XIII

L’appartement était bien tel que le faisaient supposer les indications de Mme Cadelle.

Dans l’antichambre étroite et à demi-obscure, trois portes s’ouvraient : à gauche, celle de la salle à manger, au milieu, celle d’un salon et d’une chambre à coucher qui se commandaient ; à droite, celle du cabinet vitré.

C’est par cette dernière que M. de Trégars se glissa sans bruit, et immédiatement, il reconnut que Mme Zélie ne l’avait pas trompé, et qu’il allait tout voir et tout entendre de ce qui se passerait dans le salon.

Il vit la jeune femme y entrer. Elle posa ses provisions sur une table et appela :

– Vincent !

L’ancien caissier du Crédit mutuel parut aussitôt, sortant de la chambre à coucher.

Il était changé à ce point que sa femme et ses enfants eussent hésité à le reconnaître. Il avait abattu sa barbe, épilé presque complétement ses épais sourcils et caché ses cheveux plats et rudes sous une perruque brune. À sa redingote de marguillier de campagne – selon l’expression de Mlle Césarine – à ses pantalons trop courts et à ses souliers lacés, il avait substitué des bottes vernies, le pantalon à la prussienne, très-évasé par le bas, et un de ces vestons à longs poils, courts et à larges manches, empruntés par l’élégance française aux palefreniers anglais.

Il faisait effort pour paraître calme, insouciant, enjoué… Mais la contraction de ses lèvres trahissait d’horribles angoisses et son regard avait l’étrange mobilité de l’œil des bêtes fauves, quand, à demi forcées, elles s’arrêtent un instant, écoutant les hurlements de la meute.

– Je commençais à craindre que vous ne me fissiez faux-bond, dit-il à Mme Zélie…

– Il m’a fallu du temps pour acheter votre déjeuner…

– Et c’est la seule cause de votre retard ?

– La portière aussi m’a retardée… Elle m’a remis une lettre dans laquelle j’en ai trouvé une pour vous, que voici…

– Une lettre !… s’écria Vincent Favoral.

Et se jetant dessus, comme sur une proie, il en arracha l’enveloppe.

Mais à peine l’eut-il parcourue :

– C’est monstrueux ! reprit-il en froissant le papier entre ses mains crispées, c’est une trahison infâme, ignoble !…

Un violent coup de sonnette, à la porte d’entrée, l’interrompit.

– Qui peut venir ?… balbutia Mme Cadelle.

– Je le sais, répondit l’ancien caissier, je le sais, ouvrez vite…

Elle obéit et presque aussitôt une femme se précipita dans le salon, pauvrement vêtue d’une robe de laine noire.

D’un mouvement brusque elle arracha sa voilette, et M. de Trégars reconnut la baronne de Thaller.

– Laissez-nous ! commanda-t-elle à Mme Zélie, d’un ton qu’on n’oserait prendre pour parler à une servante de cabaret…

L’autre en fut révoltée :

– Hein ! de quoi ! commença-t-elle, je suis chez moi, ici…

– Sortez ! répéta M. Favoral avec un geste menaçant, sortez ! sortez !…

Elle sortit, mais ce fut pour venir se réfugier près de M. de Trégars.

– Vous entendez comme ils me traitent !… lui dit-elle d’une voix sourde.

Il ne lui répondit pas. Tout ce qu’il avait d’attention se concentrait sur le salon.

La baronne de Thaller et l’ex-caissier du Crédit mutuel se tenaient debout, l’un devant l’autre, immobiles, se mesurant du regard comme deux adversaires au moment d’un duel.

– Je viens de lire votre lettre, commença enfin Vincent Favoral.

Froidement la baronne fit :

– Ah !…

– C’est une raillerie, sans doute ?

– Non.

– Vous refusez de partir avec moi ?

– Formellement.

– C’était bien convenu, cependant. Je n’ai agi comme je l’ai fait que conseillé, poussé, harcelé par vous. Combien de fois m’avez-vous répété que vivre près de votre mari vous était devenu un supplice intolérable ! Combien de fois m’avez-vous juré que vous vouliez n’être plus qu’à moi seul, me conjurant de me procurer une grosse somme et de fuir avec vous…

– J’étais de bonne foi, alors. J’ai reconnu, au dernier moment, qu’il me serait impossible d’abandonner ainsi mon pays, mes relations, ma fille…

– Nous pouvons emmener Césarine.

