Appendice Flaubert et Sainte-Beuve.

Sainte-Beuve ayant consacré à Salammbô une importante étude, Gustave Flaubert réfuta ses critiques dans la lettre suivante :

« Décembre 1862.

« Mon cher Maître,

« Votre troisième article sur Salammbô m’a radouci (je n’ai jamais été bien furieux). Mes amis les plus intimes se sont un peu irrités des deux autres ; mais, moi, à qui vous avez dit franchement ce que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré d’avoir mis tant de clémence dans votre critique. Donc, encore une fois, et bien sincèrement, je vous remercie des marques d’affection que vous me donnez, et, passant par-dessus les politesses, je commence mon Apologie.

« Êtes-vous bien sûr, d’abord, – dans votre jugement général, – de n’avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse ? L’objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît en soi ! Vous commencez par douter de la réalité de ma reproduction, puis vous me dites : « Après tout, elle peut être vraie » ; et comme conclusion : « Tant pis si elle est vraie ! » À chaque minute vous vous étonnez ; et vous m’en voulez d’être étonné. Je n’y peux rien, cependant ! Fallait-il embellir, atténuer, fausser, franciser ! Mais vous me reprochez vous-même d’avoir fait un poème, d’avoir été classique dans le mauvais sens du mot, et vous me battez avec les Martyrs !

« Or le système de Chateaubriand me semble diamétralement opposé au mien. Il partait d’un point de vue tout idéal ; il rêvait des martyrs typiques. Moi, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne, et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! Oui, je dis simple, et non pas sobre. Rien de plus compliqué qu’un Barbare. Mais j’arrive à vos articles, et je me défends, je vous combats pied à pied.

« Dès le début, je vous arrête à propos du Périple d’Hannon, admiré par Montesquieu, et que je n’admire point. À qui peut-on faire croire aujourd’hui que ce soit là un document original ? C’est évidemment traduit, raccourci, échenillé et arrangé par un Grec. Jamais un Oriental, quel qu’il soit, n’a écrit de ce style. J’en prends à témoin l’inscription d’Eschmounazar, si emphatique et redondante ! Des gens qui se font appeler fils de Dieu, œil de Dieu (voyez les inscriptions d’Hamaker) ne sont pas simples comme vous l’entendez. – Et puis vous m’accorderez que les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. S’ils y avaient compris quelque chose, ils n’eussent pas été des Grecs. L’Orient répugnait à l’hellénisme. Quels travestissements n’ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé par les mains, d’étranger ! – J’en dirai autant de Polybe. C’est pour moi une autorité incontestable, quant aux faits ; mais tout ce qu’il n’a pas vu (ou ce qu’il a omis intentionnellement, car lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux bien aller le chercher partout ailleurs. Le Périple d’Hannon n’est donc pas « un monument carthaginois » bien loin « d’être le seul » comme vous le dites. Un vrai monument carthaginois c’est l’inscription de Marseille, écrite en vrai punique. Il est simple, celui-là, je l’avoue, car c’est un tarif, et encore l’est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit coin de merveilleux à travers le grec ; – ne fût-ce que ces peaux de gorilles prises pour des peaux humaines et qui étaient appendues dans le temple de Moloch (traduisez Saturne), et dont je vous ai épargné la description ; – et d’une ! remerciez-moi. Je vous dirai même entre nous que le Périple d’Hannon m’est complètement odieux pour l’avoir lu et relu avec les quatre dissertations de Bougainville (dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions) sans compter mainte thèse de doctorat, – le Périple d’Hannon étant un sujet de thèse.

« Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle ressemble selon vous à « une Elvire sentimentale, » à Velléda, à madame Bovary. Mais non ! Velléda est active, intelligente, européenne. Madame Bovary est agitée par des passions multiples ; Salammbô au contraire demeure clouée par l’idée fixe. C’est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse. N’importe ! Je ne suis pas sûr de sa réalité ; car ni moi, ni vous, ni personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut connaître la femme orientale, par la raison qu’il est impossible de la fréquenter.

