XII

Entre l’hôtel de Commarin et « le secret » de la prison, il n’y avait pas eu, pour ainsi dire, de transition pour Albert.

Arraché à des songes pénibles par cette rude voix du commissaire, disant : « Au nom de la loi, je vous arrête ! », son esprit jeté hors du possible devait être longtemps à reprendre son équilibre.

Tout ce qui suivit son arrestation lui paraissait flotter à peine distinct, au milieu d’un brouillard épais, comme ces scènes de rêve qu’on joue au théâtre, derrière un quadruple rideau de gaze.

On l’avait interrogé : il avait répondu sans entendre le son de ses paroles. Puis deux agents l’avaient pris sous les bras et l’avaient soutenu pour descendre le grand escalier de l’hôtel. Seul il ne l’eût pu. Ses jambes qui fléchissaient, plus molles que du coton, ne le portaient pas. Une seule chose l’avait frappé : la voix du domestique annonçant l’attaque d’apoplexie du comte. Mais cela aussi, il l’oublia.

On le hissa dans le fiacre qui stationnait dans la cour, au bas du perron, tout honteux de se trouver en pareil endroit, et on l’installa sur la banquette du fond. Deux agents prirent place sur la banquette de devant, tandis qu’un troisième montait sur le siège à côté du cocher. Pendant le trajet, il ne revint pas à la notion exacte de la situation. Il gisait, dans cette sale et graisseuse voiture, comme une chose inerte. Son corps, qui suivait tous les cahots à peine amortis par les ressorts usés, allait ballotté d’un côté sur l’autre, et sa tête oscillait sur ses épaules comme si les muscles de son cou eussent été brisés. Il songeait alors à la veuve Lerouge. Il la revoyait telle qu’elle était lorsqu’il avait suivi son père à La Jonchère. On était au printemps, et les aubépines fleuries du chemin de traverse embaumaient. La vieille femme, en coiffe blanche, était debout sur la porte de son jardinet ; elle avait en parlant l’air suppliant. Le comte l’écoutait avec des yeux sévères, puis tirant de l’or de son porte-monnaie, il le lui remettait.

On le descendit du fiacre comme on l’y avait monté.

Pendant les formalités de l’écrou, dans la salle sombre et puante du greffe, tout en répondant machinalement, il se livrait avec délices aux émotions du souvenir de Claire. C’était dans le temps de leurs premières amours, alors qu’il ne savait pas si jamais il aurait ce bonheur d’être aimé d’elle. Ils se rencontraient chez Mlle de Goëllo. Elle avait, cette vieille fille, un certain salon jonquille célèbre sur la rive gauche, d’un effet extravagant. Sur tous les meubles et jusque sur la cheminée, dans des poses variées, s’étalaient les douze ou quinze chiens d’espèces différentes qui, ensemble ou successivement, l’avaient aidée à traverser les steppes du célibat. Elle aimait à conter l’histoire de ces fidèles, dont l’affection ne trahit jamais. Il y en avait de grotesques et d’affreux. Un surtout, outrageusement gonflé d’étoupe, semblait près d’éclater. Que de fois il en avait ri aux larmes avec Claire !

On le fouillait en ce moment.

À cette humiliation suprême, de mains cyniques se promenant tout le long de son corps, il revint un peu à lui et sa colère s’éveilla.

Mais c’était fini déjà, et on l’entraînait le long des corridors sombres, dont le carreau était gras et glissant. On ouvrit une porte et on le poussa dans une sorte de cellule. Il entendit derrière lui un bruit de ferrures qui s’entrechoquaient et de serrures qui grinçaient.

Il était prisonnier, et, en vertu d’ordres spéciaux, prisonnier au secret.

Immédiatement il éprouva une sensation marquée de bien-être. Il était seul. Plus de chuchotements étouffés à ses oreilles, plus de voix aigres, plus de questions acharnées. Un silence, profond à donner l’idée du néant, se faisait autour de lui. Il lui sembla qu’il était à tout jamais retranché de la société, et il s’en réjouit. Il put croire qu’il lui était donné de subir une épreuve de la tombe. Son corps, aussi bien que son esprit, était accablé de lassitude. Il cherchait à s’asseoir quand il aperçut une maigre couchette, à droite, en face de la fenêtre grillée munie de son abat-jour. Ce lit lui donna autant de joie qu’une planche au nageur qui coule. Il s’y précipita et s’étendit avec délices. Cependant il sentait des frissons. Il défit la grossière couverture de laine, s’en enveloppa et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Dans le corridor, deux agents de la police de sûreté, l’un jeune encore, l’autre grisonnant déjà, appliquaient alternativement l’œil et l’oreille au judas pratiqué dans la porte.

Ils épiaient tous les mouvements du prisonnier, regardant et écoutant de toutes leurs forces.

– Dieu ! est-il chiffe, cet homme-là, murmurait le jeune policier. Quand on n’a pas plus de nerf que cela, on devrait bien rester honnête. En voilà un qui ne songera guère à faire sa tête, le matin de sa toilette ! N’est-ce pas, monsieur Balan ?

– C’est selon, répondit le vieil agent, il faudra voir. Lecoq m’a dit que c’est un rude mâtin.

– Tiens ! voilà monsieur qui arrange son lit et qui se couche ! Voudrait-il dormir, par hasard ? Elle serait bonne, celle-là ! Ce serait la première fois que je verrais ça !

– C’est que vous n’avez eu de relations qu’avec des coquins subalternes, mon camarade. Tous les gredins huppés, et j’en ai serré plus d’un, sont dans ce style. Au moment de l’arrestation, bonsoir, plus personne, le cœur leur tourne. Ils se relèvent le lendemain.

– Ma parole sacrée, on dirait qu’il dort ! Est-ce drôle au moins !

