VII

Lorsque le jour parut, Nofré, qui couchait sur un petit lit aux pieds de sa maîtresse, fut surprise de ne pas entendre Tahoser l’appeler comme d’habitude en frappant ses mains l’une contre l’autre. Elle se souleva sur son coude et vit que le lit était vide. Cependant les premiers rayons du soleil, atteignant la frise du portique, commençaient seulement à jeter sur le mur l’ombre des chapiteaux et le haut du fût des colonnes. Tahoser ordinairement n’était pas si matinale, et elle ne quittait guère sa couche sans l’aide de ses femmes ; jamais non plus elle ne sortait qu’après avoir fait réparer dans sa coiffure le désordre de la nuit et verser sur son beau corps des affusions d’eau parfumée qu’elle recevait à genoux, les bras repliés devant sa poitrine.

Nofré, inquiète, jeta sur elle une chemise transparente, plaça ses pieds dans des sandales en fibres de palmier, et se mit à la recherche de sa maîtresse.

Elle la chercha d’abord sous les portiques des deux cours, pensant que, ne pouvant dormir, Tahoser était peut-être allée respirer la fraîcheur de l’aube le long de ces promenoirs intérieurs.

Tahoser n’y était pas.

« Visitons le jardin, se dit Nofré ; elle aura peut-être eu la fantaisie de voir briller la rosée nocturne sur les feuilles des plantes et d’assister une fois au réveil des fleurs. » Le jardin, battu en tous sens, ne contenait que la solitude.

Allées, tonnelles, berceaux, bosquets, Nofré interrogea tout sans succès. Elle entra dans le kiosque situé au bout de la treille ; point de Tahoser. Elle courut à la pièce d’eau où sa maîtresse pouvait avoir eu le caprice de se baigner, comme elle le faisait quelquefois avec ses compagnes, sur l’escalier de granit descendant du bord du bassin jusqu’à un fond de sable tamisé. Les larges feuilles de nymphaeas flottaient à la surface et ne paraissaient pas avoir été dérangées ; les canards plongeant leurs cols d’azur dans l’eau tranquille y faisaient seuls des rides, et ils saluèrent Nofré de leurs cris joyeux. La fidèle suivante commençait à s’alarmer sérieusement ; elle donna l’éveil à toute la maison ; les esclaves et les servantes sortirent de leurs cellules et, mis au fait par Nofré de l’étrange disparition de Tahoser, se livrèrent aux perquisitions les plus minutieuses ; ils montèrent sur les terrasses, fouillèrent chaque chambre, chaque réduit, tous les endroits où elle pouvait être. Nofré, dans son trouble, alla jusqu’à ouvrir les coffres à serrer les robes, les écrins qui renfermaient les bijoux, comme si ces boîtes eussent pu contenir sa maîtresse.

Tahoser n’était décidément pas dans la maison.

Un vieux serviteur d’une prudence consommée eut l’idée d’inspecter le sable des allées et d’y chercher les empreintes de sa jeune maîtresse ; les lourds verrous de la porte de ville étaient à leur place et faisaient repousser la supposition que Tahoser fût sortie de ce côté. Il est vrai que Nofré avait parcouru étourdiment tous les sentiers, y marquant la trace de ses sandales ; mais, en se penchant vers le sol, le vieux Souhem ne tarda pas à reconnaître, parmi les pas de Nofré, une légère dépression qui dessinait une semelle étroite, mignonne, appartenant à un pied beaucoup plus petit que le pied de la suivante. Il suivit cette trace, qui le mena, en passant sous la tonnelle, du pylône de la cour à la porte d’eau. Les verrous, comme il en fit la remarque à Nofré, avaient été tirés, et les battants ne joignaient que par leur poids ; donc la fille de Pétamounoph s’était envolée par là.

Plus loin la trace se perdait. Le quai de briques n’avait gardé aucune empreinte. Le batelier qui avait passé Tahoser n’était pas revenu à sa station. Les autres dormaient, et, interrogés, répondirent qu’ils n’avaient rien vu. Un seul dit qu’une femme, pauvrement vêtue et semblant appartenir à la dernière classe du peuple, s’était rendue de grand matin de l’autre côté du fleuve, au quartier des Memnonia, sans doute pour accomplir quelque rite funèbre.

Ce signalement, qui ne se rapportait en aucune façon à l’élégante Tahoser, dérouta complètement les idées de Nofré et de Souhem.

Ils rentrèrent dans la maison, tristes et désappointés. Les serviteurs et les servantes s’assirent à terre dans des attitudes de désolation, laissant pendre une de leurs mains la paume tournée vers le ciel et mettant l’autre sur leur tête, et tous s’écrièrent comme un chœur plaintif : « Malheur ! malheur ! malheur ! la maîtresse est partie ! »

– Par Oms, chien des enfers ! je la retrouverai, dit le vieux Souhem, dussé-je pénétrer vivant jusqu’au fond de la région occidentale vers laquelle voyagent les morts. C’était une bonne maîtresse ; elle nous donnait la nourriture en abondance, n’exigeait pas de nous des travaux excessifs, et ne nous faisait battre qu’avec justice et modération. Son pied n’était pas lourd à nos nuques inclinées, et chez elle l’esclave pouvait se croire libre.

« Malheur ! malheur ! malheur ! répétèrent hommes et femmes en se jetant de la poussière sur la tête.

