À XXX.

1845.

Vous me croyez riche, monsieur ? Voici :

Je travaille depuis vingt-huit ans, car j’ai commencé à quinze ans. Dans ces vingt-huit années, j’ai gagné avec ma plume environ cinq cent cinquante mille francs. Je n’ai point hérité de mon père. Ma belle-mère et les gens d’affaires ont gardé l’héritage. J’aurais pu faire un procès, mais à qui ? à une personne qui portait le nom de mon père. J’ai mieux aimé subir la spoliation. Depuis vingt-huit ans, je ne me suis pas encore reposé deux mois de suite. J’ai élevé mes quatre enfants. M. Villemain m’a offert des bourses pour mes fils dans les collèges et la maison de Saint-Denis pour mes filles. J’ai refusé, ayant le moyen de faire élever mes enfants à mes frais, et ne voulant pas mettre à la charge de l’État ce que je pouvais payer moi-même.

Aujourd’hui des cinq cent cinquante mille francs, il m’en reste trois cent mille. Ces trois cent mille francs, je les ai placés, immobilisés, comme on dit, et je n’y touche pas, car j’ai trop travaillé pour vivre vieux, et je ne veux pas que ma femme et mes enfants reçoivent des pensions après ma mort. Avec le revenu, je vis, je travaille toujours, ce qui l’accroît un peu, et je fais vivre onze personnes autour de moi, toutes charges et tous devoirs compris. Ajoutez quatre-vingt-trois francs par mois comme membre de l’Institut que j’oubliais. Je ne dois rien à qui que ce soit, je n’ai jamais fait marchandise de rien, je fais un peu l’aumône, le plus que je puis, personne ne manque de rien dans ce qui m’entoure, cela va ; quant à moi, je porte des paletots de vingt-cinq francs, j’use un peu trop mes chapeaux, je travaille sans feu l’hiver, et je vais à la Chambre des pairs à pied, quelquefois avec des bottes qui prennent l’eau. Du reste je remercie Dieu, j’ai toujours eu les deux biens sans lesquels je ne pourrais pas vivre, la conscience tranquille, l’indépendance complète.

V. H.

Sainte-Beuve avait été, le 27 février, reçu par Victor Hugo, alors directeur de l’Académie française. Le lendemain, Sainte-Beuve lui adressait cette lettre : « Le flot de monde m’a empêché hier de vous atteindre. J’ai couru le soir pour vous chercher. Recevez mes remerciements pour ce que vous avez écrit et proféré sur moi avec l’autorité que j’attache à vos paroles, pour ce que vous avez pour ainsi dire écrit deux fois puisque vous l’avez maintenu. Quand je m’occuperai de Port-Royal, j’aurai désormais en vue le grand tableau que vous en avez tracé comme fond de perspective, et quant à ma poésie, ce que vous avez bien voulu en dire restera ma gloire. » — Gustave Simon, Le Roman de Sainte-Beuve. Archives Spoelberch de Lovenjoul. Aux nombreux volumes consacrés à l’œuvre universellement connue et admirée de Théophile Gautier, nous n’ajouterons rien. Disons seulement que de 1830 à sa mort, Gautier montra pour Victor Hugo le même enthousiasme, le même dévouement dont il lui donna plus d’une preuve ; il saisissait toutes les occasions de le louer, de le défendre avec passion comme aux beaux jours d’Hernani, et c’est en les rappelant, en 1872, dans un article intitulé : La première d’Hernani, que la plume lui tomba des mains pour toujours. Le manuscrit ne porte pas de nom de destinataire. Archives de la famille de Victor Hugo. Inédite. Bibliothèque Nationale. Pas de nom de destinataire à cette lettre, dont nous n’avons que le brouillon ; au coin de la première page ces mots : Lettre écrite en 1845. En marge, d’une encre plus noire et de l’écriture de 1855 environ, se trouve le passage allant de ces mots : M. Villemain m’a offert... jusqu’à : ce que je pouvais payer moi-même. Archives de la famille de Victor Hugo.

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