– Sachez, mon cher, ajouta sentencieusement le vieil agent, que rien n’est au contraire si naturel. Je suis sûr que depuis son coup cet enfant-là ne vivait plus ; il avait le feu dans le ventre. Maintenant il sait que son affaire est toisée, et le voilà tranquille.

– Farceur de monsieur Balan ! il appelle cela être tranquille !

– Certainement ! Il n’y a pas, voyez-vous, de plus grand supplice que l’anxiété ; tout est préférable. Si vous aviez seulement dix mille livres de rente, je vous indiquerais un moyen pour en juger. Je vous dirais : Filez à Hombourg et risquez-moi toute votre fortune d’un coup, à rouge et noir. Vous me conteriez après des nouvelles de ce qu’on éprouve tant que la bille tourne. C’est, voyez-vous, comme si l’on tenaillait la cervelle, comme si on vous coulait du plomb fondu dans les os en guise de moelle. C’est si fort que, même quand on a tout perdu, on est content, on est soulagé, on respire. On se dit : ah ! c’est donc fini ! On est ruiné, nettoyé, rasé, mais c’est fini.

– Vrai, monsieur Balan, on croirait que vous avez passé par là.

– Hélas ! soupira le vieux policier, c’est à mon amour pour la dame de pique, amour malheureux, que vous devez l’honneur de regarder en ma compagnie par ce vasistas. Mais notre gaillard en a pour deux heures à faire son somme, ne le perdez pas de vue, je vais fumer une cigarette dans la cour.

Albert dormit quatre heures. Il se sentait, en s’éveillant, la tête plus libre qu’il ne l’avait eue depuis son entrevue avec Noël. Ce fut pour lui un moment affreux que celui où pour la première fois il envisagea froidement sa situation.

– C’est maintenant, murmura-t-il, qu’il s’agit de ne pas se laisser abattre.

Il aurait vivement souhaité voir quelqu’un, parler, être interrogé, s’expliquer. Il eut envie d’appeler. À quoi bon ! se dit-il, on va sans doute venir.

Il voulut regarder l’heure qu’il était et s’aperçut qu’on lui avait enlevé sa montre. Ce petit détail lui fut extrêmement sensible. On le traitait, lui, comme le dernier des scélérats. Il chercha dans ses poches, elles avaient toutes été scrupuleusement vidées. Il songea alors à l’état dans lequel il se trouvait et, se jetant à bas de la couchette, il répara, autant qu’il était en lui, le désordre de sa toilette. Il rajusta ses vêtements et les épousseta, il redressa son faux col et tant bien que mal refit le nœud de sa cravate. Versant ensuite de l’eau sur le coin de son mouchoir, il le passa sur sa figure, tamponnant ses yeux dont les paupières lui faisaient mal.

Enfin, il s’efforça de faire reprendre leur pli à sa barbe et à ses cheveux. Il ne se doutait guère que quatre yeux de lynx étaient fixés sur lui.

– Bon ! murmurait l’apprenti policier, voilà notre coq qui relève la crête et qui lisse ses plumes !

– Je vous disais bien, objecta M. Balan, qu’il n’était qu’engourdi… Chut !… il a parlé, je crois.

Mais ils ne surprirent ni un de ces gestes désordonnés ni une de ces paroles incohérentes qui presque toujours échappent aux faibles que la frayeur agite, ou aux imprudents qui croient à la discrétion des « secrets ». Une fois seulement, le mot « honneur », prononcé par Albert, arriva jusqu’à l’oreille des deux espions.

– Ces mâtins de la haute, grommela M. Balan, ont sans cesse ce mot à la bouche, dans les commencements. Ce qui les tracasse surtout, c’est l’opinion d’une douzaine d’amis et des cent mille inconnus qui lisent la Gazette des tribunaux. Ils ne songent à leur tête que plus tard.

Quand les gendarmes arrivèrent pour chercher Albert et le conduire à l’instruction, ils le trouvèrent assis sur le bord de sa couchette, les pieds appuyés sur la barre de fer, les coudes aux genoux et la tête cachée entre ses mains.

Il se leva dès qu’ils entrèrent et fit quelques pas vers eux. Mais sa gorge était si sèche qu’il comprit qu’il lui serait impossible de parler. Il demanda un instant, et, revenant vers la petite table du secret, il se versa et but coup sur coup deux grands verres d’eau.

– Je suis prêt ! dit-il aussitôt après.

Et d’un pas ferme, il suivit les gendarmes le long du passage qui conduit au Palais.

M. Daburon était alors au supplice. Il arpentait furieusement son cabinet et attendait son prévenu. Une fois encore, la vingtième depuis le matin, il regrettait de s’être engagé dans cette affaire.

Qu’il soit maudit, pensait-il, l’absurde point d’honneur auquel j’ai obéi ! J’ai beau essayer de me rassurer à force de sophismes, j’ai eu tort de ne me point récuser. Rien au monde ne peut changer ma situation vis-à-vis de ce jeune homme. Je le hais. Je suis son juge, et il n’en est pas moins vrai que très positivement j’ai voulu l’assassiner. Je l’ai tenu au bout de mon revolver : pourquoi n’ai-je pas lâché la détente ? Est-ce que je le sais ? Quelle puissance a retenu mon doigt lorsqu’il suffisait d’une pression presque insensible pour que le coup partît ? Je ne puis le dire. Que fallait-il pour qu’il fût le juge et moi l’assassin ? Si l’intention était punie comme le fait, on devrait me couper le cou. Et c’est dans de pareilles conditions que j’ose l’interroger !…

En repassant devant la porte, il entendit dans la galerie le pas lourd des gendarmes.

– Le voilà, dit-il tout haut. Et il regagna précipitamment son fauteuil derrière son bureau, se penchant à l’ombre des cartons, comme s’il eût cherché à se cacher. Si le long greffier eût eu des yeux, il eût assisté à ce singulier spectacle d’un juge plus troublé que le prévenu. Mais il était aveugle, et à ce moment il ne songeait qu’à une erreur de quinze centimes qui s’était glissée dans ses comptes, et qu’il ne pouvait retrouver.