– N’insistez pas…

Il la considérait d’un air de morne hébétement, tel qu’un homme qui soudainement verrait tout s’effondrer autour de lui.

– Alors, bégaya-t-il, ces larmes, ces prières, ces serments…

– J’ai réfléchi…

– Ce n’est pas possible !… Si vous disiez vrai, vous ne seriez pas ici…

– J’y suis, pour vous faire comprendre qu’il nous faut renoncer à des projets irréalisables. Il est de ces conventions sociales qu’on ne déchire pas.

Comme si ce qu’elle disait n’eût pu lui entrer dans l’entendement, il répéta :

– Des conventions sociales !…

Et tout à coup s’abattant aux pieds de Mme de Thaller, la tête rejetée en arrière et les mains jointes :

– Tu mens, reprit-il, avoue-moi que tu mens et que c’est une dernière épreuve que tu m’imposes !… Tu ne m’aurais donc jamais aimé !… C’est impossible, tu me le dirais que je ne te croirais pas… Une femme qui n’aime pas un homme n’est pas pour lui ce que tu as été pour moi ; elle ne se donne ni si joyeusement ni si complétement ! As-tu donc tout oublié ? Se peut-il que tu ne te souviennes plus de nos soirées divines de la rue du Cirque, des nuits dont le seul souvenir allume des flammes dans mes veines et dans mon cerveau ?

Il était épouvantable à voir, effrayant et en même temps ridicule. Comme il voulait prendre les mains de Mme de Thaller, elle reculait, et il la poursuivait, se traînant sur les genoux.

– Où trouverais-tu, continuait-il, un homme qui t’adore comme moi, d’une passion ardente, absolue, aveugle, folle ?… Qu’as-tu à me reprocher ?… Ne t’ai-je pas, sans un murmure, sacrifié tout ce qu’un homme peut sacrifier ici-bas, fortune, famille, honneur ?… Pour subvenir à ton luxe, pour prévenir tes moindres fantaisies, pour te donner de l’or à répandre à flots, n’ai-je pas laissé les miens aux prises avec la misère ?… J’aurais arraché le pain de la bouche de mes enfants pour acheter des roses à effeuiller sous tes pas ! Et pendant des années, est-ce que jamais un mot de moi a trahi le secret de nos amours ?… Que n’ai-je pas enduré !… Tu me trompais, je le savais et je me taisais. Sur un mot de toi, je m’effaçais devant l’heureux que faisait ton caprice d’un jour. Tu m’as dit : vole, j’ai volé. Tu m’as dit : tue, j’ai essayé de tuer…

Il venait de saisir une des mains de la baronne, mais elle se dégagea vivement, et d’un accent d’insurmontable dégoût :

– Oh !… assez ! fit-elle.

Dans le cabinet vitré, Marius de Trégars sentait frissonner à ses côtés Mme Zélie Cadelle.

– Quelle misérable, que cette femme ! murmura-t-elle, et lui, quel lâche !…

L’ancien caissier restait prosterné, battant le parquet de son front.

– Et tu voudrais m’abandonner, gémissait-il, quand nous sommes liés par un passé tel que le nôtre !… Comment me remplacerais-tu ? Où trouverais-tu un esclave plus dévoué de toutes tes volontés ?…

L’impatience semblait gagner la baronne.

– Cessez, interrompit-elle, cessez ces démonstrations inutiles et ridicules…

Cette fois il se redressa comme sous un coup de fouet.

– Que voulez-vous donc que je devienne ? demanda-t-il.

– Fuyez. On n’est jamais embarrassé, quand on a, comme vous, douze cent mille francs en or, en billets de banque et en bonnes valeurs…

– Et ma femme, et mes enfants !…

– Maxence est en âge d’aider sa mère. Gilberte trouvera un mari, soyez tranquille. Rien ne vous empêche d’ailleurs de leur envoyer de l’argent.

– Ils n’en voudraient pas.

– Vous serez toujours naïf, mon cher !…

À la stupeur première de Vincent Favoral et à son indigne faiblesse, une colère terrible succédait. Tout son sang s’était retiré de son visage, ses yeux flamboyaient :

– Alors, reprit-il, tout est bien fini ?

– Eh ! oui !

