À Auguste Vacquerie.

Bruxelles, mercredi 28 janvier [1852].

Il y a bien longtemps, cher Auguste, que je veux causer avec vous et vous remercier de vos lettres si nobles et si cordiales. Encore quelques mois, je l’espère, et nous serons tous réunis, soit à Paris, soit dans l’exil où nous saurons bien nous refaire une France. Dans tous les cas nous aurons la famille en attendant la patrie.

Je ne crois pas que nous puissions rester ici, et je le regrette, car à tous les points de vue pour nous Bruxelles vaut mieux que Londres. Mais probablement au printemps il y aura sur la Belgique une fonte de ces russes qui composent maintenant, hélas ! l’armée française. Et d’ici là, le gouvernement belge aura peur, et nous mettra dehors. Je dois dire pourtant que ces jours passés il s’est bravement conduit à mon occasion. Le gouvernement français a fait savoir au gouvernement belge qu’il avait la certitude que j’allais publier à Bruxelles un manifeste et qu’il demandait formellement mon expulsion de la Belgique. — Le roi Léopold, de son chef et sans même que je fusse consulté ou averti, a répondu non tout net. C’est la première fois que la Belgique répond non au Bonaparte depuis le 2 décembre. — Le lendemain le bourgmestre est venu me voir de la part du ministre de l’Intérieur et m’a conté le fait confidentiellement. Je lui ai gardé le secret, mais la chose a transpiré d’ailleurs, elle a été dite dans la Gazette de Cologne, et les journaux d’ici la répètent en ce moment. — Cela va peut-être regâter la situation. Car le Bonaparte ne se fâche des soufflets qu’on lui donne que si les soufflets font du bruit.

À propos de bruit, ces jours passés on a voulu me donner une sérénade sur ma grande place. Un musicien belge, M. Lefèvre, m’a écrit à ce sujet. J’ai refusé en priant qu’on changeât les applaudissements pour moi en huées pour le Bonaparte. Offrez-lui ma sérénade en charivari.

Ici, en attendant qu’on me chasse on me caresse. À de certains jours mon immense galetas ne désemplit pas. Hier un prêtre est venu, l’abbé Louis, chef d’une institution probablement un peu jésuite, autrefois rédacteur d’un journal clérical. Il s’est confondu en admirations, puis m’a dit : Monsieur Victor Hugo, j’ai un pardon à vous demander. — Lequel ? — Je vous ai attaqué autrefois dans mon journal d’une manière horrible. — Eh bien ? — Oubliez-le. — Je lui ai dit : cela me sera d’autant plus facile à oublier que je ne l’ai jamais su. — Et tout le groupe qui était là s’est mis à rire. Du reste ce prêtre est bon homme. Il hait le Bonaparte. Il m’a dit : — Le clergé de France en ce moment perd l’église de Rome. — Oui, lui ai-je dit, mais l’église de Rome avait déjà perdu le clergé de France.

Je voyais l’autre jour de ma fenêtre sur la place un charlatan qui avait appuyé son tréteau à deux tas d’ordures, n’ayant pu trouver mieux. Hier en lisant la liste du sénat et la liste du conseil d’état, j’ai pensé à ce charlatan.

L’un appuie sa dictature comme l’autre appuyait son tréteau.

Nous, qu’allons-nous faire ? Que publierons-nous ? et comment publierons-nous ? je ne vois pas encore distinctement de quel côté ni de quelle façon, mais j’ai la certitude absolue que le débouché se fera. Nous emportons avec nous la pensée française, et la pensée française est nécessaire au monde politique, au monde littéraire et au monde commercial. Déjà quelques linéaments se forment, mais rien ne se dessine encore bien nettement. J’envoie à ma femme un journal belge qui parle de la contrefaçon à un bon point de vue. Vous lirez cela. C’est une idée qui gagne ici du terrain. Les chambres vont s’en occuper. Hier soir Méline (le grand éditeur contrefacteur) m’a envoyé Van Hasselt, me dire qu’aussitôt la question législative vidée, il me ferait des offres sérieuses, qu’il me priait de ne rien précipiter et de ne point conclure avec d’autres d’ici là. — En attendant, j’avance mon 2 décembre. Ce sera, par les faits curieux et innombrables, un livre inouï d’intérêt. Dinocourt l’écrirait qu’il s’en vendrait cent mille.

Quant à l’Avènement ou l’Événement, est-ce que vous croyez à une loi de presse praticable en France ? je n’y crois pas. Je dis plus, j’affirme que la négation de toute presse continuera indéfiniment. Le lendemain du premier journal libre, Bonaparte tomberait. Quel est votre sentiment à ce sujet ? — On peut attendre encore. — Après quoi il sera utile et prudent de retirer le cautionnement.

Quant à l’Événement en lui-même (ou l’Avènement) il lui reste un avenir, fort beau peut-être, dont Hetzel et d’autres m’ont parlé et dont nous causerons quand vous serez libres tous. Il y a ici un rédacteur de l’Avènement, M. Coste, qui s’est très bravement conduit le 3 décembre. Mais n’en parlez pas. Il s’en cache et a raison, voulant rentrer en France. — Je n’ai plus qu’une ligne. Je vous envoie tout ce que j’ai de meilleur dans le cœur.

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