« Vous m’accusez de manquer de logique et vous me demandez : « Pourquoi les Carthaginois ont-ils massacré les Barbares ? » La raison en est bien simple : ils haïssent les Mercenaires ; ceux-là leur tombent sous la main ; ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais « la nouvelle, dites-vous, pourrait arriver d’un moment à l’autre au camp ». Par quel moyen ?

« Et qui donc l’eût apportée ? Les Carthaginois ; mais dans quel but ? – Des barbares ? mais il n’en restait plus dans la ville ! – Des étrangers ? des indifférents ? – mais j’ai eu soin de montrer que les communications n’existaient pas entre Carthage et l’armée !

« Pour ce qui est d’Hannon (le lait de chienne, soit dit en passant, n’est point une plaisanterie ; il était et est encore un remède contre la lèpre : voyez le Dictionnaire des sciences médicales, article Lèpre ; mauvais article d’ailleurs et dont j’ai rectifié les données d’après mes propres observations faites à Damas et en Nubie), – Hannon, dis-je, s’échappe, parce que les Mercenaires le laissent volontairement s’échapper. Ils ne sont pas encore déchaînés contre lui. L’indignation leur vient ensuite avec la réflexion ; car il leur faut beaucoup de temps avant de comprendre toute la perfidie des Anciens (voyez le commencement de mon chapitre IV) Mâtho rode comme un fou autour de Carthage Fou est le mot juste. L’amour tel que le concevaient les anciens n’était-il pas une folie, une malédiction, une maladie envoyée par les dieux ? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n’eût point partagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu’il dit des passions en Afrique, dans Candide (récit de la vieille) : « C’est du feu, du vitriol, etc. »

« À propos de l’aqueduc : « Ici on est dans l’invraisemblance jusqu’au cou. » Oui cher maître, vous avez raison et plus même que vous ne croyez, – mais pas comme vous le croyez. Je vous dirai plus loin ce que je pense de cet épisode, amené non pour décrire l’aqueduc, lequel m’a donné beaucoup de mal, mais pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux héros. C’est d’ailleurs le ressouvenir d’une anecdote, rapportée dans Polyen (Ruses de guerre), l’histoire de Théodore, l’ami de Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens d’Abydos.

« On regrette un lexique. Voilà un reproche que je trouve souverainement injuste. J’aurais pu assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j’ai pris soin de traduire tout en français. Je n’ai pas employé un seul mot spécial sans le faire suivre de son explication, immédiatement J’en excepte les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page kreutzer, yard, piastre oupenny, cela vous empêche-t-il de la comprendre ? Qu’auriez-vous dit si j’avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baul, CarthageKartudda, et si, au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient des muselières, j’avais écrit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j’ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les plantes, j’ai employé les noms latins, les mots reçus, au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j’ai dit Lauwsonia au lieu de Henneh, et même j’ai eu la complaisance d’écrire Lausonia par un u, ce qui est une faute, et de ne pas ajouter inermis, qui eût été plus précis. De même pour Kok’heul que j’écris antimoine, en vous épargnant sulfure, ingrat ! Mais je ne peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire Hanibal et Hamilcar sans h, puisqu’il y a un esprit rude sur l’œil, et m’en tenir à Rollin ! un peu de douceur !

« Quant au temple de Tanit, je suis sûr de l’avoir reconstruit tel qu’il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec des médailles du duc de Luynes, avec ce qu’on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (de Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de Thugga que j’ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n’a parlé. N’importe, direz-vous, c’est drôle ! Soit ! – Quant à la description en elle-même, au point de vue littéraire, je la trouve, moi. très compréhensible, et le drame n’en est pas embarrassé, car Spendius et Mâtho restent au premier plan, on ne les perd pas de vue. Il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action.

« Je n’accepte pas non plus le mot de chinoiserie appliqué à la chambre de Salammbô, malgré l’épithète d’exquise qui le relève (comme dévorants fait à chiens dans le fameux Songe), parce que je n’ai pas mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible ou que l’on ne rencontre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible n’est pas un guide pour Carthage (ce qui est un point à discuter) ; mais les Hébreux étaient plus près des Carthaginois que les Chinois, convenez-en ! D’ailleurs il y a des choses de climat qui sont éternelles. Pour ce mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes réunis dans la 21ème dissertation de l’abbé Mignot (Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome XL ou XLI, je ne sais plus).