Albert entra le front haut dans le cabinet du juge. Ses traits portaient les traces d’une grande fatigue et de veilles prolongées ; il était très pâle, mais ses yeux étaient clairs et brillants.

Les questions banales qui commencent les interrogatoires donnèrent à M. Daburon le temps de se remettre.

Heureusement, dans la matinée, il avait trouvé une heure pour préparer un plan ; il n’avait qu’à le suivre.

– Vous n’ignorez pas, monsieur, commença-t-il d’un ton de politesse parfaite, que vous n’avez aucun droit au nom que vous portez ?

– Je sais, monsieur, répondit Albert, que je suis le fils naturel de monsieur de Commarin. Je sais de plus que mon père ne pourrait me reconnaître quand il le voudrait, puisque je suis né pendant son mariage.

– Quelle a été votre impression en apprenant cela ?

– Je mentirais, monsieur, si je disais que je n’ai pas ressenti un immense chagrin. Quand on est aussi haut que je l’étais, la chute est terrible et bien douloureuse. Pourtant, je n’ai pas eu un seul moment la pensée de contester les droits de monsieur Noël Gerdy. J’étais, comme je le suis encore, décidé à disparaître. Je l’ai déclaré à monsieur de Commarin.

M. Daburon s’attendait à cette réponse, et elle ne pouvait qu’étayer ses soupçons. N’entrait-elle pas dans le système de défense qu’il avait prévu ? À lui maintenant de chercher un joint pour désarticuler cette défense dans laquelle le prévenu allait se renfermer comme dans une carapace.

– Vous ne pouviez entreprendre, reprit le juge, d’opposer une fin de non-recevoir à monsieur Gerdy. Vous aviez bien pour vous le comte et votre mère, mais monsieur Gerdy avait pour lui un témoignage qui vous eût fait succomber : celui de la veuve Lerouge.

– Je n’en ai jamais douté, monsieur.

– Eh bien ! reprit le juge en cherchant à voiler le regard dont il enveloppait Albert, la justice suppose que, pour anéantir la seule preuve existante, vous avez assassiné la veuve Lerouge.

Cette accusation terrible, terriblement accentuée, ne changea rien à la contenance d’Albert. Il garda son maintien ferme sans forfanterie ; pas un pli ne parut sur son front.

– Devant Dieu, répondit-il, et sur tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous le jure, monsieur, je suis innocent ! Je suis, à cette heure, prisonnier, au secret, sans communication avec le monde extérieur, réduit par conséquent à l’impuissance la plus absolue : c’est en votre loyauté que j’espère pour arriver à démontrer mon innocence.

Quel comédien ! pensait le juge ; se peut-il que le crime ait cette force prodigieuse !

Il parcourait ses dossiers, relisant quelques passages des dépositions précédentes, cornant certaines pages qui contenaient des indications importantes pour lui. Tout à coup il reprit :

– Quand vous avez été arrêté, vous vous êtes écrié : « Je suis perdu ! » Qu’entendiez-vous par là ?

– Monsieur, répondit Albert, je me rappelle, en effet, avoir dit cela. Lorsque j’ai su de quel crime on m’accusait, en même temps que j’étais frappé de consternation, mon esprit a été comme illuminé par un éclair de l’avenir. En moins d’une seconde j’ai entrevu tout ce que ma situation avait d’affreux ; j’ai compris la gravité de l’accusation, sa vraisemblance et les difficultés que j’aurais à me défendre. Une voix m’a crié : « Qui donc avait intérêt à la mort de Claudine ? » Et la conviction de l’imminence du péril m’a arraché l’exclamation que vous dites.

L’explication était plus que plausible, possible et même vraisemblable. Elle avait encore cet avantage d’aller au-devant d’une question si naturelle qu’elle a été formulée en axiome : « Cherche à qui le crime profite. » Tabaret avait prévu qu’on ne prendrait pas le prévenu sans vert.

M. Daburon admira la présence d’esprit d’Albert et les ressources de cette imagination perverse.

– En effet, reprit le juge, vous paraissez avoir eu le plus pressant intérêt à cette mort. C’est d’autant plus vrai que nous sommes sûrs, entendez-vous, bien sûrs que le crime n’avait pas le vol pour mobile. Ce qu’on avait jeté à la Seine a été retrouvé. Nous savons aussi qu’on a brûlé tous les papiers. Compromettraient-ils une autre personne que vous ? Si vous le savez, dites-le.

– Que puis-je vous répondre, monsieur ? Rien.

– Êtes-vous allé souvent chez cette femme ?

– Trois ou quatre fois, avec mon père.

– Un des cochers de l’hôtel prétend vous y avoir conduits au moins dix fois.

– Cet homme se trompe. D’ailleurs, qu’importe le nombre des visites ?

– Connaissez-vous la disposition des lieux ? vous les rappelez-vous ?

– Parfaitement, monsieur, il y a deux pièces. Claudine couchait dans celle du fond.

– Vous n’étiez pas un inconnu pour la veuve Lerouge, c’est entendu. Si vous étiez allé frapper un soir à son volet, pensez-vous qu’elle vous eût ouvert ?

– Certes, monsieur, et avec empressement.

– Vous avez été malade, ces jours-ci ?

– Très indisposé, au moins, oui monsieur. Mon corps fléchissait sous le poids d’une épreuve bien lourde pour mes forces. Je n’ai cependant pas manqué de courage !

– Pourquoi avoir défendu à votre valet de chambre Lubin d’aller chercher le médecin ?

– Eh ! monsieur, que pouvait le docteur à mon mal ! Toute sa science m’aurait-elle rendu le fils légitime de monsieur de Commarin ?