– Hélas ! chère maîtresse, qui sait où tu es maintenant ?

dit la fidèle suivante, laissant couler ses larmes. Peut-être un magicien t’a fait sortir de ton palais par quelque conjuration irrésistible, pour accomplir sur toi un odieux maléfice ; il lacérera ton beau corps, en retirera le cœur par une incision, comme un paraschiste, jettera tes restes à la voracité des crocodiles, et ton âme mutilée ne retrouvera au jour de la réunion que des lambeaux informes. Tu n’iras pas rejoindre au fond des syringes, dont le colchyte garde le plan, la momie peinte et dorée de ton père, le grand prêtre Pétamounoph, dans la chambre funèbre creusée pour toi !

– Calme-toi, Nofré, dit le vieux Souhem, ne nous désespérons pas trop d’avance ; il se peut que Tahoser rentre bientôt. Elle a cédé sans doute à quelque fantaisie qui nous est inconnue, et tout à l’heure nous allons la voir reparaître gaie et souriante, tenant des fleurs d’eau dans ses mains. » Passant le coin de sa robe sur ses paupières, la suivante fit un signe d’adhésion.

Souhem s’accroupit, ployant ses genoux comme ces images de cynocéphales taillées vaguement dans un bloc carré de basalte, et, serrant ses tempes entre ses paumes sèches, parut réfléchir profondément.

Sa figure, d’un brun rougeâtre, ses orbites enfoncées, ses mâchoires proéminentes, ses joues plissées de grandes rides, ses cheveux roides encadrant son masque comme des poils complétaient sa ressemblance avec les dieux à tête simiesque ; ce n’était pas un dieu, certes, mais il avait bien l’air d’un singe.

Le résultat de sa méditation, anxieusement attendu par Nofré, fut celui-ci :

« La fille de Pétamounoph est amoureuse.

– Qui te l’a dit ? s’écria Nofré, qui croyait lire seule dans le cœur de sa maîtresse.

– Personne, mais Tahoser est très belle ; elle a vu déjà seize fois la crue et la retraite du Nil. Seize est le nombre emblématique de la volupté, et depuis quelque temps elle appelait à des heures étranges ses joueuses de harpe, de mandore et de flûte, comme quelqu’un qui veut calmer le trouble de son cœur par de la musique.

– Tu parles très bien, et la sagesse habite ta vieille tête chauve ; mais comment as-tu appris à connaître les femmes, toi qui ne fais que piocher la terre du jardin et porter des vases d’eau sur ton épaule ? » L’esclave élargit ses lèvres dans un sourire silencieux et montra deux rangées de longues dents blanches capables de broyer des noyaux de dattes ; cette grimace voulait dire :

« Je n’ai pas toujours été vieux et captif. » Illuminée par la suggestion de Souhem, Nofré pensa tout de suite au bel Ahmosis, l’oëris de Pharaon, qui passait si souvent au bas de la terrasse et qui avait si bonne grâce sur son char de guerre au défilé triomphal ; comme elle l’aimait elle-même, sans bien s’en rendre compte, elle prêtait ses sentiments à sa maîtresse. Elle revêtit une robe moins légère et se rendit à la demeure de l’officier : c’était là, imaginait-elle, que devait immanquablement se trouver Tahoser.

Le jeune oëris était assis au fond de sa chambre sur un siège bas. Aux murs se groupaient en trophées différentes armes : la tunique de cuir écaillée de plaquettes de bronze où se lisait gravé le cartouche du Pharaon, le poignard d’airain à manche de jade évidé pour laisser passer les doigts, la hache de bataille à tranchant de silex, le harpe à lame courbe, le casque à double plume d’autruche, l’arc triangulaire et les flèches empennées de rouge ; sur des socles étaient posés les gorgerins d’honneur, et quelques coffres ouverts montraient le butin pris à l’ennemi.

Quand il vit Nofré, qu’il connaissait bien et qui se tenait debout sur le seuil, Ahmosis éprouva un vif mouvement de plaisir ; ses joues brunes se colorèrent, ses muscles tressaillirent, son cœur palpita. Il crut que Nofré lui apportait quelque message de la part de Tahoser, bien que la fille du prêtre n’eût jamais répondu à ses œillades. Mais l’homme à qui les dieux ont fait le don de la beauté s’imagine aisément que toutes les femmes se prennent d’amour pour lui.

Il se leva et fit quelques pas vers Nofré, dont le regard inquiet scrutait les recoins de la chambre pour s’assurer de la présence ou de l’absence de Tahoser.

« Qui t’amène ici, Nofré ? dit Ahmosis, voyant que la jeune suivante, préoccupée de sa recherche, ne rompait pas le silence. Ta maîtresse va bien, je l’espère, car il me semble l’avoir vue hier à l’entrée du Pharaon.

– Si ma maîtresse va bien, tu dois le savoir mieux que tout autre, répondit Nofré : car elle s’est enfuie de la maison sans confier ses projets à personne, et l’asile qu’elle s’est choisi, j’aurais juré par Hâthor que tu le connaissais.

– Elle a disparu ! que me dis-tu là ? fit Ahmosis avec une surprise qui certes n’était pas jouée.

– Je croyais qu’elle t’aimait, dit Nofré, et quelquefois les jeunes filles les plus retenues font des coups de tête. Elle n’est donc pas ici ?

– Le dieu Phré, qui voit tout, sait où elle est ; mais aucun de ses rayons terminés par des mains ne l’a atteinte chez moi. Regarde plutôt et visite les chambres.

