Avertissement

Celui qui, en dehors des mathématiques pures, prononce le mot impossible, manque de prudence.

FRANÇOIS ARAGO.

Un savant qui rit du possible est bien près d’être un idiot. Éluder un phénomène, lui tourner le dos en riant, c’est faire banqueroute à la Vérité.

VICTOR HUGO.

La Science est tenue, par les éternels principes de l’honneur, à regarder en face et sans crainte tout problème se présentant à elle.

Sir WILLIAM THOMSON.

Un certain nombre de mes lecteurs ont bien voulu réclamer de moi, depuis longtemps déjà, une nouvelle édition d’un petit livre que j’ai publié il y a plus de quarante ans, en 1865, à propos des phénomènes physiques produits par une certaine classe d’êtres humains doués de facultés spéciales et auxquels on a donné le nom de médiums 1 #id_origin1. Je ne pouvais le faire qu’en développant considérablement le cadre primitif et en rédigeant un ouvrage entièrement nouveau. Mes travaux astronomiques habituels m’avaient constamment empêché de m’y consacrer jusqu’à présent. Le ciel est vaste et absorbant, et il est difficile de se soustraire, même comme distraction d’ordre scientifique, aux exigences d’une science qui va sans cesse en se développant prodigieusement.

Le sujet traité dans ces pages a fait lui-même de grands progrès depuis quarante ans. Mais il s’agit toujours de FORCES INCONNUES à étudier, et ces forces ne peuvent être que d’ordre NATUREL, car la nature embrasse l’univers entier, et il n’y a rien en dehors d’elle.

Je ne me dissimule pas, toutefois, que ce livre-ci soulèvera des discussions et des objections légitimes, et ne pourra satisfaire que les chercheurs indépendants. Mais rien n’est plus rare, sur notre planète, que l’indépendance et la liberté absolue d’esprit ; rien n’est plus rare, non plus, que la véritable curiosité scientifique, dégagée de tout intérêt personnel. La généralité des lecteurs diront : Qu’y a-t-il là d’important ? Des tables qui se lèvent, des meubles qui remuent, des fauteuils qui se déplacent, des pianos qui sautent, des rideaux qui s’agitent, des coups frappés sans cause connue, des réponses à des questions mentales, des phrases dictées à l’envers, des apparitions de mains, de têtes ou de fantômes, ce sont là des banalités ou des fumisteries indignes d’occuper l’attention d’un savant. Et qu’est-ce que cela prouverait, si même c’était vrai ? Ça ne nous intéresse pas.

Il y a des gens sur la tête desquels le ciel pourrait tomber sans les émouvoir.

Je répondrai : Quoi, n’est-ce rien de savoir, de constater, de reconnaître qu’il y a autour de nous des forces inconnues ? N’est-ce rien d’étudier notre propre nature et nos propres facultés ? De tels problèmes ne méritent-ils pas qu’on les inscrive au programme des recherches et qu’on y consacre des heures attentives ? Sans doute, personne ne sait gré de leurs efforts aux chercheurs indépendants. Mais qu’est-ce que cela fait ! On travaille pour le plaisir de travailler, de scruter les secrets de la nature, de s’instruire. Lorsqu’en observant les étoiles doubles à l’Observatoire de Paris et en cataloguant ces couples célestes, j’ai établi, pour la première fois, une classification naturelle de ces astres lointains ; lorsque j’ai découvert les systèmes stellaires composés de plusieurs étoiles emportées dans l’immensité par un mouvement propre commun ; lorsque j’ai étudié la planète Mars, et comparé toutes les observations faites depuis deux cents ans, pour obtenir à la fois une analyse et une synthèse de ce monde voisin ; lorsqu’en examinant l’effet des radiations solaires, j’ai créé la nouvelle branche de physique a laquelle on a donné le nom de radioculture, et fait varier du tout au tout les dimensions, les formes et les couleurs des plantes ; lorsque j’ai découvert qu’une sauterelle vidée et empaillée n’est pas morte, et que ces orthoptères peuvent vivre quinze jours après avoir eu la tête coupée ; lorsque j’ai planté dans une serre du Muséum d‘histoire naturelle de Paris un chêne ordinaire de nos bois (quercus robur) en pensant que, soustrait aux saisons, il aurait constamment des feuilles vertes (ce que tout le monde peut constater), etc., etc., j’ai travaillé pour mon propre plaisir ; ce qui n’empêche pas ces études d’avoir été utiles à l’avancement des sciences et d’être entrées dans le domaine pratique des spécialistes.

Il en est de même ici. Mais il s’y mêle un peu plus de passion. D’autre part, les sceptiques ne démordent pas de leurs négations, convaincus qu’ils connaissent toutes les forces de la nature, que tous les médiums sont des farceurs, et que les expérimentateurs ne savent pas observer. D’autre part, les spirites crédules qui s’imaginent avoir constamment des esprits à leur disposition dans un guéridon et évoquent, sans sourciller, Platon, Zoroastre, Jésus-Christ, saint Augustin, Charlemagne, Shakespeare, Newton ou Napoléon, vont me lapider une dixième fois en déclarant que je suis vendu à l’Institut par une ambition invétérée, et que je n’ose pas conclure en faveur de l’identité des esprits, pour ne pas contrarier des amis illustres. Ils ne seront pas plus satisfaits que les premiers.

Tant pis ! Je m’obstine à ne dire que ce que je sais ; mais je le dis.

Et si ce que je sais déplaît, tant pis pour les préjugés, l’ignorance générale et le bon ton des gens distingués, pour lesquels le maximum du bonheur consiste dans l’accroissement de la fortune, la chasse aux places lucratives, les plaisirs matériels, les courses en automobile, la loge à l’Opéra ou le five o’clock du restaurant à la mode, et dont la vie se dissipe à côté des satisfactions idéales de l’esprit et du cœur, à côté des voluptés de l’intelligence et du sentiment.

Pour moi, humble étudiant du prodigieux problème de l’univers, je cherche, j’interroge le sphinx. Que sommes-nous ? Nous n’en savons guère plus sur ce point qu’au temps ou Socrate posait en principe la maxime Connais-toi toi-même, quoique nous ayons mesuré les distances des étoiles, analysé le Soleil et pesé les mondes. La connaissance de nous-mêmes nous intéresserait-elle moins que celle du monde extérieur ? Ce n’est pas probable. Étudions donc, avec la conviction que toute recherche sincère est utile au progrès de l’humanité.

Observatoire de Juvisy, décembre 1906.

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