en reste blessé.

– Cela doit être laid, assurément, mon voisin ?

– C'est splendide ! Tout ce que le monde contient de beau passe à Paris au moins une fois. J'ai vu, sans quitter Paris, les merveilleuses courtisanes des dernières fêtes de la royauté, les déesses de la république, les vierges folles du Directoire ; j'ai vu les filles de l'Angleterre, couronnées d'or, les charmeuses d'Italie, les fées étincelantes qui viennent d'Espagne, descendant les Pyrénées en dansant ; j'ai vu de vivants tableaux de Rubens arriver d'Autriche ou de Bavière, des Moscovites charmantes comme des Françaises ; j'ai vu des houris de Circassie, des sultanes géorgiennes, des Grecques, statues animées de Phidias : je n'ai jamais vu rien de si magnifiquement beau que la comtesse Marcian Gregoryi !

– Parole mignonne ! fit le magistrat, voila un joli portrait.

– J'ai été peintre, dit Jean-Pierre.

– Vous avez donc été tout ?

– À peu près.

– Et savez-vous l'adresse de cette huitième merveille du monde ?

– Si je la savais !… commença Jean-Pierre dont les yeux bleus eurent une noire lueur.

– Que feriez-vous ? demanda le préfet.

Jean-Pierre répondit :

– C'est mon secret.

– L'avez-vous rencontrée souvent ?

– Deux fois.

– Où l'avez-vous rencontrée ?

– À l'église… la première fois.

– Quand ?

– Avant-hier au soir.

– Et la seconde fois ?

– Sous le pont au Change, au bord de l'eau.

– Quand ?

– Cette nuit.

Berthellemot ouvrit de grands yeux, et dit avec une curiosité impatiente :

– Voyons ! faites votre rapport !

Le gardien juré redressa involontairement sa haute taille.

– Pardon, voisin, pardon, reprit le secrétaire général, je voulais dire racontez-moi votre petite histoire.

Avant de répondre, Jean-Pierre se recueillit un instant.

– Je ne sais pas si l'on peut appeler cela une histoire, pensa-t-il tout haut. Je crois bien que non. Pour tout autre que moi ces faits devront sembler si extraordinaires et si insensés…

– Petite parole ! l'interrompit M. Berthellemot, vous me mettez l'eau à la bouche ! J'aime les choses invraisemblables…

– C'était à l'église Saint-Louis-en-l'Ile, poursuivit Jean-Pierre, et si je n'eusse pas été là pour mes deux enfants, peut-être qu'à l'heure où nous sommes le baron de Ramberg serait encore au nombre des vivants. Elle était avec le baron de Ramberg ; elle l'emmenait dans ce lieu d'où le comte Wensel n'est jamais revenu… Vous avez tous les renseignements voulus, je suppose, monsieur l'employé, sur les faits qui se sont produits au quai de Béthune ?

– La pêche miraculeuse ! s'écria Berthellemot en riant ; vos almanachs sont-ils de cette force-là, mon voisin ?… Le cabaretier Ézéchiel nous tient au courant : il est un peu des nôtres.

– Monsieur l'employé, dit gravement Jean-Pierre, ceux qui ont pris la peine de jouer cette audacieuse et lugubre comédie devaient avoir un grand intérêt à cela. Les pouvoirs qui enrôlent des gens comme Ézéchiel sont trompés deux fois : une fois par Ezéchiel, une fois par ceux qui trompent Ézéchiel. J'ai beaucoup travaillé hier. Les débris humains qu'on retrouve au quai de Béthune viennent des cimetières, audacieusement violés depuis plusieurs semaines. II y a là un parti pris de détourner l'attention. Paris contient en ce moment une vaste fabrique de meurtres, et le but de toutes ces momeries est de cacher le charnier qui dévore les cadavres des victimes.

– C'est votre avis, mon voisin ? murmura Berthellemot. Je prends des notes. Le métier que vous faites doit porter un peu sur le cerveau.

