À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, dimanche 14 [décembre 1851].

3 heures après midi.

J’ouvre ta lettre, chère amie, et j’y réponds tout de suite. Sois tranquille. Les dessins sont en sûreté. Je les ai avec moi ici, et je pourrai ainsi continuer mes travaux. Je les avais changés de malle. En partant de Paris, je les ai emportés.

Pendant douze jours, j’ai été entre la vie et la mort, mais je n’ai pas eu un moment de trouble. J’ai été content de moi. Et puis je sais que j’ai fait mon devoir et que je l’ai fait tout entier. Cela rend content. Je n’ai trouvé autour de moi que dévouement absolu. Ma vie a été quelquefois à la discrétion de dix personnes à la fois. Un mot pouvait me perdre. Jamais le mot n’a été dit.

Je dois immensément à M. et Mme de M… — que je t’ai nommés. Ce sont eux qui m’ont sauvé au moment le plus critique. Fais une visite bien chaude à Mme de M... Elle demeure à côté de chez toi, 2, rue de Navarin. Un jour, je te raconterai tout ce qu’ils ont fait pour moi. En attendant, tu ne peux pas leur montrer trop de cordiale reconnaissance. Cela est d’autant plus méritoire à eux qu’ils sont dans l’autre camp, et que le service qu’ils m’ont rendu pouvait les compromettre gravement. Tiens-leur compte de tout cela, et sois charmante avec Mme de M… et avec le mari qui est le meilleur des hommes. Rien qu’à le voir, tu l’aimeras. C’est un Abel.

Envoie-moi des nouvelles détaillées de mes chers enfants, de ma fille qui a dû bien souffrir. Dis-leur à tous de m’écrire. Les pauvres garçons ont dû être bien mal à la prison, vu l’encombrement. Leur a-t-on fait quelque nouvelle rigueur ? Écris-le-moi. Je sais que tu vas les voir tous les jours. Dînes-tu toujours avec notre chère colonie.

Je suis ici logé à l’hôtel de la Porte Verte, chambre n° 9. J’ai pour voisin un brave et courageux représentant réfugié, Versigny. Il a la chambre n° 4. Nos portes se touchent. Nous vivons beaucoup ensemble. Je mène une vie de religieux. J’ai un lit grand comme la main. Deux chaises de paille. Une chambre sans feu. Ma dépense en bloc est de 3 francs cinq sous par jour, tout compris. Versigny fait comme moi.

Dis à mon Charles qu’il faut qu’il devienne tout à fait un homme. Dans ces journées où ma vie était à chaque minute au bout d’un canon de fusil, je pensais à lui. Il pouvait à chaque instant devenir le chef de la famille, votre soutien à tous. Il faut qu’il songe à cela.

Vis d’économies. Fais durer longtemps l’argent que je t’ai laissé. J’ai assez devant moi pour aller ici quelques mois.

Si les fonds continuent à hausser, peut-être vendrai-je ma rente pour la replacer en lieu plus sûr. Qu’en penses-tu ? En ce cas-là, je t’enverrais une procuration. Informe-toi de la manière dont se font ces sortes d’affaires. Il faudrait une voie bien sûre pour me faire parvenir le capital hors de France afin que j’en fasse le remploi.

En attendant, ouvre mon armoire de laque (celle de ton père) tu trouveras sur le carton rouge un petit portefeuille. Là sont les titres de rente. Mets-les en sûreté sous une clef à toi, ou laisse-les là si tu le préfères, mais ne les perds pas de vue et songes-y pour les prendre sur toi en cas d’alerte. Réponds-moi expressément a ce sujet.

J’ai vu hier ici le ministre de l’intérieur, M. Ch. Rogier qui m’avait fait une visite, rue Jean-Goujon, il y a vingt ans. En entrant, je lui ai dit en riant : Je viens vous rendre votre visite.

Il a été fort cordial. Je lui ai déclaré que j’avais un devoir, celui de faire l’histoire immédiate et toute chaude de ce qui vient de se passer. — Acteur, témoin et juge, je suis l’historien tout fait. Que je ne pouvais pas accepter de condition de séjour. Qu’on me renvoyât si l’on voulait. Que d’ailleurs je ne ferais cette publication historique qu’autant qu’elle n’aggraverait pas le sort de mes fils à cette heure au pouvoir de l’homme. Il peut les torturer en effet.

Dis-moi ce que tu en penses. Si un écrit de moi peut avoir quelque inconvénient pour eux, je me tairai. En ce cas-là, je me bornerai à finir ici mon livre des Misères. Qui sait ? c’était peut-être la seule chance de le finir. Il ne faut jamais accuser ni juger la providence. Quel bonheur, par exemple, que mes fils aient été en prison dans les journées du 3 et du 4 !

M. Rogier m’a dit que, si je publiais cet écrit maintenant, ma présence pourrait être un grand embarras pour la Belgique, petit état à côté d’un voisin fort et violent. Je lui ai dit : — En ce cas, si je me décide à faire cette publication, j’irai à Londres. — Nous nous sommes séparés bons amis. Il m’a offert des chemises.

J’en ai besoin, en effet. Je suis sans vêtements et sans linge. Prends la malle vide. Mets-y mes nippes. Mets-y mon pantalon à pieds neuf, mon pantalon non neuf, mon vieux pantalon gris, mon habit, mon gros paletot à brandebourgs dont tu retrouveras le capuchon sur le banc sculpté, et mes souliers neufs. Outre la paire qui est chez moi, j’en ai commandé une paire à Kuhn, mon bottier, rue de Valois, il y a trois semaines. Fais-là prendre et payer (18 fr.) et mets-la dans la malle. Cadenasse le tout. Je te ferai savoir plus tard de quelle façon tu devras me l’envoyer.

Peut-être sera-t-il utile que tu viennes passer ici deux ou trois jours pour nous entendre sur une foule de choses essentielles et impossibles à écrire. Si tu étais de cet avis, nous en recauserions dans nos prochaines lettres.

Je finis, l’heure de la poste me presse. Il me semble que j’oublie encore une foule de choses. Chère amie, je sais que tu as été pleine de courage et de dignité dans ces affreuses journées. Continue. Tu te fais honorer de tout le monde. Remercie mon excellent et cher Bellet. Donne-moi des nouvelles de la santé de Victor et d’Adèle. Quant à Charles, il est d’acier.

Embrasse-les tous bien tendrement, et serre les généreuses mains d’Auguste et de Paul M…. Mes plus tendres hommages à sa charmante femme.

Je t’embrasse mille fois. N’oublie pas la visite aux M….

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