– Je te crois, Ahmosis, et je me retire : car, si Tahoser était venue, tu ne le cacherais pas à la fidèle Nofré, qui n’eût pas mieux demandé que de servir vos amours. Tu es beau, elle est libre, riche et vierge. Les dieux eussent vu cette union avec plaisir. » Nofré revint à la maison plus inquiète et plus bouleversée que jamais ; elle craignait qu’on ne soupçonnât les serviteurs d’avoir tué Tahoser pour s’emparer de ses richesses, et qu’on ne voulût leur faire avouer sous le bâton ce qu’ils ne savaient pas.

Pharaon, de son côté, pensait aussi à Tahoser. Après avoir fait les libations et les offrandes exigées par le rituel, il s’était assis dans la cour intérieure du gynécée, et rêvait, sans prendre garde aux ébats de ses femmes, qui, nues et couronnées de fleurs, se jouaient dans la transparence de la piscine, se jetant de l’eau et poussant des éclats de rire grêles et sonores pour attirer l’attention du maître, qui n’avait pas décidé, contre son habitude, quelle serait la reine en faveur cette semaine-là.

C’était un tableau charmant que ces belles femmes dont les corps sveltes luisaient sous l’eau comme des statues de jaspe submergées, dans ce cadre d’arbustes et de fleurs, au milieu de cette cour entourée de colonnes peintes de couleurs éclatantes, à la pure lumière d’un ciel d’azur, que traversait de temps à autre un ibis le bec au vent et les pattes tendues en arrière.

Amensé et Twéa, lasses de nager, étaient sorties de l’eau, et, agenouillées au bord du bassin, étalaient au soleil pour la sécher leur épaisse chevelure noire, dont les mèches d’ébène faisaient paraître leur peau plus blanche encore ; les dernières perles du bain roulaient sur leurs épaules lustrées et sur leurs bras polis comme le jade ; des servantes les frottaient d’essences et d’huiles aromatiques, tandis qu’une jeune Éthiopienne leur offrait à respirer le calice d’une large fleur.

On eût dit que l’ouvrier qui avait sculpté les bas-reliefs décoratifs des salles du gynécée avait pris ces groupes pleins de grâce pour modèles ; mais Pharaon n’eût pas regardé d’un œil plus froid le dessin incisé dans la pierre.

Juché sur le dossier du fauteuil, le singe privé croquait des dattes et faisait claquer ses dents ; contre les jambes du maître le chat favori se frottait en arrondissant le dos ; le nain difforme tirait la queue du singe et les moustaches du chat, dont l’un glapissait et l’autre jurait, ce qui ordinairement déridait Sa Majesté ; mais Sa Majesté n’était pas ce jour-là en train de rire. Elle écarta le chat, fit descendre le singe du fauteuil, donna un coup de poing sur la tête du nain, et se dirigea vers les appartements de granit.

Chacune de ces chambres était formée de blocs d’une grandeur prodigieuse, et fermée par des portes de pierre qu’aucune puissance humaine n’eût pu forcer, à moins de savoir le secret qui les faisait s’ouvrir.

Dans ces chambres étaient enfermés les richesses du Pharaon et le butin enlevé aux nations conquises. Il y avait là des lingots de métaux précieux, des couronnes d’or et d’argent, des gorgerins et des bracelets d’émaux cloisonnés, des boucles d’oreilles reluisant comme le disque de Moui ; des colliers à rangs septuples de cornaline, de lapis-lazuli, de jaspe sanguin, de perles, d’agates, de sardoines, d’onyx ; des cercles finement travaillés pour les jambes, des ceintures à plaques d’or gravées d’hiéroglyphes, des bagues à chaton de scarabée ; des files de poissons, de crocodiles et de cœurs en estampage d’or, des serpents d’émail se repliant plusieurs fois sur eux-mêmes ; des vases de bronze, des buires d’albâtre rubané, de verre bleu où se tordaient des spirales blanches ; des coffrets de terre émaillée, des boîtes en bois de sandal affectant des formes bizarres et chimériques, des monceaux d’aromates de tous les pays, des blocs d’ébène ; des étoffes précieuses si fines que la pièce eût passé par un anneau ; des plumes d’autruche noires et blanches, ou coloriées de diverses teintes ; des défenses d’éléphant d’une monstrueuse grosseur, des coupes en or, en argent, en verre doré, des statuettes excellentes, tant pour la manière que pour le travail.

Dans chaque chambre, le Pharaon fit prendre la charge d’un brancard porté par deux esclaves robustes de Kousch et de Schéto, et, frappant des mains, il appela Timopht, le serviteur qui avait suivi Tahoser, et lui dit :

« Fais porter cela à Tahoser, fille de Pétamounoph, de la part de Pharaon. » Timopht se mit en tête du cortège, qui traversa le Nil sur une cange royale, et bientôt les esclaves arrivèrent avec leur charge à la maison de Tahoser.

« Pour Tahoser, de la part de Pharaon », dit Timopht en heurtant la porte.

A la vue de ces trésors, Nofré manqua de s’évanouir, moitié peur, moitié éblouissement ; elle craignait que le roi ne la fit mourir lorsqu’il apprendrait que la fille du prêtre n’était plus là.

« Tahoser s’en est allée, répondit-elle en tremblant à Timopht, et je le jure par les quatre oies sacrées, Amset, Sis, Soumauts et Kebhsniv, qui volent aux quatre points du vent, j’ignore où elle est.

