À Madame Victor Hugo.

Mardi 27 janvier.

Demain mercredi mon Charles sort de la Conciergerie. Chère amie, ce sera une grande tristesse pour toi de le perdre et une grande joie pour moi de le gagner. Je veux qu’en rentrant à la maison il trouve cette lettre de moi qui lui dira que je l’attends le plus tôt qu’il pourra venir.

Voici quelle est ma vie et quelle sera sa vie ici : je quitte le n° 16 à la fin du mois et je vais, n° 27, même Grande Place. Nous aurons là deux chambres à lit, dont une à feu et au midi. Celle-ci est grande et convient au travail commun. Je me la suis réservée. Si pourtant Charles qui est frileux tient à la chambre à feu pour se lever le matin, je la lui laisserai le reste de l’hiver, quitte à la reprendre au printemps, si nous sommes encore à Bruxelles. J’aurai ce logis du n° 27 à partir du 1er février. Quant à la dépense, il faut qu’elle soit très sévèrement circonscrite, rien n’étant plus douteux que l’avenir, et les ressources en apparence les plus sûres pouvant manquer ou tarder. Je vis, moi, pour 100 francs par mois. Voici le devis par jour :

Loyer 1 fr. 00 Déjeuner (une tasse de chocolat) o fr. 50 Dîner 1 fr. 25 Feu 0 fr. 25 3 fr. 00

Cela fait 90 francs par mois. Le reste (10) est pour le blanchissage, les pourboires, etc. À nous deux Charles, nous dépenserons donc 200 francs par mois. — De cette façon nous attendrons en travaillant que quelque affaire se termine ici ou à Londres. Une fois le débouché du travail assuré et réglé, nous augmenterons notre aisance et l’aisance générale. — Dans sept mois, chère amie, vous nous rejoindrez tous. D’ici là, la situation se sera éclaircie. Nous aurons conclu quelque chose, j’aurai vendu tout ou partie de mes manuscrits et de mes réimpressions, et nous pourrons fonder tous, quelque part, dans un beau lieu et dans un lieu sûr, une colonie heureuse. Et quand je dis tous, il va sans dire que j’entends mes quatre fils. Meurice et Auguste sont de ma famille.

À propos de cela, Brofferio m’a écrit une lettre charmante pour me demander en Piémont et m’offrir une villa sur le lac Majeur. Ainsi bon espoir.

Je t’écris ceci à la hâte, bien chère amie. Demain ou après-demain au plus tard, Mme de K…, qui passe ici, te portera une nouvelle lettre et des lettres pour Auguste, pour Paul Meurice, pour mon Victor, pour ma chère fille, et pour Charles, s’il n’est pas déjà ici. Préviens-moi du jour et de l’heure où il arrivera.

Mets dans sa malle pour moi mon pantalon d’été gris neuf, mes pantoufles maroquin neuves, tous mes gilets, mes foulards, tout ce que j’ai encore de linge de corps à la maison. Ajoute les exemplaires (brochés verts) de mes 14 discours, les journaux exemplaires uniques qui sont dans la boîte de laque à couvercle rond près de mon lit et que je t’ai recommandés, tous les papiers écrits par moi et que tu as dû dépouiller, ma lorgnette (qui est dans l’armoire de ton père). Cherche dans cette armoire, sur ma table et dans la malle couverte de drap tous mes portefeuilles. J’ai voyagé avec. Ils contiennent tous des notes qui me sont précieuses. Envoie-les moi ainsi que mes albums de dessins. Fais choisir auparavant à Paul Meurice, à Auguste et à Mme Boucher, chacun le dessin qu’ils voudront dans ces albums.

Chère maman bien-aimée, dans deux jours tu recevras une plus longue lettre. — Je suis d’avis de sous-louer et je t’expliquerai ce que je crois faisable. En attendant, sois toujours rayonnante. Le mot de Mélanie est stupide... Oui, rayonne. Nous traversons de bonnes et magnifiques adversités. Tout ce qui se passe est utile, utile à la France comme leçon, utile à nos enfants comme épreuve, utile à nous deux comme lien d’amour et consécration.

J’approuve d’avance tout ce que tu fais et tout ce que tu dis. Je sais que tu n’as rien que de sage dans l’esprit et de grand dans le cœur. Tu as bien, bien, bien parlé à Villemain. C’est un ami du reste, et je lui écrirai.

Encore un mot pour vous tous. Je vous aime bien !

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