– Alors je suis joué misérablement, comme tous les autres, comme ce pauvre marquis de Trégars, que vous aviez rendu fou, lui aussi !… Malheureux ! Il a du moins sauvé son honneur, lui !… Tandis que moi !… Et je suis sans excuse, car je devais bien savoir, car je savais bien que vous étiez l’amorce que le baron de Thaller tendait à ses dupes…

Il attendait une réponse, mais elle gardait un dédaigneux silence.

– Alors vous croyez, fit-il, avec un rire menaçant, que tout est dit comme cela !

– Que pouvez-vous ?…

– Il y a une justice, j’imagine, et des juges. Je puis me constituer prisonnier et tout révéler…

Elle haussait les épaules.

– Ce serait vous jeter bien inutilement dans la gueule du loup, prononça-t-elle. Vous devez savoir mieux que personne que les précautions ont été assez habilement prises pour défier toutes les dénonciations… Je n’ai rien à craindre !…

– En êtes-vous bien sûre ?…

– Fiez-vous à moi ! fit-elle avec le sourire de la sécurité parfaite.

L’ancien caissier du Crédit mutuel eut un geste terrible, mais tout aussitôt, se maîtrisant :

– C’est ce que nous allons voir, dit-il.

Et fermant à double tour la porte du salon qui donnait sur l’antichambre, il mit la clef dans sa poche, et, d’un pas roide comme celui d’un automate, il disparut dans la chambre à coucher.

– Il va chercher une arme ! murmura Mme Cadelle.

C’est ce que Marius avait cru comprendre.

– Descendez vite, dit-il à Mme Zélie, dans un fiacre, en face du n° 25, Mlle Gilberte Favoral attend… Qu’elle vienne…

Et se précipitant dans le salon :

– Fuyez ! dit-il à Mme de Thaller.

Mais elle était comme pétrifiée de cette apparition.

– M. de Trégars…

– Oui, moi, mais partez, hâtez-vous.

Et il la poussa dans le cabinet vitré.

Il était temps. Vincent Favoral reparaissait sur le seuil de la chambre à coucher.

Si c’était une arme qu’il était allé chercher, ce n’était pas celle que supposaient Marius et Mme Cadelle. C’était une liasse de papiers qu’il tenait à la main.

Apercevant M. de Trégars et non plus Mme de Thaller, un cri d’étonnement et de terreur s’étouffa dans sa gorge.

Il démêlait si vaguement ce qui s’était passé, qu’il avait oublié le cabinet vitré et que l’homme qu’il voyait là s’y tenait caché et venait de faire évader la baronne.

– Ah ! la misérable ! bégaya-t-il d’une langue épaissie par la rage, l’infâme ! Elle me trahissait, elle m’a livré, je suis perdu !

Maîtrisant la plus terrible émotion qu’il eût jamais ressentie :

– Non, vous n’êtes pas livré, prononça M. de Trégars.

Rassemblant tout ce que lui avait laissé d’énergie la dévorante passion qui avait dévasté son existence, l’ancien caissier du Crédit mutuel fit quelques pas en avant.

– Qui donc êtes-vous ? demanda-t-il.

– Ne me connaissez-vous pas ?… Je suis le fils de ce malheureux marquis de Trégars dont vous parliez il n’y a qu’un instant. Je suis le frère de Lucienne.

Tel qu’un homme qui reçoit un coup de massue, Vincent Favoral s’affaissa lourdement sur une chaise.

– Il sait tout !… gémit-il.

– Oui, tout !

– Vous devez me haïr mortellement…

– Je vous plains.

L’ancien caissier en était à cet instant où toutes les facultés exaltées à un degré insoutenable défaillent ; où l’homme le plus fort s’abandonne et pleure comme un enfant.

– Ah ! je suis le dernier des misérables ! s’écria-t-il.

Il avait caché son visage entre ses mains et en une seconde, comme il arrive, dit-on, aux mourants, sur le seuil de l’éternité, il revit son existence tout entière.

– Et cependant, reprit-il, je n’avais pas l’âme d’un scélérat… Je voulais m’enrichir, mais honnêtement, par mon travail et à force de privations… Et j’y serais parvenu. J’avais cent cinquante mille francs à moi, lorsque j’ai rencontré le baron de Thaller. Hélas ! pourquoi l’ai-je rencontré ! C’est lui qui, le premier, m’a fait entendre que travailler et économiser est stupide, quand, à la Bourse, avec un peu de bonheur, on peut en six mois devenir millionnaire…

Il s’interrompit, secoua la tête, et tout à coup :

– Connaissez-vous le baron de Thaller ? demanda-t-il.