– On vous a entendu tenir de singuliers propos. Vous sembliez ne plus vous intéresser à rien de la maison. Vous avez détruit des papiers, des correspondances.

– J’étais décidé à quitter l’hôtel, monsieur : ma résolution vous explique tout.

Aux questions du juge, Albert répondait vivement, sans le moindre embarras, d’un ton assuré. Sa voix, d’un timbre sympathique, ne tremblait pas ; nulle émotion ne la voilait ; elle gardait son éclat pur et vibrant.

M. Daburon crut prudent de suspendre l’interrogatoire. Avec un adversaire de cette force, évidemment il faisait fausse route. Procéder par détail était folie, on n’arriverait ni à l’intimider ni à le faire se couper. Il fallait en venir aux grands coups.

– Monsieur, dit brusquement le juge, donnez-moi bien exactement, je vous prie, l’emploi de votre temps pendant la soirée de mardi dernier, de six heures à minuit.

Pour la première fois, Albert parut se déconcerter. Son regard, qui jusque-là allait droit au juge, vacilla.

– Pendant la soirée de mardi…, balbutia-t-il, répétant la phrase comme pour gagner du temps.

Je le tiens ! pensa Daburon, qui eut un tressaillement de joie. Et tout haut il insista :

– Oui, de six heures à minuit !

– Je vous avoue, monsieur, répondit Albert, qu’il m’est difficile de vous satisfaire ; je ne suis pas bien sûr de ma mémoire…

– Oh ! ne dites pas cela, interrompit le juge. Si je vous demandais ce que vous faisiez il y a trois mois, tel soir, à telle heure, je concevrais votre hésitation. Mais il s’agit de mardi, et nous sommes aujourd’hui vendredi. De plus, ce jour si proche était le dernier du carnaval, c’était le Mardi gras. Cette circonstance doit aider vos souvenirs.

– Ce soir-là, je suis sorti, murmura Albert.

– Voyons, poursuivit le juge, précisons. Où avez-vous dîné ?

– À l’hôtel, comme à l’ordinaire.

– Non, pas comme à l’ordinaire. À la fin de votre repas, vous avez demandé une bouteille de vin de Bordeaux et vous l’avez vidée. Vous aviez sans doute besoin de surexcitation pour vos projets ultérieurs…

– Je n’avais pas de projets, répondit le prévenu avec une très apparente indécision.

– Vous devez vous tromper. Deux amis étaient venus vous chercher ; vous leur aviez répondu, avant de vous mettre à table, que vous aviez un rendez-vous urgent.

– Ce n’était qu’une défaite polie pour me dispenser de les suivre.

– Pourquoi ?

– Ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ? J’étais résigné, mais non consolé. Je m’apprenais à m’accoutumer au coup terrible. Ne cherche-t-on pas la solitude dans les grandes crises de la vie !

– La prévention suppose que vous vouliez rester seul pour aller à La Jonchère. Dans la journée vous avez dit : « Elle ne saurait résister. » De qui parliez-vous ?

– D’une personne à qui j’avais écrit la veille, et qui venait de me répondre. J’ai dû dire cela ayant encore à la main la lettre qu’on venait de me remettre.

– Cette lettre était donc d’une femme ?

– Oui.

– Qu’en avez-vous fait, de cette lettre ?

– Je l’ai brûlée.

– Cette précaution donne à penser que vous la considériez comme compromettante…

– Nullement, monsieur, elle traitait de questions intimes.

Cette lettre, évidemment, venait de Mlle d’Arlange, M. Daburon en était sûr. Devait-il néanmoins le demander et s’exposer à entendre prononcer ce nom de Claire, si terrible pour lui ?

Il l’osa, en se penchant beaucoup sur son bureau, de telle sorte que le prévenu ne pouvait l’apercevoir.

– De qui venait cette lettre ? interrogea-t-il.

– D’une personne que je ne nommerai pas.

– Monsieur, fit sévèrement le juge en se redressant, je ne vous dissimulerai pas que votre position est des plus mauvaises. Ne l’aggravez pas par des réticences coupables. Vous êtes ici pour tout dire, monsieur.

– Mes affaires, oui ; celles des autres, non.

Albert fit cette dernière réponse d’un ton sec. Il était étourdi, ahuri, crispé par l’allure pressante et irritante de cet interrogatoire qui ne lui laissait pas le temps de respirer. Les questions du juge tombaient sur sa tête plus dru que les coups de marteau du forgeron sur le fer rouge qu’il se hâte de façonner. Ce semblant de rébellion de son « prévenu » inquiéta sérieusement M. Daburon. Il était, en outre, extrêmement surpris de trouver en défaut la perspicacité du vieux policier, absolument comme si Tabaret eût été infaillible. Tabaret avait prédit un alibi irrécusable, et cet alibi n’arrivait pas. Pourquoi ? Ce subtil coupable avait-il donc mieux que cela ? Quelle ruse gardait-il au fond de son sac ? Sans doute il tenait en réserve quelque coup imprévu, peut-être irrésistible ! Doucement, pensa le juge, je ne le tiens pas encore. Et vivement, il reprit :

– Poursuivons… Après dîner, qu’avez-vous fait ?

– Je suis sorti.

– Pas immédiatement… La bouteille bue, vous avez fumé dans la salle à manger, ce qui a semblé assez extraordinaire pour être remarqué. Quelle espèce de cigares fumez-vous habituellement ?

– Des trabucos.

– Ne vous servez-vous pas d’un porte-cigare, pour éviter à vos lèvres le contact du tabac ?

– Si, monsieur, répondit Albert, assez surpris de cette série de questions.

– À quelle heure êtes-vous sorti ?

– À huit heures environ.

– Aviez-vous un parapluie ?

– Oui.

– Où êtes-vous allé ?

– Je me suis promené.

– Seul, sans but, toute la soirée ?

– Oui, monsieur.

– Alors, tracez-moi votre itinéraire bien exactement.

