« Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste.
« Quand Henri revint de son voyage, après deux ans, je revis la liste. Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait pu joindre. Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs.
« Le capitaine Lorrain était effacé, le numéro 1. – Le numéro 2 Staupitz, avait une large barre; Pinto aussi, le Matador aussi, Joël de Jugan de même. Ces cinq barres étaient à l'encre rouge. Faënza et Saldagne restaient intacts. Le numéro 8 portait le nom de Peyrolles; le numéro 9, celui de Gonzague, tous deux à Paris.
« … Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant ces deux années, et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère pour moi ?
« Deux siècles, deux longs siècles ! Je ne sais pas comment j'ai fait pour vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant, je suis bien sûre que je mourrais ! J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent bonnes pour moi; mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire.
« Oh ! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine ! Ce long martyre était fini ! Mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était rendu, je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais heureuse.
« Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de l'expression que prit son visage.
« – Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous retrouver si belle.
« J'étais donc belle ! il me trouvait belle ! La beauté est un don de Dieu, ma mère; je remerciai Dieu dans mon coeur. J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire : Vous êtes belle, Henri ne me l'avait pas encore dit.
« Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même, et nous retournâmes à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé.
« Nous ne devions plus vivre seuls, Henri et moi, j'étais une demoiselle, « Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon, et son petit-fils Jean-Marie.
« La vieille Françoise dit en me voyant : « – Elle lui ressemble !
« A qui ressemblais-je ? Il y a des choses sans doute que je ne dois pas savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible.
« Je pensais tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma famille. Elle a dû connaître mon père, elle a dû vous connaître, ma mère ! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir. Mais Françoise, qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dés qu'on aborde certains sujets.
« Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait pas.
« Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit qu'elle avait quitté Madrid, Cela n'était pas, car je la vis peu de jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à Henri, qui me dit : « – On a eu tort de vous tromper, Aurore. On a bien fait de ne point vous rapprocher de cette pauvre enfant.
Souvenez-vous qu'il est des choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer.
« Qui donc dois-je aimer ?
« Vous, ma mère, vous d'abord, vous surtout ! Eh bien; vous déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie, de la reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril ? Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime.
« Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous êtes bonne encore plus que fière. Et puis je vous aimerai si bien ! Est-ce que mes caresses vous laisseront le temps d'être sévère !
« J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle compagnie. J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin d'être aussi heureuse.
« Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes; je le trouvais froid toujours, et parfois bien triste.
Il semblait qu'il y eût désormais une barrière entre nous.
« Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose impossible. Henri garde son secret, même vis- à-vis de moi. Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail. De tous côtés on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous, presque le luxe.
Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le Cincelador aux enchères.
« Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit : « J'ai trois épées; la première est d'or, je la donnerai à mon ami; la seconde est ornée de diamants, je la donnerai à ma maîtresse; la troisième est d'acier bruni, mais si Cincelador l'a taillée, je ne la donnerai qu'au roi ! » « Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et devint malheureux.
« … Ma chambre donnait sur les immenses jardins qui étaient derrière la calle Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins appartenait à l'ancien palais du duc d'ossuna, tué en duel par M. de Favas, gentilhomme de la reine.
Depuis la mort du maître, le palais était désert.
« Un jour je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent aux croisées. En même temps le jardin abandonné s'emplit de fleurs nouvelles. Le palais avait un hôte.
« J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom. Quand j'appris le nom, il me frappa; celui qui venait habiter le palais d'ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.
« Gonzague ! j'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri.
C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage. C'était le dernier des quatre qui restaient, Faënza, Saldagne, Peyrolles et Gonzague.
« Je pensai que mon ami Henri devait être l'ami de ce grand seigneur, et je m'attendis presque à le voir.
« Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres qui n'en avaient point.
« – Aurore, me dit-il, je vous prie de ne point vous montrer à ceux qui viendront se promener dans ce jardin.
« Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla.
« Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur le prince de Gonzague : tout le monde parlait de lui.
« C'était l'un des hommes les plus riches de France, et l'ami particulier du Régent. Il venait à Madrid pour une mission intime. On le traitait en ambassadeur; il avait une cour.
« Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre. Ses compagnons étaient tous de jeunes fous qui faisaient dans Madrid des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes, défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux.
« Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine, un démon ! il se nommait le marquis de Chaverny.
« On le disait frais et rose comme une jeune fille, et l'air si doux ! de grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux espiègles comme ceux des jeunes filles. C'était le plus terrible de tous ! Ce chérubin troublait tous les coeurs des sefioritas de Madrid.
« Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les ombrages de ce beau jardin d'ossuna, un jeune gentilhomme à la mine élégante, à la tournure un peu efféminée, mais ce ne pouvait être ce diablotin de Chaverny. Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste ! Il se promenait dés le matin. Ce Chaverny, lui, devait se lever tard, après avoir passé la nuit à mal faire.
« Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre à la main. C'était un adolescent studieux.
« Ce Chaverny ne se fût pas ainsi embarrassé d'un livre !