Jean-Pierre montra du doigt l'aiguille qui marquait huit heures au cadran de la grosse montre.

– Le premier consul doit être rentré, murmura-t-il. Peut-être est-il en train de lire la lettre que je lui ai écrite aujourd'hui… Et, je ne vous me cache pas, monsieur l'employé, il y a déjà du temps que je vous aurais brûlé la politesse, si je n'attendais ici même la réponse du général Bonaparte.

Berthellemot fit un petit signe de tête à la fois sceptique et soumis. Jean-Pierre continua.

– J'aurais beaucoup de choses à vous dire sur votre Ézéchiel et les derrières de sa boutique. Dieu merci, je commence à voir clair au fond de cette bouteille à encre ; mais vous me prendriez pour un fou, de mieux en mieux, monsieur l'employé, et ce serait dommage. Vous ai-je parlé de l'abbé Martel ?

– Non, de par tous les diables, mon voisin ! grommela le secrétaire général, et votre façon de renseigner l'administration n'est pas des plus claires, savez-vous ?

– C'est que je n'ai pas besoin de tout dire à l'administration, mon voisin ; je compte bien agir un peu par moi-même. L'abbé Martel est un digne prêtre qui se trouve mêlé, à son insu, à quelque diabolique affaire. Je suis retourné à Saint-Louis-en-l'Ile aujourd'hui, et je l'ai demandé à la sacristie. On lui portait justement le viatique ; il avait été frappé, dans la nuit, d'un coup de sang. J'ai pu pénétrer jusqu'à lui. Je l'ai trouvé paralysé et sans parole. Mais quand j'ai prononcé à son oreille certains noms, ses yeux se sont ranimés pour peindre l'horreur et la terreur.

– Quels noms, mon voisin ?

– Entre autres, celui de la comtesse Marcian Gregoryi.

M. Berthellemot baissa la voix pour demander :

– À la fin, penseriez-vous que cette comtesse Marcian Gregoryi est la vampire ?

Jean-Pierre répondit tranquillement :

– J'en suis à peu près sûr.

– Mais… balbutia Berthellemot, M. le préfet…

– Je sais, l'interrompit Jean-Pierre, qu'elle est au mieux avec M. le préfet…

– Désormais, ajouta-t-il, en fourrant sa grosse montre dans son gousset d'un geste résolu, je me donne une demi-heure pour attendre la réponse du premier consul, et puisque nous avons du loisir, je reviens à la belle comtesse. Ceci va nous amuser, monsieur l'employé : C'est curieux comme une charade. La première fois que j'ai rencontré Mme la comtesse Marcian Gregoryi, je l'ai vue telle que je vous l'ai décrite : jeune, belle, avec des cheveux d'ébène sur un front d'ivoire…

– Et la seconde, demanda M. Berthellemot, avait-elle déjà vieilli ?

Jean-Pierre usa sur lui un étrange regard.

– Il y a une légende du pays de Hongrie, répliqua-t-il, que connaît mon ami Germain Patou… comme il connaît toutes choses… cela s'appelle l'histoire de la Belle aux cheveux changeants… Il faut vous dire que Germain Patou est un orphelin, fils de noyé, que j'ai aidé un peu à devenir un homme. Il est haut comme une botte, mais il a de l'esprit plus qu'une douzaine da géants… et il cherche partout un vampire pour le disséquer ou le guérir, suivant le cas. Il compte aller à Belgrade, après sa thèse passée, pour fouiller la tombe du vampire de Szandor, qui est dans une île de la Save, et la tombe de la vampire d'Uszel, grande comme un palais, où il y a, dit-on, plus de mille crânes de jeunes filles…

– Qu'est-ce que c'est que tout cela, mon voisin ? murmura Berthellemot. Moi, je vous préviens que je perds plante. Je ne déteste pas les vampires, mais pas trop n'en faut…

– Dans la légende de Germain Patou, continua imperturbablement Jean-Pierre, la vampire ou l'oupire d'Uszel, la Belle aux cheveux changeants est éperdument amoureuse du comte Szandor, son mari, qui lui tient rigueur et ne se laisse aimer que pour des sommes folles. Il faut des millions de florins pour acheter un baiser de cet époux cruel…

– Et avare, intercala le secrétaire général.