– Hélas ! monsieur, cela même m’est fort difficile. J’étais sorti pour sortir, pour me donner du mouvement, pour secouer la torpeur qui m’accablait depuis trois jours. Je ne sais si vous vous rendez un compte exact de ma situation : j’avais la tête perdue. J’ai marché au hasard, le long des quais, j’ai erré dans les rues…

– Tout cela est bien improbable, interrompit le juge.

M. Daburon devait pourtant savoir que cela était du moins possible. N’avait-il pas eu, lui aussi, une nuit de courses folles à travers Paris ? Qu’eût-il répondu à qui lui eût demandé, au matin : « – Où êtes-vous allé ? – Je ne sais », ne le sachant pas, en effet. Mais il avait oublié, et ses angoisses du début étaient bien loin. L’interrogatoire commencé, il avait été pris de la fièvre de l’inconnu. Il se retrempait aux émotions de la lutte ; la passion de son métier le reprenait.

Il était redevenu juge d’instruction, comme ce maître d’escrime qui, faisant des armes avec son meilleur ami, s’enivre au cliquetis du fer, s’échauffe, s’oublie et le tue.

– Ainsi, reprit M. Daburon, vous n’avez rencontré absolument personne qui puisse venir affirmer ici qu’il vous a vu ? Vous n’avez parlé à âme qui vive ? Vous n’êtes entré nulle part, ni dans un café ni dans un théâtre, pas même chez un marchand de tabac pour allumer un de vos trabucos ?

– Je ne suis entré nulle part.

– Eh bien ! monsieur, c’est un grand malheur pour vous, oui, un malheur immense, car je dois vous le dire, c’est précisément pendant cette soirée de mardi, entre huit heures et minuit, que la veuve Lerouge a été assassinée. La justice peut préciser l’heure. Encore une fois, monsieur, dans votre intérêt, je vous engage à réfléchir, à faire un énergique appel à votre mémoire.

L’indication du jour et de l’heure du meurtre parut consterner Albert. Il porta sa main à son front d’un geste désespéré. C’est cependant d’une voix calme qu’il répondit :

– Je suis bien malheureux, monsieur, mais je n’ai pas de réflexions à faire.

La surprise de M. Daburon était profonde. Quoi ! pas d’alibi ! rien ! Ce ne pouvait être un piège ni un système de défense… Était-ce donc là cet homme si fort ? Sans doute. Seulement il était pris au dépourvu. Jamais il ne s’était imaginé qu’il fût possible de remonter jusqu’à lui. Et pour cela, en effet, il avait fallu quelque chose comme un miracle.

Le juge enlevait lentement et une à une les grandes feuilles de papier qui recouvraient les pièces à conviction saisies chez Albert.

– Nous allons passer, reprit-il, à l’examen des charges qui pèsent sur vous ; veuillez vous approcher. Reconnaissez-vous ces objets pour vous appartenir ?

– Oui, monsieur, tout ceci est à moi.

– Bien. Prenons d’abord ce fleuret. Qui l’a brisé ?

– Moi, monsieur, en faisant assaut avec monsieur de Courtivois, qui pourra en témoigner.

– Il sera entendu. Et qu’est devenu le bout cassé ?

– Je ne sais. Il faudrait sur ce point interroger Lubin, mon valet de chambre.

– Précisément. Il a déclaré avoir cherché ce morceau sans parvenir à le retrouver. Je vous ferai remarquer que la victime a dû être frappée avec un bout de fleuret démoucheté et aiguisé. Ce morceau d’étoffe sur lequel l’assassin a essuyé son arme en est une preuve.

– Je vous prierais, monsieur, d’ordonner, à cet égard, les recherches les plus minutieuses. Il est impossible qu’on ne retrouve pas l’autre moitié de ce fleuret.

– Des ordres seront donnés. Voici, maintenant, calquée sur ce papier, l’empreinte exacte des pas du meurtrier. J’applique dessus une de vos bottines, et la semelle, vous pouvez le voir, s’y adapte avec la dernière précision. Le morceau de plâtre a été coulé dans le creux du talon, vous remarquerez qu’il est en tout pareil à vos propres talons. J’y aperçois même la trace d’une cheville que je rencontre ici.

Albert suivait avec une sollicitude marquée tous les mouvements du juge. Il était manifeste qu’il luttait contre une terreur croissante. Était-il envahi par cette épouvante qui stupéfie les criminels lorsqu’ils sont près d’être confondus ? À toutes les remarques du magistrat, il répondait d’une voix sourde :

– C’est vrai, c’est parfaitement vrai.

– En effet, continua M. Daburon ; néanmoins, attendez encore avant de vous récrier. Le coupable avait un parapluie. Le bout de ce parapluie s’étant enfoncé dans la terre glaise détrempée, la rondelle de bois ouvragé qui arrête l’étoffe à l’extrémité s’est trouvée moulée en creux. Voici la motte de glaise enlevée avec les plus délicates précautions, et voici votre parapluie. Comparez le dessin des rondelles. Sont-elles semblables, oui ou non ?

– Ces choses-là, monsieur, essaya Albert, se fabriquent par quantités énormes.

– Soit, laissons cette preuve. Voyez ce bout de cigare trouvé sur le théâtre du crime, et dites-moi à quelle espèce il appartient et comment il a été fumé ?

– C’est un trabucos, et on l’a fumé avec un porte-cigare.

– Comme ceux-ci, n’est-ce pas ? insista le juge en montrant les cigares et les bouts d’ambre et d’écume saisis sur la cheminée de la bibliothèque.

– Oui ! murmura Albert ; c’est une fatalité, c’est une coïncidence étrange !

