À Armand Carrel.

Ce 15 mars 1830.

J’avais travaillé cette nuit jusqu’à cinq heures du matin et je dormais profondément quand monsieur Armand Carrel est venu. Je regrette bien qu’on ne m’ait pas réveillé, et je le regrette non pour monsieur Carrel, mais pour moi. Je suis trop morose et trop timide à la fois pour que personne ait jamais grand souci de me connaître et pour que j’aie de mon côté grande envie de connaître les autres. Cependant ces occasions de rencontres avec d’autres hommes, que j’évite volontiers par goût de solitude et par tristesse de caractère, je les ai toujours désirées avec monsieur Carrel. Je ne vois pas pourquoi je n’en conviendrais pas ici, quelque avantage que cet aveu lui donne sur moi. Tout ce que je sais de lui, soit par ses ouvrages, soit par ses amis, la nature âpre et forte de son talent et de son caractère, cette vie pleine d’honneur et de courage, de si bonne heure disputée aux tribunaux politiques, tout, jusqu’à cette seule fois où j’ai causé avec lui chez Rabbe et où j’ai eu, m’a-t-on dit, le malheur de le blesser, animés que nous étions tous deux alors d’exaltation politique bien contraire, tout cela m’a inspiré depuis longtemps pour monsieur Carrel une de ces fortes sympathies qui d’ordinaire se résolvent tôt ou tard en amitié.

Et après tout, si opposés que nous puissions aujourd’hui nous sembler l’un à l’autre, peut-être y a-t-il entre nous plus d’analogie que monsieur Carrel ne le croit lui-même. J’ai lutté pendant qu’il luttait ; tandis qu’il remontait le courant politique, je remontais, moi, le courant littéraire. Nous avons été en quelque sorte proscrits en même temps. Seulement son affaire a été plus sérieuse que la mienne, et partant bien autrement belle. Je n’ai été mis hors la loi que par l’Académie.

Voilà du reste huit ans que je supporte la chaleur du jour, huit ans que je poursuis ma tâche, sans m’en laisser distraire par le soin de ma défense personnelle contre mille attaques qui n’ont cessé de pleuvoir sur moi chaque jour. À une époque où tout se fait par les salons et par les journaux, j’ai commencé et continué ma route sans un salon, sans un journal. Toute mon affaire a été de solitude, de conscience et d’art. Et je prie monsieur Carrel de faire attention à ceci : destiné à une grande fortune sous l’Empire, l’Empire et la fortune m’ont manqué. Je me suis trouvé à vingt ans marié, père de famille, n’ayant pour tout bien que mon travail et vivant au jour le jour, comme un ouvrier, tandis que Ferdinand VII mangeait mon revenu englobé dans les siens par le séquestre. Or, depuis cette époque, et la chose est peut-être assez rare pour que je m’en glorifie, obligé de vivre et de faire vivre les miens avec ma plume, je l’ai maintenue pure de toute spéculation, libre de tout contrat mercantile. J’ai fait bien ou mal de la littérature, et jamais de la librairie. Pauvre, j’ai cultivé l’art comme un riche, pour l’art, avec plus de souci de l’avenir que du présent. Obligé par le malheur des temps de faire à la fois une œuvre et une besogne, je puis dire que jamais la besogne n’a taché l’œuvre.

Voilà ce que j’eusse dit, avec détail et parce qu’un homme comme lui en vaut la peine, à monsieur Armand Carrel, si j’avais eu l’honneur de le voir. Il est du reste la première personne pour qui j’aie entr’ouvert de la sorte la porte de ma vie intérieure, et je le prie, quoi qu’il pense de cette lettre, de la tenir secrète entre nous deux.

Quant à Hernani, nous en voilà maintenant bien loin, nous voilà, ce me semble, bien plus haut. Je m’occupe beaucoup plus dans cette affaire de monsieur Armand Carrel que du National. Je sais que les journaux peuvent nuire ou servir matériellement ; mais voilà ma vie assurée pour dix-huit mois, et par conséquent le côté matériel de l’affaire m’inquiète peu. Je ne suis pas fâché du reste, en y réfléchissant, de n’avoir point vu monsieur Armand Carrel puisqu’il a encore un article à faire. Je n’aurais pas voulu qu’il me supposât l’intention de l’influencer, et j’espère qu’il n’en a pas eu la pensée. Plus tard, s’il le veut bien, j’irai le chercher, et, quel que soit son article, lui serrer la main.

Quel que soit son article, dis-je, car je lui en saurai toujours un gré extrême. Sévère, il me plaira par sa franchise ; bienveillant, rien ne saurait m’être plus précieux, car l’estime d’un homme supérieur redonne force et courage contre les hommes médiocres.

Victor Hugo.

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