– Et avare, répéta sérieusement Jean-Pierre. La Belle aux cheveux changeants est ainsi nommée à cause d'une circonstance particulière et tout à fait en rapport avec les sombres imaginations de la poésie slave. Elle apparaît tantôt brune, tantôt blonde…

– Parbleu ! fit Berthellemot, si elle a deux perruques…

– Elle en a mille ! l'interrompit Jean-Pierre, et chacune de ces perruques vaut la vie d'une jeune et chère créature belle, heureuse, aimée…

Ici Jean-Pierre raconta la légende que nous entendîmes déjà de la bouche de Lila, dans le boudoir du pavillon de Bretonvilliers.

Quant il eut achevé, il reprit :

– La seconde fois que j'ai vu Mme la comtesse Marcian Gregoryi, elle avait des cheveux blonds comme l'ambre.

Berthellemot s'agita dans son fauteuil.

– Cela passe les bornes ! grommela-t-il.

– Monsieur l'employé supérieur, dit Jean-Pierre d'un accent rêveur, j'ai presque achevé. La comtesse Marcian Gregoryi avait des cheveux blonds aussi beaux que ses bruns cheveux étaient naguère splendides. Je n'ai jamais vu en toute ma vie qu'une seule chevelure comparable à celle-là : ce sont les anneaux d'or qui jouent sur le front chéri de notre petite Angèle.

Même nuance, même richesse, même légèreté sous les baisers du vent.

Cela est si vrai, monsieur l'employé, que cette fois, à deux heures de nuit qu'il était, j'abordai la comtesse Marcian Gregoryi, croyant qu'elle était mon Angèle.

Il faut vous dire que je travaille la nuit aussi bien que le jour. Vous pensiez tout à l'heure que mon métier frappe le cerveau. II se peut. En tout cas, il désapprend le sommeil.

Quand il y a de la fièvre dans l'air, de la fièvre ou du chagrin, quand les nerfs sont malades, agités, douloureux, quand le souffle, difficile oppresse la poitrine, je me dis : Voici une de ces nuits où les malheureux sont faibles contre le désespoir ; la Seine va charrier quelque triste dépouille vers le pont de Saint-Cloud.

Alors je détache ma barque, amarrée toujours sous le rempart du Châtelet, et je prends mes avirons.

Hier je fis ainsi. L'atmosphère était lourde, Angèle manquait à la maison, et j'avais bien de l'inquiétude dans le cœur.

René aussi manquait… Sais-je pourquoi ? je songeais moins à René qu'à Angèle.

René est un jeune homme ardent et hardi ; depuis quelque temps une séduction l'entoure ; il pouvait être aux prises avec une de ces aventures qui entraîneront éternellement la jeunesse.

Mais Angèle, notre petite sainte, l'âme la plus pure que Dieu ait faite, Angèle qui nous respecte si bien et qui nous aime tant ! Comment expliquer son absence ?

Je laissai ma femme, assoupie à force de pleurer, et je descendis sous la tour du Châtelet. C'était une nuit de tempête. La pluie avait cessé, mais des nuages turbulents couraient au ciel, précipités vers le nord comme d'immenses troupeaux, passant avec furie sur le disque de la lune, qui semblait fuir en sens contraire.

La Seine était haute et mugissait en tourbillonnant sous le pont ; mais le courant me connaît, et mes vieux bras savent encore combattre la colère du fleuve. Je cherchai un remous ; et je nageai vers les îles. Le quai de Béthune m'attire depuis bien des jours, et je suis sûr qu'une nuit ou l'autre, je découvrirai là quelque fatal secret.