– Patience ! ce n’est rien encore. L’assassin de la veuve Lerouge portait des gants. La victime, dans les convulsions de l’agonie, s’est accrochée aux mains du meurtrier, et des éraillures de peau sont restées entre ses ongles. On les a extraites, et les voici. Elles sont d’un gris perle, n’est-il pas vrai ? Or, on a retrouvé les gants que vous portiez mardi, les voici. Ils sont gris et ils sont éraillés. Comparez ces débris à vos gants. Ne s’y rapportent-ils pas ? N’est-ce pas la même couleur, la même peau ?

Il n’y avait pas à nier, ni à équivoquer, ni à chercher des subterfuges. L’évidence était là, sautant aux yeux. Le fait brutal éclatait. Tout en paraissant s’occuper exclusivement des objets déposés sur son bureau, M. Daburon ne perdait pas de vue le prévenu. Albert était terrifié. Une sueur glacée mouillait son front et glissait en gouttelettes le long de ses joues. Ses mains tremblaient si fort qu’il ne pouvait s’en servir. D’une voix étranglée, il répétait :

– C’est horrible ! horrible !

– Enfin, poursuivit l’inexorable juge, voici le pantalon que vous portiez le soir du meurtre. Il est visible qu’il a été mouillé, et à côté de la boue, il porte des traces de terre. Tenez, ici. De plus, il est déchiré au genou. Que vous ne vous souveniez plus des endroits où vous êtes allé vous promener, je l’admets pour un moment, on peut le concevoir, à la rigueur. Mais à qui ferez-vous entendre que vous ne savez pas où vous avez déchiré votre pantalon et éraillé vos gants ?

Quel courage résisterait à de tels assauts ? La fermeté et l’énergie d’Albert étaient à bout. Le vertige le prenait. Il se laissa tomber lourdement sur une chaise en disant :

– C’est à devenir fou !

– Reconnaissez-vous, insista le juge dont le regard devenait d’une insupportable fixité, reconnaissez-vous que la veuve Lerouge n’a pu être frappée que par vous ?

– Je reconnais, protesta Albert, que je suis victime d’un de ces prodiges épouvantables qui font qu’on doute de sa raison. Je suis innocent.

– Alors, dites où vous avez passé la soirée de mardi ?

– Eh ! monsieur ! s’écria le prévenu, il faudrait…

Mais se reprenant presque aussitôt, il ajouta d’une voix éteinte :

– J’ai répondu comme je pouvais le faire. M. Daburon se leva, il arrivait à son grand effet.

– C’est donc à moi, dit-il avec une nuance d’ironie, à suppléer à votre défaillance de mémoire. Ce que vous avez fait, je vais vous le rappeler. Mardi soir, à huit heures, après avoir demandé à l’alcool une affreuse énergie, vous êtes sorti de votre hôtel. À huit heures trente-cinq, vous preniez le chemin de fer à la gare de Saint-Lazare ; à neuf heures, vous descendiez à la gare de Rueil, etc., etc.

Et, s’emparant sans vergogne des idées du père Tabaret, le juge d’instruction répéta presque mot pour mot la tirade improvisée la nuit précédente par le bonhomme.

Et il avait tout lieu, en parlant, d’admirer la pénétration du vieil agent. De sa vie son éloquence n’avait produit cette formidable impression. Toutes les phrases, tous les mots portaient. L’assurance déjà ébranlée du prévenu tombait pièce à pièce, pareille à l’enduit d’une muraille qu’on crible de balles.

Albert était, et le juge le voyait, comme un homme qui, roulant au fond d’un précipice, voit céder toutes les branches, manquer tous les points d’appui qui pouvaient retarder sa chute, et qui ressent une nouvelle et plus douloureuse meurtrissure à chacune des aspérités contre lesquelles heurte son corps.

– Et maintenant, conclut le juge d’instruction, écoutez un sage conseil. Ne persistez pas dans un système de négation impossible à soutenir. Rendez-vous ! La justice, persuadez-le-vous bien, n’ignore rien de ce qu’il lui importe de savoir. Croyez-moi : efforcez-vous de mériter l’indulgence du tribunal, entrez dans la voie des aveux.

M. Daburon ne supposait pas que son prévenu osât nier encore. Il le voyait écrasé, terrassé, se jetant à ses pieds pour demander grâce. Il se trompait.

Si grande que parût la prostration d’Albert, il trouva dans un suprême effort de sa volonté assez de vigueur pour se redresser et protester encore.

– Vous avez raison, monsieur, dit-il d’une voix triste, mais cependant ferme, tout semble prouver que je suis coupable. À votre place, je parlerais comme vous le faites. Et pourtant, je le jure, je suis innocent.

– Voyons ! de bonne foi !… commença le juge.

– Je suis innocent, interrompit Albert, et je le répète sans le moindre espoir de changer en rien votre conviction. Oui, tout parle contre moi, tout, jusqu’à ma contenance devant vous. C’est vrai, mon courage a chancelé devant des coïncidences incroyables, miraculeuses, accablantes. Je suis anéanti, parce que je sens l’impossibilité d’établir mon innocence. Mais je ne désespère pas. Mon honneur et ma vie sont entre les mains de Dieu. À cette heure même où je dois vous paraître perdu, car je ne m’abuse pas, monsieur, je ne renonce pas à une éclatante justification. Je l’attends avec confiance…

– Que voulez-vous dire ? interrompit le juge.

– Rien d’autre que ce que je dis, monsieur.

– Ainsi vous persistez à nier ?

– Je suis innocent.

– Mais c’est de la folie…

– Je suis innocent.

– C’est bien, fit M. Daburon, pour aujourd’hui en voilà assez. Vous allez entendre la lecture du procès-verbal et on vous reconduira au secret. Je vous exhorte à réfléchir. La nuit vous inspirera peut-être un bon mouvement ; si le désir de me parler vous venait, quelle que soit l’heure, envoyez-moi chercher, je viendrai. Des ordres seront donnés. Lisez, Constant.

Quand Albert fut sorti avec les gendarmes :

– Voilà, fit le juge à demi-voix, un obstiné coquin !