– Pharaon, préféré de Phré, favori d’Ammon-Ra, a envoyé ces présents, je ne puis les remporter ; garde-les jusqu’à ce qu’elle se retrouve. Tu m’en réponds sur ta tête ; fais-les serrer dans des chambres et garder par des serviteurs fidèles », répondit l’envoyé du roi.

Quand Timopht revint au palais, et que, prosterné, les coudes serrés aux flancs, le front dans la poussière, il dit que Tahoser était disparue, le roi entra en une grande fureur, et il frappa si violemment de son sceptre contre le pavé que la dalle se fendit.

VIII

Tahoser, il faut le dire, ne pensait guère à Nofré, sa suivante favorite, ni à l’inquiétude que devait causer son absence. Cette chère maîtresse avait tout à fait oublié sa belle maison de Thèbes, ses serviteurs et ses parures, chose bien difficile et bien incroyable pour une femme.

La fille de Pétamounoph ne se doutait aucunement de l’amour du Pharaon : elle n’avait pas remarqué l’œillade chargée de volupté tombée sur elle du haut de cette majesté que rien sur terre ne pouvait émouvoir : l’eût-elle vue, elle eût déposé ce désir royal en offrande, avec toutes les fleurs de son âme, aux pieds de Poëri.

Tout en repoussant de l’orteil son fuseau pour le faire remonter le long du fil, car on lui avait donné cette tâche, elle suivait du coin de l’œil tous les mouvements du jeune Hébreu et l’enveloppait de son regard comme d’une caresse ; elle jouissait silencieusement du bonheur de rester près de lui, dans le pavillon dont il lui avait permis l’accès.

Si Poëri avait tourné la tête vers elle, il eût été frappé sans doute de la lumière humide de ses yeux, des rougeurs subites qui passaient sur ses belles joues comme des nuages roses, du battement profond de son cœur qu’on devinait au tremblement de son sein. Mais, assis à la table, il se penchait sur une feuille de papyrus où, puisant de l’encre dans une tablette d’albâtre creusée, il inscrivait des comptes en chiffres démotiques à l’aide d’un roseau.

Poëri comprenait-il l’amour si visible de Tahoser pour lui ? ou bien, pour quelque raison cachée, faisait-il semblant de ne pas s’en apercevoir ? Ses manières envers elle étaient douces, bienveillantes, mais réservées comme s’il eût voulu prévenir ou refouler quelque aveu importun auquel il lui eût été pénible de répondre. Pourtant la fausse Hora était bien belle ; ses charmes, trahis par la pauvreté de sa toilette, n’en avaient que plus de puissance ; et, comme on voit aux heures les plus chaudes du jour une vapeur lumineuse frissonner sur la terre luisante, une atmosphère d’amour frissonnait autour d’elle. Sur ses lèvres entrouvertes, sa passion palpitait comme un oiseau qui veut prendre son vol ; et bas, bien bas, quand elle était sûre de ne pas être entendue, elle répétait comme une monotone cantilène : « Poëri, je t’aime. » On était au temps de la moisson, et Poëri sortit pour inspecter les travailleurs. Tahoser, qui ne pouvait pas plus s’en détacher que l’ombre ne peut se détacher du corps, le suivit timidement, craignant qu’il ne lui enjoignît de rester à la maison ; mais le jeune homme lui dit d’une voix où ne perçait nul accent de colère :

« Le chagrin se soulage à la vue des paisibles travaux de l’agriculture, et, si quelque douloureux souvenir de la prospérité évanouie oppresse ton âme, il se dissipera au spectacle de cette activité joyeuse. Ces choses doivent être nouvelles pour toi : car ta peau, que n’a jamais baisée le soleil, tes pieds délicats, tes mains fines, l’élégance avec laquelle tu drapes le morceau d’étoffe grossière qui te sert de vêtement me montrent, à n’en pouvoir douter, que tu as toujours habité les villes, au sein des recherches et du luxe. Viens donc et assieds-toi, tout en tournant ton fuseau, à l’ombre de cet arbre où les moissonneurs ont suspendu, pour la rafraîchir, l’outre qui contient leur boisson. » Tahoser obéit et se plaça sous l’arbre, les bras croisés sur les genoux, et les genoux au menton.

De la muraille du jardin, la plaine s’étendait jusqu’aux premiers escarpements de la chaîne libyque, comme une mer jaune, où le moindre souffle d’air creusait des vagues d’or.

La lumière était si intense que le ton d’or du blé blanchissait par places et prenait des teintes d’argent. Dans l’opulent limon du Nil, les épis avaient poussé vigoureux, drus et hauts comme des javelines, et jamais plus riche moisson ne s’était déployée au soleil, flambante et crépitante de chaleur ; il y avait de quoi remplir jusqu’au faîte la ligne de greniers voûtés qui s’arrondissaient près des celliers.

Les travailleurs étaient depuis longtemps déjà à l’ouvrage, et l’on voyait de loin émerger des vagues du blé leur tête crépue ou rase, coiffée d’un morceau d’étoffe blanche, et leur torse nu, couleur de brique cuite. Ils se penchaient et se relevaient avec un mouvement régulier, sciant le blé de leurs faucilles au-dessous de l’épi, avec autant de régularité que s’ils eussent suivi une ligne tirée au cordeau.

Derrière eux, marchaient dans les sillons des glaneurs, avec des couffes de sparterie où ils serraient les épis moissonnés, et qu’ils portaient sur leur épaule ou suspendus à une barre transversale, aidés par un compagnon, à des meules placées de distance en distance.