« Quant à ce goût « d’Opéra, de pompe et d’emphase », pourquoi donc voulez-vous que les choses n’aient pas été ainsi, puisqu’elle sont telles maintenant ! Les cérémonies des visites, les prosternations, les invocations, les encensements et tout le reste, n’ont pas été inventés par Mahomet, je suppose.

« Il en est de même d’Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que j’ai fait son enfance fabuleuse ? est-ce parce qu’il tue un aigle ? beau miracle dans un pays où les aigles abondent ? Si la scène eût été placée dans les Gaules, j’aurais mis un hibou, un loup ou un renard. Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué, malgré vous, à considérer l’aigle comme un oiseau noble, et plutôt comme un symbole que comme un être animé. Les aigles existent cependant.

« Vous me demandez où j’ai pris une pareille idée du Conseil de Carthage ? Mais dans tous les milieux analogues par les temps de révolution, depuis la Convention jusqu’au Parlement d’Amérique, où naguère encore on échangeait des coups de canne et des coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient apportés (comme mes poignards) dans la manche des paletots. Et même mes Carthaginois sont plus décents que les Américains, puisque le public n’était pas là. Vous me citez en opposition, une grosse autorité, celle d’Aristote. Mais Aristote, antérieur à mon époque de plus de quatre-vingts ans, n’est ici d’aucun poids. D’ailleurs il se trompe grossièrement, le Stagyrique, quand il affirme qu’on n’a jamais vu à Carthage d’émeute ni de tyran. Voulez-vous des dates ? en voici : il y avait eu la conspiration de Carthalon, 530 avant Jésus-Christ ; les empiétements des Magon, 460 ; la conspiration d’Hanon, 337 ; la conspiration de Bomilcar, 307. Mais je dépasse Aristote ! – À un autre.

« Vous me reprochez les escarboucles formées par l’urine des lynx. C’est du Théophraste, Traité des Pierreries : tant pis pour lui ! j’allais oublier Spendius. Eh bien, non, cher maître, son stratagème n’est ni bizarre, ni étrange. C’est presque un poncif. Il m a été fourni par Elien (Histoire des Animaux) et par Polyen (Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège de Mégare par Antipater (ou Antigone), que l’on nourrissait exprès des porcs avec les éléphants pour que les grosses bêtes ne fussent pas effrayées par les petites. C’était, en un mot, une farce usuelle, et probablement fort usée au temps de Spendius Je n’ai pas été obligé de remonter jusqu’à Samson ; car j’ai repoussé autant que possible tout détail appartenant à des époques légendaires.

« J’arrive aux richesses d’Hamilcar. Cette description, quoi que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la crois très motivée. La colère du suffète va en augmentant à mesure qu’il aperçoit les déprédations commises dans sa maison. Loin d’être à tout moment hors de lui, il n’éclate qu’à la fin, quand il se heurte à une injure personnelle. Qu’il ne gagne pas à cette visite, cela m’est bien égal, n’étant point chargé de faire son panégyrique ; mais je ne pense pas l’avoir taillé en charge aux dépens du reste du caractère. L’homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon que j’ai montrée (ce qui est un joli trait de son fils Hannibal, en Italie), est bien le même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.

« Vous me chicanez sur les onze mille trois cent quatre-vingt-seize hommes de son armée en me demandant d’où le savez-vous (ce nombre) ? qui vous l’a dit ? Mais vous venez de le voir vous-même, puisque j’ai dit le nombre d’hommes qu’il y avait dans les différents corps de l’armée punique. C’est le total de l’addition tout bonnement, et non un chiffre jeté au hasard pour produire un effet de précision.

« Il n’y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer celui de la tente qui n’a choqué personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des cris. J’ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un serpent qu’avec un homme. Salammbô, avant de quitter sa maison, s’enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit messéant dans une ILIADE ou une PHARSALE, c’est possible, mais je n’ai pas eu la prétention de faire l’Iliade ni la Pharsale.