« Il y avait là impossibilité. Ce petit gentilhomme était exactement l'opposé de M. le marquis de Chaverny, à moins que la renommée n'eût déplorablement calomnié monsieur le marquis.
« La renommée n'avait eu garde. Mais mon petit gentilhomme était cependant bien le marquis de Chaverny.
« Le diablotin, le démon ! Je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût point été sur terre.
« Un bon coeur, ma mère, un coeur perdu par ceux qui égaraient sa jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux. Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma jalousie, car il m'avait vue, et, depuis lors, il ne quittait plus le jardin.
« Ah ! certes, je lui ai épargné bien des folies ! Dans le jardin, il était doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois jusqu'à baiser une fleur cueillie qu'il lançait ensuite dans la direction de ma fenêtre.
« Une fois, je le vis venir avec une sarbacane : il visa ma jalousie, et très adroitement il fit passer un petit billet à travers les planchettes.
« Le charmant petit billet, si vous saviez, ma mère. Il voulait m'épouser, et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus grand peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne oeuvre. Mais la pensée d'Henri m'arrêta, et je ne donnai même pas signe de vie.
« Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière, où sans doute, il y avait des larmes. Mon coeur se serra, mais je tins bon.
« Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui flanquait notre maison, à l'angle de la calle Réal. Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure. Henri tardait : je l'attendais, j'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je me tournai.
J'aperçus deux ombres le long du mur : Henri et le petit marquis. Les voix bientôt s'élevèrent.
« – Savez-vous à qui vous parlez, l'ami ? dit fièrement Chaverny.
Je suis le cousin de M. le prince de Gonzague !
« A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau.
« Chaverny dégaina de même, et se mit en garde d'un petit air crâne. La lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de crier : « – Henri ! Henri ! c'est un enfant !» Henri baissa aussitôt son épée. Le marquis de Chaverny me salua, et je l'entendis qui disait : « – Nous nous retrouverons !
« J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après.
Sa figure était toute bouleversée. Au lieu de me parler, il se promenait à grands pas dans la chambre.
« – Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée, je ne suis pas votre père.
« Je le savais bien. Je crus qu'il allait poursuivre, et j'étais tout oreilles. Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en sueur.
« – Qu'avez-vous donc, mon ami ? demandai-je bien doucement.
« Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit : « – Connaissez-vous ce gentilhomme ?
« Je dus rougir un peu en répondant.
« – Non, bon ami, je ne le connais pas.
« Et pourtant, c'était la vérité; Henri reprit après un silence : « – Aurore; je vous avais priée de tenir vos jalousies closes.
« Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix : « – Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous.
« J'étais piquée; je répondis : « – Ai-je donc commis quelque chose pour être obligée de me cacher toujours ainsi ?
« – Ah ! fit-il en se couvrant le visage de ses mains, cela devait venir ! Que Dieu ait pitié de moi !
« Je compris seulement alors que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma joue.
« – Henri, mon ami, m'écriai-je, pardonnez-moi, pardonnez-moi !
« – Et que faut-il vous pardonner, Aurore ? s'écria-t-il en relevant sur moi son regard étincelant.
« – La peine que je vous ai faite, Henri. Je vous vois triste, je dois avoir tort.
« Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore.
« – Il est temps ! murmura-t-il.
« Puis il vint s'asseoir auprès de moi.
« – Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il; je ne veux qu'une chose en ce monde : votre bonheur.
Auriez-vous quelque peine à quitter le séjour de Madrid ?
« – Avec vous ? demandai-je.
« – Avec moi.
« – Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant bien en face, j'irai avec plaisir. J'aime Madrid parce que vous y êtes.
« Il me baisa la main.
« – Mais, fit-il avec embarras, ce jeune homme ?…
« Je mis ma main sur sa bouche en riant.
« – Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je; mais n'ajoutez pas un mot, et, si vous le voulez, partons.
« Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner. Mais il est fort contre lui-même.
Il me baisa la main une seconde fois en disant avec une bonté toute paternelle : « – Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous allons partir ce soir même.
« – Et c'est sans doute pour moi, m'écriai-je avec une véritable colère, non point pour vous !
« – Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé.
« Il sortit. Je fondis en larmes.
« – Ah ! me disais-je, il ne m'aime pas, il ne m'aimera jamais !
« Cependant…
« Hélas ! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.
Je mourrai jeune.
« Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise de poste avec Françoise. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre espadins. Il était riche.
« Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'ossuna s'illuminait.
M. le prince de Gonzague donnait une grande fête, cette nuit-là. J'étais triste et découragée. La pensée me vint que les plaisirs de ce monde brillant tromperaient peut-être ma peine, Vous savez cela, vous, ma mère : sont-elles soulagées, celles qui souffrent et peuvent se réfugier dans ces joies ?
« Je vous parle maintenant de choses toutes récentes.
C'était hier.
Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté Madrid. Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et moi. Oh ! que j'aurais besoin de votre coeur pour y verser le mien, ma mère !
« Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jouait ses premiers accords sous les grands orangers du palais. Henri chevauchait à la portière. Il me dit : « – Ne regrettez-vous rien, Aurore ?