Quelquefois les moissonneurs essoufflés s’arrêtaient, reprenaient haleine, et, rejetant leur faucille sous leur bras droit, buvaient un coup d’eau ; puis ils se remettaient en hâte à l’ouvrage, craignant le bâton du contremaître ; les épis récoltés s’étalaient sur l’aire par couches égalisées à la fourche, et légèrement relevées au bord par les nouveaux paniers qu’on y versait.

Alors Poëri fit signe au bouvier de faire avancer ses bêtes.

C’étaient de superbes animaux, aux longues cornes évasées comme la coiffure d’Isis, au garrot élevé, au fanon puissant, aux jambes sèches et nerveuses. La marque du domaine, empreinte au fer chaud, estampillait leurs hanches. Ils marchaient gravement, assujettis sous un joug horizontal reliant leurs quatre têtes.

On les poussa sur l’aire ; activés par le fouet à double mèche, ils se mirent à piétiner circulairement, faisant jaillir sous leurs sabots fourchus le grain de l’épi : le soleil brillait sur leur poil luisant, et la poussière qu’ils soulevaient leur montait aux naseaux ; aussi, au bout d’une vingtaine de tours, s’appuyaient-ils les uns contre les autres, et, malgré les lanières sifflantes qui voltigeaient sur leurs flancs, ralentissaient-ils sensiblement le pas. Pour les encourager, le conducteur, qui les suivait en tenant par la queue la bête sous la main, entonna, sur un rythme joyeux et vif, la vieille chanson des bœufs :

« tournez pour vous-mêmes ; à bœufs, tournez pour vous-mêmes ; des mesures pour vous, des mesures pour vos maîtres ! » Et l’attelage ranimé se portait en avant et disparaissait dans un nuage de poussière blonde où scintillaient des étincelles d’or.

La besogne des bœufs terminée, vinrent des serviteurs qui, armés d’écopes de bois, élevaient le blé en l’air et le laissaient retomber pour le séparer des pailles, des barbes et des cosses.

Le blé ainsi vanné était mis dans des sacs dont un grammate prenait note, et porté aux greniers où conduisaient des échelles.

Tahoser, à l’ombre de son arbre, prenait plaisir à ce spectacle plein d’animation et de grandeur, et souvent sa main distraite oubliait de tordre le fil. La journée s’avançait, et déjà le soleil, levé derrière Thèbes, avait franchi le Nil et se dirigeait vers la chaîne libyque, derrière laquelle son disque se couche chaque soir. C’était l’heure où les animaux reviennent des champs et rentrent à l’étable. Elle assista, près de Poëri, à ce grand défilé pastoral.

On vit d’abord s’avancer un immense troupeau de bœufs, les uns blancs, les autres roux ; ceux-ci noirs et mouchetés de points clairs, ceux-là pie, quelques-uns rayés de zébrures sombres ; il y en avait de tout pelage et de toute nuance ; ils passaient levant leurs mufles lustrés, d’où pendaient des filaments de bave, ouvrant leurs grands yeux doux. Les plus impatients, sentant l’étable, se dressaient quelques instants à demi et apparaissaient au-dessus de la foule comue, avec laquelle, en retombant, ils se confondaient bientôt ; les moins adroits, devancés par leurs compagnons, poussaient de longs meuglements plaintifs comme pour protester.

Près des bœufs marchaient les gardiens avec leur fouet et leur corde roulée.

Arrivés devant Poëri, ils s’agenouillaient, et les coudes aux flancs, touchaient la terre du front en signe de respect.

Des grammates inscrivaient le nombre des têtes de bétail sur des tablettes.

Aux bœufs succédèrent des ânes trottinant et ruant sous le bâton d’âniers à tête rase et vêtus d’une simple ceinture de toile, dont le bout retombait entre leurs cuisses ; ils défilaient, secouant leurs longues oreilles, martelant la terre de leurs petits sabots durs.

Les âniers firent la même génuflexion que les bouviers, et les grammates marquèrent aussi le chiffre exact de leurs bêtes.

Ce fut ensuite le tour des chèvres : elles arrivaient précédées de leurs boucs et faisant trembler de plaisir leur voix cassée et grêle ; les chevriers avaient grand-peine à contenir leur pétulance et à ramener au gros de l’armée les maraudeuses qui s’écartaient. Elles furent comptées comme les bœufs et les ânes, et, avec le même cérémonial, les bergers se prosternèrent aux pieds de Poëri.

Le cortège était fermé par des oies, qui, fatiguées, de la route, se dandinaient sur leurs larges pattes, battaient bruyamment des ailes, allongeaient leur col et poussaient des piaillements rauques ; leur nombre fut inscrit, et les tablettes remises à l’inspecteur du domaine.

Longtemps après que bœufs, ânes, chèvres, oies étaient rentrés, une colonne de poussière, que le vent ne pouvait parvenir à balayer, s’élevait lentement dans le ciel.

« Eh bien, Hora, dît Poëri à Tahoser, la vue de ces moissonneurs et de ces troupeaux t’a-t-elle amusée ? Ce sont les plaisirs des champs ; nous n’avons pas ici, comme à Thèbes, des joueurs de harpe et des danseuses. Mais l’agriculture est sainte ; elle est la mère nourrice de l’homme, et celui qui sème un grain de blé fait une action agréable aux dieux.

Maintenant, va prendre ton repas avec tes compagnes ; moi je rentre au pavillon, et je vais calculer combien de boisseaux de froment ont rendus les épis. » Tahoser mit une main par terre et l’autre sur sa tête en signe d’acquiescement respectueux, et se retira.