Et sans attendre la réponse de Marius :

– C’est un Allemand, continua-t-il, un Prussien… Son père était cocher de fiacre à Berlin, et sa mère servait dans les brasseries… À dix-huit ans, une escroquerie le força de s’expatrier, et c’est en France qu’il vint s’établir, à Paris… Admis dans les bureaux d’un agent de change, il vivait misérablement, quand il fit connaissance d’une blanchisseuse nommée Euphrasie, qui avait pour amant un grand seigneur très-riche, le marquis de Trégars, dont la faiblesse était de se faire passer pour un pauvre employé. Euphrasie et Thaller étaient faits pour s’entendre, ils s’entendirent et s’associèrent, apportant à l’association, elle sa beauté, lui son génie d’intrigue, tous deux leur corruption et leurs vices. Elle était enceinte alors. Quand elle accoucha, elle confia son enfant, une fille, à de pauvres gens de Louveciennes, avec la résolution bien arrêtée de l’y abandonner.

Et cependant c’est sur cette fille, dont ils espéraient bien n’entendre plus parler jamais, que les deux complices bâtissaient leur fortune.

C’est au nom de cette fille qu’Euphrasie arracha au marquis de Trégars des sommes considérables. Dès que Thaller et elle se virent à la tête de six cent mille francs, ils congédièrent le marquis et se marièrent. Alors déjà, Thaller avait pris le titre de baron, et menait un certain train… Mais ses premières spéculations ne furent pas heureuses ; la révolution acheva de le ruiner, et il allait être exécuté à la Bourse quand il me trouva sur son chemin, moi, pauvre imbécile qui m’en allais de tous côtés, demandant comment placer avantageusement mes cent cinquante mille francs…

C’est d’une voix rauque qu’il parlait, et, de son poing crispé dans le vide, il menaçait… le baron de Thaller sans doute.

– Malheureusement, reprit-il, ce n’est que bien plus tard que j’ai su tout cela. Sur le moment, M. de Thaller m’éblouit. Ses amis, Saint-Pavin et les banquiers Jottras, le proclamaient l’homme le plus fort et le plus honnête de France… Je n’aurais cependant pas lâché mon argent sans la baronne… La première fois que je lui fus présenté et qu’elle arrêta sur moi ses grands yeux noirs, je me sentis remué jusqu’au fond de l’âme… Pour la revoir, je l’invitai avec son mari et les amis de son mari, à dîner chez moi, entre ma femme et mes enfants… Elle vint. Son mari me fit signer tout ce qu’il voulut, mais en me quittant elle me serra la main…

Il en frissonnait encore, le malheureux !…

– Le lendemain, continua-t-il, je remis à Thaller tout ce que je possédais, et, en échange, il me donna la place de caissier du Crédit mutuel qu’il venait de fonder. Il me traitait en subalterne, et ne m’admettait pas dans son intérieur, mais j’en riais : la baronne m’avait permis de la revoir, et presque toutes les après-midi, je la rencontrais aux Tuileries, et j’avais osé lui dire que je l’aimais éperdûment… Si bien qu’un soir elle consentit à accepter, pour le surlendemain, un rendez-vous dans un appartement que j’avais loué… La veille de ce jour, et pendant que j’étais comme fou de joie, la veille de ce premier rendez-vous, le baron de Thaller me demanda de l’aider, au moyen de certaines irrégularités d’écriture, à masquer un déficit, provenant de fausses spéculations… Comment refuser à l’homme que je m’apprêtais, pensais-je, à tromper ? Je fis ce qu’il voulait… Le lendemain, Mme de Thaller était ma maîtresse, et j’étais perdu…

Cherchait-il à se disculper ?

Obéissait-il à ce sentiment impérieux, plus fort que la volonté, plus puissant que la raison, qui pousse le misérable à révéler le secret qui l’obsède ?…

– De ce jour, poursuivit-il, commença pour moi le supplice de la double existence que j’ai soutenue pendant des années. Ainsi le voulait ma maîtresse. Dur, avare, morose avec les miens, je devais, près d’elle, me montrer toujours souriant, et d’une prodigalité folle… Mais j’aurais payé de mon sang et du sang des miens, ses baisers et ses caresses. De nouveau, M. de Thaller m’avait demandé d’altérer mes écritures, et je l’avais fait sans hésiter. Bientôt ce fut pour mon compte que je les altérai.

