À Lamartine.

12 juillet 1830.

Vous verrez par la date de ces vers, mon ami, qu’il y a longtemps qu’ils sont faits. Toutes sortes de motifs dont je ne saurais me rendre compte à moi-même, d’abord la paresse de les copier, puis, quand ils ont été copiés, je ne sais quel dégoût, je ne sais quel ennui de moi-même m’ont fait ajourner de semaine en semaine l’envoi que je voulais vous en faire. Les voici enfin. Ne les lisez pas. Voyez-y seulement une marque de ma fidèle, profonde et cordiale amitié.

Voilà les élections à peu près finies. Vous devez en être sorti. J’ai peur que vous ne soyez plus à Mâcon. Vous êtes peut-être déjà parti pour votre promenade annuelle aux eaux d’Aix. À tout hasard, j’adresse cette lettre à Mâcon. Je vous parlerai en détail de vos Harmonies quand vous serez de retour à Paris. Je pense que vous comptez assez sur moi pour être sûr qu’elles n’auraient pas de défenseur plus ardent, si elles avaient besoin de défenseur. Mais le temps de la lutte est heureusement passé pour vous. Vos Harmonies sont applaudies de tous, et c’est justice.

Seulement, j’ai souri plus d’une fois de voir aujourd’hui parmi vos porte-bannières les anciens blasphémateurs de Childe-Harold et des Secondes méditations.

Quant à moi, je vous dirai à vous ce que je dis à tous : vos Harmonies, c’est toujours vous. Génie, génie et génie ! Il faudra cependant que je vous dise aussi mes scrupules, que je vous fasse mes chicanes, puisqu’il paraît que c’est aujourd’hui de bon goût en amitié d’avoir ses restrictions, et qu’on appelle cela dire la vérité. Notre siècle et notre pays surtout sont ainsi faits. L’envie et la jalousie étant au fond de tous les esprits à peu près, on en veut même entre amis. Sans un petit assaisonnement de soulignures et de critiques, l’amitié la plus vraie paraît au bon public fadeur et duperie. Michel-Ange renaîtrait qu’on exigerait de lui qu’il critiquât Raphaël ; et nous ririons de cette sublime adoration de Beethoven pour Mozart. Je me conformerai donc à cette belle loi générale. Mais je vous préviens qu’elle me fait pitié.

Devéria a fait un portrait de vous que j’ai trouvé beau et que je lui ai conseillé de publier. C’est une grave et noble figure qui débarbouillera l’idée étrange que le public devait se faire de vous d’après tous les petits portraits coquets, mignards et décolletés qui couvraient vos éditions.

Adieu. Aimez-moi, vous aimerez un ami.

Victor Hugo.

Ma femme, qui est sur le point d’accoucher, fait mille amitiés à madame

de Lamartine, aux pieds de laquelle vous me mettrez, s’il vous plaît.

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