Dans la salle du repas riaient et babillaient plusieurs jeunes servantes, mangeant des oignons crus, des gâteaux de dourah et des dattes ; un petit vase de terre plein d’huile où trempait une mèche les éclairait : car la nuit était venue, et répandait une lueur jaune sur leurs joues brunes et leurs torses fauves que ne voilait aucun vêtement. Les unes étaient assises sur de simples sièges de bois ; les autres adossées au mur, un genou replié.

« Où le maître peut-il aller ainsi chaque soir ? dit une petite fille à l’air malicieux, en épluchant une grenade avec de jolis mouvements de singe.

– Le maître va où il veut, répondit une grande esclave qui mâchait des pétales de fleur ; ne faut-il pas qu’il te rende des comptes ? Ce n’est pas toi, en tout cas, qui le retiendras ici.

– Aussi bien moi qu’une autre », répondit l’enfant piquée.

La grande fille haussa les épaules.

« Hora elle-même, qui est plus blanche et plus belle que nous toutes, n’y parviendrait pas. Quoiqu’il porte un nom égyptien et soit au service du Pharaon, il appartient à cette race barbare d’Israël ; et, s’il sort la nuit, c’est sans doute pour assister aux sacrifices d’enfants que célèbrent les Hébreux dans les endroits déserts où la chouette piaule, où l’hyène glapit, où la vipère siffle. » Tahoser quitta doucement la chambre sans rien dire, et se tapit dans le jardin derrière une touffe de mimosa ; et, au bout de deux heures d’attente, elle vit Poëri sortir dans la campagne.

Légère et silencieuse comme une ombre, elle se mit à le suivre.

IX

Poëri, dont la main était armée d’un fort bâton de palmier, se dirigea vers le fleuve en suivant une étroite chaussée élevée à travers un champ de papyrus submergés qui, feuilles à leur base, dressaient de chaque côté leurs hampes rectilignes hautes de six ou huit coudées et terminées par un flocon de fibres, comme les lances d’une armée rangée en bataille.

Retenant son souffle, posant à peine la pointe du pied sur le sol, Tahoser s’engagea après lui dans le petit chemin. Il n’y avait pas de lune cette nuit-là, et l’épaisseur des papyrus eût d’ailleurs suffi pour cacher la jeune fille, qui se tenait un peu en arrière.

Il fallut après franchir un espace découvert. La fausse Hora laissa prendre de l’avance à Poëri, courba sa taille, se fit petite et rampa contre le sol.

Un bois de mimosas se présenta ensuite, et, dissimulée par les touffes d’arbres, Tahoser put s’avancer sans prendre autant de précautions. Elle était si près de Poëri, qu’elle craignait de perdre dans l’obscurité, que souvent les branches qu’il déplaçait lui fouettaient la figure ; mais elle n’y faisait pas attention : un sentiment d’ardente jalousie la poussait à la recherche du mystère qu’elle n’interprétait pas comme les servantes de la maison. Elle n’avait pas cru un instant que le jeune Hébreu sortît ainsi chaque soir pour accomplir quelque rite infâme et barbare ; elle pensait qu’une femme devait être le motif de ces excursions nocturnes, et elle voulait connaître sa rivale. La bienveillance froide de Poëri lui montrait qu’il avait le cœur occupé : autrement serait-il resté insensible à des charmes célèbres dans Thèbes et dans toute l’Égypte ? eût-il feint de ne pas comprendre un amour qui eût fait l’orgueil des oëris, des grands prêtres, des basilico-grammates, et même des princes de la race royale ?

Arrivé à la berge du fleuve, Poëri descendit quelques marches taillées dans l’escarpement de la rive, et se courba comme s’il défaisait un lien.

Tahoser, couchée à plat ventre sur le sommet du talus que dépassait seulement le haut de sa tête, vit, à son grand désespoir, que le promeneur mystérieux détachait une mince barque de papyrus étroite et longue comme un poisson, et qu’il se préparait à traverser le fleuve.

Il sauta, en effet, dans la barque, repoussa le bord du pied, et prit le large en manœuvrant la rame unique placée à l’arrière de la frêle embarcation.

La pauvre fille se tordait les mains de douleur ; elle allait perdre la piste du secret qu’il lui importait tant de savoir.

Que faire ? retourner sur ses pas, le cœur en proie au soupçon et à l’incertitude, le pire des maux ? Elle rassembla son courage, et sa résolution fut bientôt prise. Chercher une autre barque, il n’y fallait pas penser. Elle se laissa couler le long du talus, enleva sa robe en un tour de main et la roula sur sa tête ; puis elle se glissa courageusement dans le fleuve, en ayant soin de ne pas faire rejaillir d’écume. Souple comme une couleuvre d’eau, elle allongea ses beaux bras sur le flot sombre où tremblait élargi le reflet des étoiles, et se mit à suivre de loin la barque. Elle nageait admirablement : car, chaque jour, elle s’exerçait avec ses femmes dans la vaste piscine de son palais, et nulle n’était plus habile à couper l’onde que Tahoser.