J’avais donné à ma maîtresse tout ce que je possédais, et elle était insatiable. Il lui fallait de l’argent, quand même, toujours, à flots. Elle avait voulu un hôtel pour nos rendez-vous, et j’en avais acheté un, rue du Cirque… Si bien qu’entre les exigences du mari et celles de la femme, je devenais fou. Je puisais à ma caisse comme à une mine inépuisable, et comme je sentais qu’un jour viendrait où tout se découvrirait, je portais toujours sur moi un revolver chargé, pour me faire sauter la cervelle, quand on m’arrêterait.

Et, en effet, il tirait à demi de sa poche, et montrait à Marius un revolver.

– Si encore elle m’eût été fidèle ! continuait-il, en s’animant peu à peu. Mais que n’ai-je pas enduré ! Quand le marquis de Trégars est revenu à Paris, et qu’il s’est agi de le dépouiller, ne s’est-elle pas donnée à lui ! Elle me disait : « Es-tu bête ! Je n’en veux qu’à son argent, c’est toi que j’aime !… » Mais lui mort, elle en a pris d’autres. Notre hôtel de la rue du Cirque était, pour elle et pour sa fille Césarine, comme un lieu de débauche. Et moi, misérable lâche, je souffrais tout, tant je tremblais de la perdre, tant je craignais d’être sevré des semblants d’amour dont elle payait mes sacrifices inouïs !…

Et aujourd’hui, elle me trahirait, elle m’abandonnerait ! Car tout ce qui est arrivé a été inspiré par elle, pour me procurer une somme qui nous permît de fuir, de vivre à l’étranger, en Amérique. C’est elle qui m’a soufflé l’ignoble comédie que j’ai jouée, pour endosser la responsabilité de tout. M. de Thaller a eu des millions, pour sa part ; je n’ai eu, moi, que douze cent mille francs.

De grands frissons le secouaient, sa face s’empourprait…

Il se dressa, et brandissant les lettres qu’il était allé chercher :

– Mais tout n’est pas dit ! s’écria-t-il. J’ai là des preuves que ne me savent ni le baron ni sa femme !… J’ai la preuve de l’indigne escroquerie dont le marquis de Trégars a été dupe… J’ai la preuve de la comédie jouée par M. de Thaller et par moi pour dépouiller les actionnaires du Crédit mutuel

– Qu’espérez-vous ?… interrogea Marius.

Il riait d’un air stupide.

– Moi ? je vais me cacher dans quelque faubourg de Paris et écrire à Euphrasie de venir… Elle me sait douze cent mille francs, elle viendra… Elle reviendra tant que j’aurai de l’argent, et quand je n’en aurai plus…

Mais il s’interrompit, se rejetant en arrière, les bras étendus comme pour écarter une terrifiante apparition…

Mlle Gilberte entrait.

– Ma fille !… bégaya le misérable, Gilberte !…

– La marquise de Trégars, prononça Marius.

Une indicible expression de terreur et d’angoisse convulsait les traits de Vincent Favoral, il comprenait que c’était la fin…

– Que voulez-vous de moi ?… balbutia-t-il.

– L’argent que vous avez volé, mon père, répondit la jeune fille, d’un accent inexorable, les douze cent mille francs que vous avez ici, puis les preuves que vous possédez, et enfin… vos armes.

Il tremblait de tous ses membres :

– Me prendre mon argent, fit-il, c’est me livrer… veux-tu me voir au bagne ?…

– Le déshonneur en rejaillirait sur vos enfants, monsieur, dit M. de Trégars, nous ferons tout au monde, au contraire, pour vous soustraire aux recherches de la police…

– Eh bien !… alors oui… Mais demain… Il faut que j’écrive à Euphrasie, que je la voie…

– Vous avez perdu la raison, mon père, reprit Mlle Gilberte, revenez à vous… Faites ce que je vous demande…

Il se redressa de toute sa hauteur.

– Et si je ne voulais pas ?

Mais ce fut le dernier éclair de sa volonté brisée.

Non sans d’horribles déchirements, non sans une lutte désolante, il céda, et l’argent, et les preuves, et ses armes, il remit tout à sa fille.

Et lorsqu’elle se retira au bras de M. de Trégars :

– Mais envoie-moi ta mère, supplia-t-il, elle me comprendra, elle ne sera pas impitoyable, elle. C’est ma femme, qu’elle vienne vite, je ne veux pas, je ne peux pas rester seul !

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