« – Je regrette mon amie d'autrefois, répondis-je.
« Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à Saragosse, pour gagner de là les frontières de France, franchir les Pyrénées vis-à-vis de Venasque, et redescendre à Bayonne, où nous devions prendre la mer et retenir passage pour Ostende.
« Henri avait besoin de faire cette pointe en France; il devait s'arrêter dans la vallée de Louron, entre Lux et Bagnères-de-Luchon.
« De Madrid à Saragosse, aucun incident ne marqua notre voyage.
Même absence d'événements de Saragosse à la frontière.
Et, sans la visite que nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je n'aurais plus rien à vous dire, ma mère.
« Mais, sans que je puisse expliquer pourquoi, cette visite a été l'une des pages les plus émouvantes de ma vie.
Je n'ai couru aucun danger, à proprement parler; rien ne m'y est advenu, et pourtant, dussé-je vivre cent ans, je me souviendrai des impressions que ce lieu a fait naître en moi.
« Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard, et qui avait été chapelain de Caylus sous le dernier seigneur de ce nom.
« Une fois passé la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie dans un petit village au bord de la Clarabide. Nos quatre espadins étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls, Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le pays le Hachaz, et qui sert de base à la noire forteresse.
« C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume.
Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à l'horizon, sur le ciel sombre, l'éclatante dentelle de leurs crêtes. A l'orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics couverts de frimas.
« Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages, suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées.
« Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de l'est, et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit, le château de Caylus-Tarrides.
« On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus éloquemment des lugubres grandeurs du passé. Au temps jadis, il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il guettait le voyageur passant dans la vallée. Ses fauconneaux muets et ses meurtrières silencieuses avaient alors une voix : les chênes ne croissaient pas dans ses tours crevassées; ses remparts n'avaient point ce glacial manteau de lierre mouillé, ses tourelles montraient encore leurs menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou dorée que leur font les girofles et les énormes touffes de gueules-de-loup. Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là-dedans, personne n'a jamais dû être heureux.
« Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre. A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrou, a tué, dit-on, ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc. Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui.
« Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse, qui autrefois aboutissait au pont-levis.
Il n'y a plus de pont levis. On voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres vermoulues pendent dans le fossé. A la tête du pont est une petite Vierge dans sa niche.
« Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi sourd et tout à fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis seize ans.
« C'est le prince Philippe de Gonzague. Remarquez-vous, ma mère, comme ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps.
« Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous laisser voir l'intérieur du château.
« Je pensais que nous allions retourner dans la vallée; il n'en fut rien, et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami quelque tragique et touchant souvenir.
« Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau de Tarrides, dont les dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé était justement une auberge. Nous nous assîmes sur deux escabelles, devant une pauvre table en bois de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir.
« Henri la regarda attentivement.
« – Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du meurtre ?
« Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis, fixant sur Henri son oeil plein de défiance : « – Oh ! oh ! fit-elle, pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez aussi ?
« J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait. Que s'était-il donc passé en ce lieu ?
« – Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne femme. Il y a des choses que je veux savoir.
Je payerai pour cela.
« Elle ramassa son broc en grommelant ces étranges paroles : « – Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos croisées. Le mieux était de ne rien voir dans ces affaires-là.
« – Combien trouva-t-on de morts dans le fossé le lendemain ? demanda Henri.
« – Sept, en comptant le jeune seigneur.
« – Et la justice vint-elle ?
« – Le bailli d'Argelès, et le lieutenant criminel de Tarbes, et d'autres. Oui, oui, la justice vint, la justice vient toujours assez, mais elle s'en retourne, les juges dirent que notre vieux monsieur avait eu raison, à cause de cette petite fenêtre-là, qu'on avait trouvée ouverte.
« Elle montrait du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous l'assise chancelante du pont.
« Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie. Mais pourquoi ? La vieille femme répondit elle-même à cette question que je m'adressais.
« – Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche.
« C'était une lamentable histoire racontée en quelques paroles. Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les yeux. Là, sans doute, s'étaient donné les rendez-vous d'amour. Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait placée devant moi. Henri fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de l'auberge. Devant la porte passait un chemin qui conduisait dans les douves. Nous prîmes ce chemin. La bonne femme nous suivait.
« – Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises du pont du côté du rempart, ce fut là que le jeune seigneur déposa son enfant.
« – Ah ! m'écriai-je, il y avait un enfant !
« Le regard qu'Henri tourna vers moi fut extraordinaire, et je ne puis encore le définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif.
« Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi.
« Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient partout un indice de leur naissance.
Moi, je vois dans cet instinct quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien ! oui, notre rôle est de chercher sans cesse et de ne nous point lasser dans notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillantes, jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend. Cette heure-là, c'est la mort. Que d'espoirs trompés avant que cette heure arrive ! que de chimères ! que de déceptions !
« Le regard d'Henri semblait me dire : « – L'enfant, Aurore, c'était vous !
« Mon coeur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le vieux manoir.
« Mais, tout de suite après, Henri demanda : « – Qu'est devenu l'enfant ?
« Et la bonne femme répondit : « – Il est mort !