Je passai le pont Notre-Dame sous l'arche du quai aux Fleurs, où l'eau est moins forte, à cause de la courbe que présentai la cité. Comme je sortais de l'arche, la lune éclairait en plein les deux rivages. Écoutez cela, monsieur l'employé ; j'avais la tête saine, les yeux clairs ; je ne bois plus guère que de l'eau et je ne suis pas encore fou, quoi que puissiez penser.

Je vis, aussi distinctement qu'en plein jour, un fait auquel d'abord je ne voulus point croire, car il est contre toutes les lois de la nature.

Je vis un corps, un corps mort, qui dépassait en même temps que moi l'ombre du pont, mais tout à l'autre bout, sous la dernière arche, du côté de la rue Planche-Mibraie.

Et ce corps, inerte pourtant, comme un cadavre qu'il était, au lieu d'obéir au courant, remontait, du même train que moi, qui étais obligé de mettre toute ma force pour gagner une brasse en une minute.

Dès qu'un nuage passait sur la lune, je cessais de l'apercevoir, et alors je me disais : j'ai rêvé ; mais le nuage s'enfuyait, la lune versait ses rayons sur les bourbeux tumultes du fleuve, et je voyais de nouveau le cadavre, long, rigide, droit comme une statue couchée, qui suivait la même route que moi, de l'autre côté de la rivière, et qui gagnait exactement le même terrain que moi.

J'appelai, et l'idée me vint enfin que c'était une créature vivante, mais rien ne me répondit, sinon le qui-vive inquiet des factionnaires de la place de Grève…

Je pesai sur mes avirons pour lâcher de gagner d'amont, afin de traverser ensuite ; mais j'eus beau faire, quoique favorisé par le remous, ma barque avait de la peine à se tenir sur la même ligne que le corps.

Quant à couper le courant en droiture, autant eût valu essayer de marcher sur l'eau comme Nôtre Seigneur. Le bateau de plaisance du premier consul, que j'ai vu à Saint-Cloud, n'aurait pu soutenir la dérive avec ses seize rameurs.

Cependant l'envie que j'avais de voir de plus près devenait une passion ; la fièvre me montait à la tête. Je redoublai d'efforts, et, remontant jusqu'à la pointe de l'Archevêché, je me lançai dans le courant, qui porte en cet endroit vers la rive droite.

Comme j'étais au milieu du fleuve, perdant, hélas, tout ce que j'avais gagné, il y eut un grand éblouissement de lumière. La lune traversait une flaque d'azur, et chaque tourbillon de la rivière se mit à briller, comme si on eût agité à parte de vue des millions d'étincelles.

Le corps, rapetissé par la distance, m'apparut une dernière fois, remontant toujours et se perdant sous l'ombre des grands arbres qui bordent le quai des Ormes.

Là-bas, non loin du pont Marie, le long de l'eau et justement sous le quai des Ormes, il est un lieu sacré pour nous, j'entends pour ma femme, pour Angèle, pour moi et pour René Kervoz aussi, j'espère.

Angèle nous disait tout. Elle nous amenait là quelquefois, sur le gazon, parmi les fleurs, pour nous conter comme quoi, en ce lieu même, par un beau soir de printemps, son cœur et celui de René s'unirent en prenant Dieu à témoin.

J'y venais souvent, et depuis que le malheur était autour de nous, j'y priais parfois.

Je ne sais pourquoi j'eus le cœur douloureusement serré, en voyant le cadavre entrer sous cette ombre où nous placions de si chers souvenirs.

Tous mes efforts tendaient à aborder la rive droite ; car il était désormais évident pour moi que je ne pourrais point atteindre mon but en restant dans mou bateau.

Descendre sur la berge et courir à toutes jambes vers le pont Marie, tel était le seul plan raisonnable.

Je l'exécutai, et, après avoir amarré mon bateau à la hâte, je pris ma course vers le jardin du quai des Ormes.