« Ce n’est pas ma faute non plus si les orages sont fréquents dans la Tunisie à la fin de l’été Chateaubriand n’a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil, et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d’ailleurs que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit ; il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place : c’est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la description classique de l’orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents ! L’incendie qui suit m’a été inspiré par un épisode de l’histoire de Massinissa, par un autre de l’histoire d’Agathocle et par un passage d’Hirtins, – tous les trois dans des circonstances analogues. Je ne sors pas du milieu, du pays même de mon action, comme vous voyez.

« À propos des parfums de Salammbô, vous m’attribuez plus d’imagination que je n’en ai. Sentez donc, humez dans la Bible Judith et Esther ! On les pénétrait, on les empoisonnait de parfums, littéralement. C’est ce que j’ai eu soin de dire au commencement, dès qu’il a été question de la maladie de Salammbô.

« Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du Zaïmph ait été pour quelque chose dans la perte de la bataille, puisque l’armée des Mercenaires contenait des gens qui croyaient au Zaïmph ! J’indique les causes principales (trois mouvements militaires) de cette perte ; puis j’ajoute celle-là, comme cause secondaire et dernière.

« Dire que j’ai inventé des supplices aux funérailles des Barbares n’est pas exact. Hendreich (Carthage, seu Carth, respublica, 1664) a réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis ; et vous vous étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés, enragés, ne leur rendent pas la pareille, n’en fassent pas autant une fois et cette fois-là seulement ? Faut-il rappeler Madame de Lamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis ? J’ai été sobre et très doux, au contraire.

« Et puisque nous sommes en train de nous dire nos vérités, franchement je vous avouerai, cher maître, que la pointe d’imagination sadique m’a un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves. Or un tel mot de vous, lorsqu’il est exprimé, devient presque une flétrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la Correctionnelle comme prévenu d’outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de tout ? Ne soyez donc pas étonné si un de ces jours vous lisez dans quelque petit journal diffamateur, comme il en existe, quelque chose d’analogue à ceci : « M. G. Flaubert est un disciple de Sade. Son ami, son parrain, un maître en fait de critique l’a dit lui-même assez clairement, bien qu’avec cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc. » Qu’aurais-je à répondre, – et a faire ?

« Je m’incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j’ai donné le coup de pouce, j’ai forcé l’histoire, et comme vous le dites très bien, j’ai voulu faire un Siège. Mais dans un sujet militaire, où est le mal ? – Et puis je ne l’ai pas complètement inventé, ce siège, je l’ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.

« Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations d’enfants, je m’insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n’étaient pas complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres, 370 avant Jésus-Christ.) Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants, et quant aux époques postérieures, je m’en rapporte à Sillus Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois de son temps.

« Vous regrettez que je n’aie point introduit parmi les Grecs, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin sentant comme nous. Allons donc ! était-ce possible ? Aratus que vous rappelez est précisément celui d’après lequel j’ai rêvé Spendius ; c était un homme d’escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit les sentinelles et qui avait des éblouissements au grand jour. Je me suis un contraste, c’est vrai ; mais un contraste facile, un contraste voulu et faux.

« J’ai fini l’analyse et j’arrive à votre jugement. Vous avez peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique appliqué à l’antiquité, et il se peut très bien que j’aie échoué. Cependant, d’après toutes les vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n’est pas la question. Je me moque de l’archéologie ! Si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.

« Mais le milieu vous agace ! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n’êtes-vous pas venu de mon côté ? L’âme humaine n’est point partout la même, bien qu’en dise M. Levallois. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le contraire. Je crois avoir été moins dur pour l’humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble.

« Quant au style, j’ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans l’autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores y sont rares et les épithètes positives. Si je mets bleues après pierres, c’est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également persuadé que l’on distingue très bien la couleur des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.

« Et puisque vous me blâmez pour certains mots, énorme entre autres, que je ne défends pas (bien qu’un silence excessif fasse l’effet du vacarme,) moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.