Le courant, endormi en cet endroit, ne lui opposait pas beaucoup de résistance ; mais au milieu du fleuve, pour ne pas être emportée à la dérive, il lui fallut donner de vigoureux coups de pied à l’eau bouillonnante et multiplier ses brassées. Sa respiration devenait courte, haletante, et elle la retenait de peur que le jeune Hébreu ne l’entendît. Quelquefois, une vague plus haute lavait d’écume ses lèvres entrouvertes, trempait ses cheveux et même atteignait sa robe pliée en paquet : heureusement pour elle, car ses forces commençaient à l’abandonner, elle se retrouva bientôt dans des eaux plus calmes. Un faisceau de joncs qui descendait le fleuve et la frôla en passant lui causa une vive terreur. Cette masse d’un vert sombre, prenait, à travers l’obscurité, l’apparence d’un dos de crocodile ; Tahoser avait cru sentir la peau rugueuse du monstre, mais elle se remit de sa frayeur et se dit en continuant à nager : « Qu’importe que les crocodiles me mangent, si Poëri ne m’aime pas ? » Le danger était réel, surtout la nuit ; pendant le jour, le mouvement perpétuel des barques, le travail des quais, le tumulte de la ville éloignent les crocodiles, qui vont, sur des rives moins fréquentées par l’homme, se vautrer dans la vase et se réjouir au soleil ; mais l’ombre leur rend toute leur audace.

Tahoser n’y avait pas pensé. La passion ne calcule pas.

L’idée de ce péril lui fût-elle venue, elle l’aurait bravé, elle si timide pourtant, et qu’effrayait un papillon obstiné qui voltigeait autour d’elle, la prenant pour une fleur.

Tout à coup la barque s’arrêta, quoique la rive fût encore à quelque distance. Poëri, suspendant son travail de pagaie, parut promener ses regards autour de lui avec inquiétude. Il avait aperçu la tache blanchâtre produite sur l’eau par la robe roulée de Tahoser.

Se croyant découverte, l’intrépide nageuse plongea bravement, résolue à ne remonter à la surface, dût-elle étouffer, que lorsque les soupçons de Poëri seraient dissipés.

« J’aurais cru que quelqu’un me suivait à la nage, se dit Poëri en se remettant à ramer ? Mais qui se risquerait dans le Nil à cette heure ? J’étais fou. J’ai pris pour une tête humaine coiffée d’un linge une touffe de lotus blancs, peut-être même un simple flocon d’écume, car je ne vois plus rien. »

Lorsque Tahoser, dont les veines sifflaient dans les tempes, et qui commençait à voir passer des lueurs rouges dans l’eau sombre du fleuve, revint en toute hâte dilater ses poumons par Line longue gorgée d’air, la barque de papyrus avait repris son allure confiante, et Poëri manœuvrait l’aviron avec le flegme imperturbable des personnes allégoriques qui conduisent la bari de Maüt sur les bas-reliefs et les peintures des temples.

La rive n’était plus qu’à quelques brassées ; l’ombre prodigieuse des pylônes et des murs énormes du palais du Nord, qui ébauchait ses entassements opaques, surmontés par les pyramidions de six obélisques, à travers le bleu violâtre de la nuit, s’étalait immense et formidable sur le fleuve, et protégeait Tahoser, qui pouvait nager sans crainte d’être aperçue.

Poëri aborda un peu au-dessous du palais en descendant le Nil, et il attacha sa barque à un pieu, de façon à la retrouver pour le retour ; puis il prit son bâton de palmier et monta la rampe du quai d’un pas alerte.

La pauvre Tahoser, presque à bout de forces, suspendit ses mains crispées à la première marche de l’escalier, et sortit avec peine du fleuve ses membres ruisselants, que le contact de l’air alourdit en leur faisant sentir subitement la fatigue ; mais le plus difficile de sa tâche était accompli.

Elle gravit les marches, une main sur son cœur qui battait violemment, l’autre sur sa tête pour maintenir sa robe roulée et trempée. Après avoir vu la direction que prenait Poëri, elle s’assit au haut de la rampe, déplia sa tunique et la revêtit. Le contact de l’étoffe mouillée lui causa un léger frisson. La nuit pourtant était douce, et la brise du sud soufflait tiède ; mais la courbature l’enfiévrait et ses petites dents se heurtèrent ; elle fit un appel à son énergie, et, rasant les murailles en talus des gigantesques édifices, elle parvint à ne pas perdre de vue le jeune Hébreu, qui tourna l’angle de l’immense enceinte de briques du palais, et s’enfonça à travers les rues de Thèbes.

Au bout d’un quart d’heure de marche, les palais, les temples, les riches maisons disparurent pour faire place à des habitations plus humbles ; au granit, au calcaire, au grés succédaient les briques crues, le limon pétri avec de la paille.

Les formes architecturales s’effaçaient ; des cahutes s’arrondissaient comme des ampoules ou des verrues sur des terrains déserts ; à travers de vagues cultures, empruntant à la nuit des configurations monstrueuses ; des pièces de bois, des briques moulées, rangées en tas, encombraient le chemin.

Du silence se dégageaient des bruits étranges, inquiétants ; une chouette coupait l’air de son aile muette ; des chiens maigres, levant leur long museau pointu, suivaient d’un aboiement plaintif le vol inégal d’une chauve-souris ; des scarabées et des reptiles peureux se sauvaient en faisant bruire l’herbe sèche.

« Est-ce que Harphré aurait dit vrai ? pensait Tahoser, impressionnée par l’aspect sinistre du lieu ; Poëri viendrait-il là sacrifier un enfant à ces dieux barbares qui aiment le sang et la souffrance ? Jamais endroit ne fut plus propice à des rites cruels. » Cependant, profitant des angles d’ombre, des bouts de mur, des touffes de végétation, des inégalités de terrain, elle se maintenait toujours à une distance égale de Poëri :

« Quand je devrais assister, témoin invisible, à quelque scène effroyable comme un cauchemar, entendre les cris de la victime, voir le sacrificateur les mains rouges de sang retirer du petit corps le cœur fumant, j’irai jusqu’au bout », se dit Tahoser en regardant le jeune Hébreu pénétrer dans une hutte de terre dont les crevasses laissaient filtrer quelques rayons de lumière jaune.