Certes, il n’avait plus l’ombre d’un doute. Pour lui, Albert était le meurtrier aussi sûrement que s’il eût tout avoué. Persistât-il dans son système de négation quand même, jusqu’à la fin de l’instruction, il était impossible qu’avec les indices existant déjà une ordonnance de non-lieu fût rendue. Il était donc désormais certain qu’il passerait en cour d’assises. Et il y avait cent à parier contre un qu’à toutes les questions le jury répondrait affirmativement. Cependant, livré à lui-même, M. Daburon n’éprouvait pas cette intime satisfaction non exempte de vanité qu’il ressentait d’ordinaire après une instruction bien menée, lorsqu’il avait réussi à mettre son « prévenu » au point où était Albert. Quelque chose en lui remuait et se révoltait. Au fond de sa conscience, certaines inquiétudes sourdes grouillaient. Il avait triomphé, et sa victoire ne lui donnait que malaise, tristesse et dégoût.

Une réflexion si simple qu’il ne pouvait comprendre comment elle ne lui était pas venue tout d’abord augmentait son mécontentement et achevait de l’irriter contre lui-même.

– Quelque chose me disait bien, murmurait-il, qu’accepter cette affaire était mal. Je suis puni de n’avoir pas écouté cette voix intérieure. Il fallait se récuser. Dans l’état des choses, ce vicomte de Commarin n’en était ni plus ni moins arrêté, emprisonné, interrogé, confondu, jugé certainement et probablement condamné. Mais alors, étranger à la cause, je pouvais reparaître devant Claire. Sa douleur va être immense. Resté son ami, il m’était permis de compatir à sa douleur, de mêler mes larmes aux siennes, de calmer ses regrets. Avec le temps, elle se serait consolée, elle aurait oublié, peut-être. Elle n’aurait pu s’empêcher de m’être reconnaissante, et qui sait… Tandis que maintenant, quoi qu’il arrive, je suis pour elle un objet d’horreur. Jamais elle ne supportera ma vue. Je resterai éternellement pour elle l’assassin de son amant. J’ai, de mes propres mains, creusé entre elle et moi un de ces abîmes que les siècles ne comblent pas. Je la perds une seconde fois par ma faute, par ma très grande faute.

Le malheureux juge s’adressait les plus amers reproches. Il était désespéré. Jamais il n’avait tant haï Albert, ce misérable qui, souillé d’un crime, se mettait en travers de son bonheur. Puis encore, combien il maudissait le père Tabaret ! Seul, il ne se serait pas décidé si vite. Il aurait attendu, mûri sa décision, et certainement reconnu les inconvénients qu’il découvrait à cette heure. Ce bonhomme emporté comme un limier mal dressé, avec sa passion stupide, l’avait enveloppé dans un tourbillon, ahuri, circonvenu, entraîné.

C’est précisément ce favorable quart d’heure que choisit le père Tabaret pour faire son apparition chez le juge. On venait de lui apprendre la fin de l’interrogatoire, et il arrivait grillant de savoir ce qui s’était passé, haletant de curiosité, le nez au vent, gonflé du doux espoir d’avoir deviné juste.

– Qu’a-t-il répondu ? demanda-t-il avant même d’avoir refermé la porte.

– Il est coupable, évidemment, répondit le juge avec une brutalité bien éloignée de son caractère.

Le père Tabaret demeura tout interdit de ce ton. Lui qui arrivait pour récolter des éloges à panier ouvert ! Aussi est-ce avec une timidité très hésitante qu’il offrit ses humbles services.

– Je venais, dit-il modestement, afin de savoir de monsieur le juge si quelques investigations ne seraient pas nécessaires pour démolir l’alibi invoqué par le prévenu.

– Il n’a pas d’alibi, répondit sèchement le magistrat.

– Comment ! s’écria le bonhomme, il n’a pas d’a… Bête que je suis, ajouta-t-il, monsieur le juge l’a fait mat en trois questions. Il a tout avoué.

– Non, fit avec impatience le juge, il n’avoue rien. Il reconnaît que les preuves sont décisives ; il ne peut donner l’emploi de son temps ; mais il proteste de son innocence.

Au milieu du cabinet, le bonhomme Tabaret, bouche béante, les yeux prodigieusement écarquillés, demeurait debout dans la plus grotesque attitude que puisse affecter l’étonnement.

Littéralement les bras lui tombaient. En dépit de sa colère, M. Daburon ne put retenir un sourire, et Constant dessina la grimace qui, sur ses lèvres, indique une hilarité atteignant son paroxysme.

– Pas d’alibi ! murmurait le bonhomme, rien, pas d’explications, un pareil coquin ! Cela ne se conçoit ni ne se peut. Pas d’alibi ! Il faut que nous nous soyons mépris ; celui-ci alors ne serait pas le coupable ; ce ne peut être lui, ce n’est pas lui…

Le juge d’instruction pensa que son vieux volontaire était allé attendre l’issue de l’interrogatoire chez le marchand de vins du coin ou que sa cervelle s’était détraquée.

– Malheureusement, dit-il, nous ne nous sommes pas trompés. Il n’est que trop clairement démontré que monsieur de Commarin est le meurtrier. Au surplus, si cela peut vous être agréable, demandez à Constant son procès-verbal et prenez-en connaissance pendant que je remets un peu d’ordre dans mes paperasses.

– Voyons ! fit le bonhomme avec un empressement fiévreux.

Il s’assit à la place de Constant, et posant ses coudes sur la table, enfonçant ses mains dans les cheveux, en moins de rien il dévora le procès-verbal.

Quand il eut fini, il se releva effaré, pâle, la figure renversée.

– Monsieur, dit-il au juge d’une voix étranglée, je suis la cause involontaire d’un épouvantable malheur : cet homme est innocent.