Dire pourquoi mes jarrets étaient lâches et comme paralysés me serait impossible. Le vent qui glaçait la sueur de mes tempes me repoussait. J'avais cette faiblesse qui prend les membres à l'approche d'une grande maladie de l'esprit, quand menace un grand malheur.

J'étais loin, bien loin encore. Comment vis-je cela de si loin et si distinctement, dans le noir qui est sous ces arbres ?

Je le vis, j'affirme que je le vis, car je poussai un cri d'angoisse en hâtant ma course.

Cela dura le temps d'un éclair.

Je vis, au bord de l'eau, là où sont les fleurs et les gazons, une jeune fille agenouillée, une désespérée, sans doute, de celles que je cherche toujours et que je trouve parfois, grâce à la bonté de Dieu.

Je les reconnais entre mille. Elles prient presque toutes ainsi avant de perdre leur pauvre âme aveuglée. Et pensez-vous que la miséricorde éternelle n'ait point pitié de cette navrante folie ?…

Ici Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, passa la main sur son front humide. La parole hésitait dans son gosier.

Tout entier à l'émotion de sa pensée, il parlait bien plus pour lui-même que pour son interlocuteur qui, désormais, était immobile et muet.

M. Berthellemot poussa la discrétion jusqu'à ne point répondre à la dernière question qui lui était posée, question philosophique, pourtant, et qui eût pu servir de thème à quelque long bavardage.

Et si le lecteur s'étonne de cette réserve excessive chez un si déterminé interrupteur, nous lui confesserons que M. Berthellemot, comme beaucoup d'autres employés supérieurs, avait le talent utile de dormir profondément en se tenant droit sur son siège et en gardant toutes les apparences d'une vigilante attention.

Il dormait, ce juste, et rêvait peut-être de l'heure fortunée où, l'œil perçant du premier consul distinguant enfin son mérite hors ligne, le Moniteur insérerait cette sentence si éloquente et si courte : M. Berthellemot est nommé préfet de police.

Jean-Pierre, du reste, n'avait pas besoin qu'on lui répondit ; il continua :

– Il y a une contradiction sublime et que dix fois j'ai rencontrée sur mon chemin. Toute créature humaine décidée à se détruire elle-même peut être arrêtée au bord de l'abîme par l'espoir de sauver son semblable.

L'homme qui va commettre un suicide est toujours prêt à empêcher le suicide d'autrui.

De telle sorte que deux désespérés, penchés au bord de l'abîme, vont s'arrêter mutuellement et trouver de ces paroles qui conseillent le courage et la résignation.

La jeune fille du quai des Ormes avait fait le signe de la croix, et je me disais : « Hâtons ma course impuissante, j'arriverai trop tard, » lorsque j'aperçus tout à coup, devant elle, le corps qui remontait la Seine, en côtoyant la rive.

Il brillait, ce corps, d'une lueur propre, et il me semblait que le tableau s'éclairait de pâles rayons émanant de lui.

J'eus froid dans toutes mes veines. Pourquoi ? Je n'aurais point su le dire.

La jeune fille s'inclina en avant et tendit le bras. Un autre bras, celui du corps, s'allongea aussi vers la jeune fille.

Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne et ma vue se voila.

J'entrevis, à travers un brouillard, quelque chose d'inouï et d'impossible.

Ce ne fut pas la jeune fille qui attira le corps à elle, ce fut le corps qui attira à lui la jeune fille.

Tous deux, le corps et la jeune fille, restèrent un instant hors de l'eau, car le corps s'était arrêté et dressé.

Une main morte se plongea dans l'abondante chevelure de la jeune fille, tandis que l'autre main décrivait autour de son front et de ses tempes un cercle rapide.

Puis le corps monta sur la berge, vivant, agile, jeune, tandis que la pauvre enfant prenait sa place dans l'eau tourmentée.