Quand Poëri fut entré, la fille de Pétamounoph s’approcha, sans qu’un caillou eût crié sous son pas de fantôme, sans qu’un chien eût signalé sa présence en donnant de la voix ; elle fit le tour de la cahute, comprimant son cœur, retenant son haleine, et découvrit, en la voyant luire sur le fond sombre de la muraille d’argile, une fente assez large pour laisser pénétrer le regard à l’intérieur.

Une petite lampe éclairait la chambre, moins pauvre qu’on n’eût pu le penser d’après l’apparence du taudis ; les parois lissées avaient un poli de stuc. Sur des socles de bois peints de couleurs variées étaient posés des vases d’or et d’argent ; des bijoux scintillaient dans des coffres entrouverts. Des plats de métal brillant rayonnaient sur le mur, et un bouquet de fleurs rares s’épanouissait dans un pot de terre émaillée au milieu d’une petite table.

Mais ce n’étaient pas ces détails d’ameublement qui intéressaient Tahoser, quoique le contraste de ce luxe caché avec la misère extérieure de l’habitation lui eût d’abord causé quelque surprise. Son attention était invinciblement attirée par un autre objet.

Sur une estrade tapissée de nattes se tenait une femme de race inconnue et merveilleusement belle. Elle était blanche plus qu’aucune des filles d’Égypte, blanche comme le lait, comme le lis, blanche comme les brebis qui montent du lavoir ; ses sourcils s’étendaient comme des arcs d’ébène, et leurs pointes se rencontraient à la racine d’un nez mince, aquilin, aux narines colorées de tons roses comme le dedans des coquillages. Ses yeux ressemblaient à des yeux de tourterelle, vifs et langoureux à la fois ; ses lèvres étaient deux bandelettes de pourpre, et en se dénouant montraient des éclairs de perles ; ses cheveux se suspendaient, de chaque côté de ses joues de grenade, en touffes noires et lustrées comme deux grappes de raisin mûr ; des pendeloques frissonnaient à ses oreilles, et des colliers d’or à plaquettes incrustées d’argent scintillaient autour de son col rond et poli comme une colonne d’albâtre.

Son vêtement était singulier : il consistait en une large tunique brodée de zébrures et de dessins symétriques de diverses couleurs, descendant des épaules jusqu’à mi-jambe et laissant les bras libres et nus.

Le jeune Hébreu s’assit près d’elle, sur la natte, et lui tint des discours dont Tahoser ne pouvait comprendre la lettre, mais dont elle devinait trop bien le sens pour son malheur : car Poëri et Ra’hel s’exprimaient dans la langue de la patrie, si douce à l’exilé et au captif.

L’espérance est dure à mourir au cœur amoureux.

« Peut-être est-ce sa sœur, se dit Tahoser, et vient-il la voir secrètement, ne voulant pas qu’on sache qu’il appartient à cette race réduite en servitude. » Puis elle appliquait son visage à la crevasse, écoutant avec une douloureuse intensité d’attention ces mots harmonieux et cadencés dont chaque syllabe contenait un secret qu’elle eût donné sa vie pour savoir, et qui bruissaient vagues, fugitifs, dénués de signification à ses oreilles, comme le vent dans les feuilles et l’eau contre la rive.

« Elle est bien belle. . , pour une sœur. . , murmurait-elle, en dévorant d’un œil jaloux cette figure étrange et charmante, au teint pâle, aux lèvres rouges, que rehaussaient des parures de formes exotiques, et dont la beauté avait quelque chose de mystérieusement fatal.

– O Ra’hel ! ma bien-aimée Ra’hel », disait souvent Poëri.

Tahoser se souvint de lui avoir entendu murmurer ce mot pendant qu’elle éventait et berçait son sommeil.

« Il y pensait même en rêve : Ra’hel, c’est son nom sans doute. » Et la pauvre enfant sentit à la poitrine une souffrance aiguë, comme si tous les uraeus des entablements, toutes les vipères royales des couronnes pharaoniques lui eussent planté leurs crochets venimeux au cœur.

Ra’hel inclina sa tête sur l’épaule de Poëri, comme une fleur trop chargée de parfums et d’amour ; les lèvres du jeune homme effleuraient les cheveux de la belle Juive, qui se renversait lentement, offrant son front moite et ses yeux demi-fermés à cette caresse suppliante et timide ; leurs mains qui se cherchaient s’étaient unies et se pressaient nerveusement.

« Oh ! que ne l’ai-je surpris à quelque cérémonie impie et monstrueuse, égorgeant de ses mains une victime humaine, buvant le sang dans une coupe de terre noire, s’en frottant la face ! il me semble que cela m’eût fait moins souffrir que l’aspect de cette belle femme qu’il embrasse si timidement », balbutia Tahoser d’une voix faible, en s’affaissant sur la terre dans l’ombre de la cahute.

Deux fois elle essaya de se relever, mais elle retomba à genoux ; un nuage couvrit ses yeux ; ses membres fléchirent ; elle roula évanouie.

Cependant Poëri sortait de la cabane et donnait à Ra’hel un dernier baiser.

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