– Voyons, voyons ! fit M. Daburon sans interrompre ses préparatifs de départ, vous perdez la tête, mon cher monsieur Tabaret. Comment, après ce que vous venez de lire…

– Oui, monsieur, oui, après ce que je viens de lire, je vous crie : « Arrêtez ! », ou nous allons ajouter une erreur à la déplorable liste des erreurs judiciaires ! Revoyez-le, là, de sang-froid, cet interrogatoire : il n’est pas une réponse qui ne disculpe cet infortuné, pas un mot qui ne soit un trait de lumière. Et il est en prison, au secret ?…

– Et il y restera, s’il vous plaît ! interrompit le juge. Est-ce bien vous qui parlez ainsi, après ce que vous disiez cette nuit, lorsque j’hésitais, moi !

– Mais, monsieur ! s’écria le bonhomme, je vous dis précisément la même chose. Ah ! malheureux Tabaret, tout est perdu, on ne t’a pas compris. Pardonnez, si je m’écarte du respect dû au magistrat, monsieur le juge, vous n’avez pas saisi ma méthode. Elle est bien simple, pourtant. Un crime étant donné, avec ses circonstances et ses détails, je construis pièce par pièce un plan d’accusation que je ne livre qu’entier et parfait. S’il se rencontre un homme à qui ce plan s’applique exactement dans toutes ses parties, l’auteur du crime est trouvé, sinon on a mis la main sur un innocent. Il ne suffit pas que tel ou tel épisode tombe juste ; non, c’est tout ou rien. Cela est infaillible. Or, ici, comment suis-je arrivé au coupable ? En procédant par induction du connu à l’inconnu. J’ai examiné l’œuvre et j’ai jugé l’ouvrier. Le raisonnement et la logique nous conduisent à qui ? À un scélérat déterminé, audacieux et prudent, rusé comme le bagne. Et vous pouvez croire qu’un tel homme a négligé une précaution que n’omettrait pas le plus vulgaire coquin ! C’est invraisemblable. Quoi ! cet homme est assez habile pour ne laisser que des indices si faibles qu’ils échappent à l’œil exercé de Gévrol, et vous voulez qu’il ait comme à plaisir préparé sa perte en disparaissant une nuit entière ! C’est impossible. Je suis sûr de mon système comme d’une soustraction dont on a fait la preuve. L’assassin de La Jonchère a un alibi. Albert n’en invoque pas, donc il est innocent.

M. Daburon examinait le vieil agent avec cette attention ironique qu’on accorde au spectacle d’une monomanie singulière. Quand il s’arrêta :

– Excellent monsieur Tabaret, lui dit-il, vous n’avez qu’un tort : vous pêchez par excès de subtilité. Vous accordez trop libéralement à autrui la prodigieuse finesse dont vous êtes doué. Notre homme a manqué de prudence parce qu’il se croyait au-dessus du soupçon.

– Non, monsieur, non, mille fois non. Mon coupable à moi, le vrai, celui que nous avons manqué, craignait tout. Voyez d’ailleurs si Albert se défend. Non. Il est anéanti parce qu’il reconnaît des concordances si fatales qu’elles semblent le condamner sans retour. Cherche-t-il à se disculper ? Non. Il répond simplement : « C’est terrible. » Et cependant, d’un bout à l’autre, je sens comme une réticence que je ne m’explique pas.

– Je me l’explique fort bien, moi, et je suis aussi tranquille que s’il avait tout confessé. J’ai assez de preuves pour cela.

– Hélas ! monsieur, des preuves ! Il y en a toujours contre ceux qu’on arrête. Il y en avait contre tous les innocents qui ont été condamnés. Des preuves !… J’en avais relevé bien d’autres contre Kaiser, ce pauvre petit tailleur…

– Alors, interrompit le juge impatienté, si ce n’est pas lui, ayant tout intérêt au crime, qui l’a commis, qui donc est-ce ? son père, le comte de Commarin !

– Non, mon assassin est jeune.

M. Daburon avait rangé ses papiers et terminé ses préparatifs. Il prit son chapeau et, s’apprêtant à sortir :

– Vous voyez donc bien ! répondit-il. Allons, jusqu’au revoir, monsieur Tabaret, et changez-moi vos fantômes. Demain nous recauserons de tout cela, pour ce soir je succombe de fatigue. Constant, ajouta-t-il, passez au greffe pour le cas où le prévenu Commarin désirerait me parler.

Il gagnait la porte ; le père Tabaret lui barra le passage.

– Monsieur, disait le bonhomme, au nom du Ciel ! écoutez-moi. Il est innocent, je vous le jure ; aidez-moi à trouver le coupable. Monsieur, songez à vos remords, si nous faisions couper le cou à…

Mais le magistrat ne voulait plus rien entendre ; il évita lestement le père Tabaret et s’élança dans la galerie.

Le bonhomme, alors, se retourna vers Constant. Il voulait le convaincre, le persuader, lui prouver… Peines perdues ! Le long greffier se hâtait de plier bagage, songeant à sa soupe qui se refroidissait.

Mis à la porte du cabinet, bien malgré lui, le père Tabaret se trouva seul dans la galerie obscure à cette heure. Tous les bruits du Palais avaient cessé, on pouvait se croire dans une vaste nécropole. Le vieux policier, au désespoir, s’arrachait les cheveux à pleines mains.

– Malheur ! disait-il, Albert est innocent, et c’est moi qui l’ai livré ! C’est moi, vieux fou, qui ai fait entrer dans l’esprit obtus de ce juge une conviction que je n’en puis plus arracher. Il est innocent et il endure les plus terribles angoisses. S’il allait se suicider ! On a des exemples de malheureux qui, désespérés d’être faussement accusés, se sont tués dans leur prison. Pauvre humanité ! Mais je ne l’abandonnerai pas. Je l’ai perdu, je le sauverai. Il me faut le coupable, je l’aurai. Et il payera cher mon erreur, le brigand !

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