« Je n’ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son but. J’ai froncé les sourcils à bibelots carthaginois, – diable de manteau, – ragoût et pimenté pour Salammbô qui batifole avec le serpent, – et devant le beau drôle de Libyen qui n’est ni beau ru drôle, – et à l’imagination libertine de Schahabarim.

« Une dernière question, ô maître, une question inconvenante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux ? Pour moi, M Singlin est funèbre a côté de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant moins antihumains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort Monsieur ! – Et c’est précisément parce qu’ils sont très loin de moi que j’admire votre talent à me les faire comprendre. – Car j’y crois, à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu’à Carthage. Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d’un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès contraires, deux monstruosités différentes ?

« Je vais finir. – Un peu de patience ! – Etes-vous curieux de connaître la faute énorme (énorme est ici à sa place) que je trouve dans mon livre. La voici :

« 1. Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à Salammbô seulement.

« 2. Quelques transitions manquent. Elles existaient ; je les ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d’être ennuyeux.

« 3. Dans le chapitre VI, tout ce qui se rapporte à Giscon est de même tonalité que la deuxième partie du chapitre II (Hannon). C’est la même situation, et il n’y a point progression d’effet.

« 4. Tout ce qui s’étend depuis la bataille du Macar jusqu’au serpent, et tout le chapitre XIII jusqu’au dénombrement des Barbares, s’enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que j’ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m’ont le plus coûté, que j’aime le moins et dont je me suis le plus reconnaissant.

« 5. L’aqueduc.

« Aveu ! mon opinion secrète est qu’il n’y avait point d’aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l’aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d’avance toutes les objections par une phrase hypocrite à l’adresse des archéologues. J’ai mis les pieds dans le plat, lourdement, en rappelant que c’était une invention romaine, alors nouvelle, et que l’aqueduc d’à présent a été refait sur l’ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l’aqueduc romain de Carthage m’a poursuivi, et puis c’était une belle entrée pour Spendius et Mâtho. N’importe ! mon aqueduc est une lâcheté ! Confiteor.

« 6. Autre et dernière coquinerie : Hannon.

« Par amour de la clarté, j’ai faussé l’histoire quant à sa mort. Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s’appelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur !

« Tel est, cher maître, ce qu’il y a, selon moi, de pire dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j’y trouve de bon. Mais soyez sûr que je n’ai point fait une Carthage fantastique. Les documents sur Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m’a fourni la forme exacte d’une porte le poème de Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les peuplades africaines, etc., etc.

« Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger ? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que les… et les… dans ce doux pays de France où le superficiel est une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon ?

« Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En me donnant des égratignures, vous m’avez très tendrement serré les mains, et bien que vous m’ayez quelque peu ri au nez, vous ne m’en avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très détaillés, très considérables et qui ont dû vous êtes plus pénibles qu’à moi. C’est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n’aurez eu affaire ni à un sot ni à un ingrat.

« Tout à vous,

« GUSTAVE FLAUBERT »

Sainte-Beuve répondit à cette lettre par le billet suivant :

« Ce 25 décembre 1862

« Mon cher ami,

« J’attendais avec impatience cette lettre promise. Je l’ai lue hier soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d’avoir fait ces articles, puisque je vous ai amené à sortir ainsi toutes vos raisons. Ce soleil d’Afrique a eu cela de singulier que toutes nos humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption. Salammbô, indépendamment de la dame, est dès à présent, le nom d’une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci : mes articles restant ce qu’ils sont, en les réimprimant je mettrai, à la fin du volume, ce que vous appelez votre Apologie, et sans plus de réplique de ma part. J’avais tout dit ; vous répondez : les lecteurs attentifs jugeront. Ce que j’apprécie surtout, et ce que chacun sentira, c’est cette élévation d’esprit et de caractère qui vous a fait supporter tout naturellement mes contradictions et qui oblige envers vous à plus d’estime. M. Lebrun (de l’Académie), un homme juste, me disait l’autre jour à propos de vous : « Après tout, il sort de là un plus gros monsieur qu’auparavant. » Ce sera impression générale et définitive…

« G. A. Sainte-Beuve »

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