Mais, au lieu de remonter le courant comme le corps, la jeune fille se mit à descendre au fil de l'eau, tournoyant et plongeant…

Je me lançai, tête première, dans la Seine, et je fis de mon mieux. Après avoir nagé en vain un quart d'heure, je me retrouvai, emporté par la dérive furieuse, à la hauteur de ma propre maison, qui est sur la place du Châtelet.

La jeune fille avait disparu.

Au moment où je remontais sur le quai, vaincu, épuisé, désolé, par les degrés de la Morgue neuve, une femme passa devant moi, cette femme qui avait les cheveux d'Angèle.

Je l'arrêtai. Quand elle se retourna, je reconnus la comtesse Marcian Gregoryi, éblouissante de beauté et de jeunesse, mais coiffée de cheveux blonds.

Et, sais-je pourquoi ? sa vue me fit penser à ce corps livide qui naguère remontait le fil de l'eau.

Je ne parlai point, l'étonnement me fermait la bouche.

La comtesse Marcian Gregoryi prononça un nom étranger, et que je crois être : Yanusa.

Une voiture, attelée de deux chevaux noirs, sortit de l'ombre, à l'encoignure du Marché-Neuf.

La comtesse y monta, et l'équipage partit au galop dans la direction de Notre-Dame…

Un violent coup de sonnette qui retentit tout à coup, fit tressaillir Jean-Pierre et réveilla le secrétaire général en sursaut.

– Présent ! dit M. Berthellemot, qui se frotta les yeux avec énergie.

Comme il cherchait à se rendre compte du bruit qui venait d'interrompre son sommeil paisible, la porte principale s'ouvrit brusquement, et Charlevoy, un des agents, qui naguère était de garde, entra en disant :

– Un message pressé des Tuileries, avec la marque du premier consul.

Berthellemot se leva chancelant et tout étourdi. Il avait déjà oublié la sonnette.

– À M. Sévérin, ajouta Charlevoy.

– Ah ! Ah ! fit Berthellemot, M. Sévérin… J'ai pris des notes… L'homme qui a dit ; Votre Majesté, sous la Convention nationale… Donnez !

La sonnette retentit de nouveau, et Berthellemot, dégourdi cette fois, s'écria :

– C'est M. le préfet.

Il retrouvait ses jambes pour s'élancer vers la porte qui communiquait avec le cabinet de son chef, lorsque Jean-Pierre l'arrêta, lui tendant la lettre ouverte, la lettre qui venait des Tuileries.

Elle n'était pas longue et disait seulement :

« Ordre de mettre a la disposition du sieur Sévérin les agents qu'il demandera. »

El la signature de Bonaparte, premier consul.

– Monsieur Despaux ! clama Berthellemot, tout ce que nous avons d'agents aux ordres de cet excellent homme… Pardon, si je vous laisse, mon voisin… la préfecture est à vous. Petite parole, votre histoire était bien intéressante… Vous témoignerez devant qui de droit que je n'ai pas même pris, l'avis de M. Dubois pour obéir aux ordres du premier consul… Parole mignonne ! Entre le premier consul et M. Dubois, on ne peut hésiter…

Troisième coup de sonnette, qui cassa le cordon.

Berthellemot se lança, tête première, dans la porte, comme les écuyers du Cirque olympique, qui passent à travers des tambours de papier.

Quand il arriva dans le cabinet du préfet, celui-ci baisait la main d'une jeune femme radieuse de beauté et coiffée d'éblouissants cheveux blonds.

M. Dubois avait l'air fort animé et faisait la roue administrative en perfection.

– Monsieur le secrétaire général, dit-il sévèrement, j'ai appelé trois fois.

Il interrompit l'excuse balbutiante de son interlocuteur pour rajouter :

– Monsieur le secrétaire général, ayez pour entendu que la préfecture de police tout entière est à la disposition de Mme la comtesse Marcian Gregoryi, que voici.

Et comme Berthellemot reculait stupéfait, M. Dubois acheva en se redressant avec majesté :

– Ordre autographe du premier consul !

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