À Paul Meurice.

Mardi 15 avril [1856].

Recevez-vous bien toutes mes lettres ? Je vous ai écrit quatre fois depuis huit jours. Je me décide à faire passer cette lettre-ci par la Belgique et à vous l’adresser directement chez vous. Dans tous les cas il me paraît évident que, par la voie directe, nos lettres sont ouvertes et retardées ; celle-ci fait le grand tour et n’en arrivera peut-être que plus tôt. — Vous trouverez ci-jointe la liste de tous les amis pour qui je vous ai envoyé des premières pages Les avez-vous bien reçues ? Si vous en voulez pour d’autres, demandez.

Quand vous recevrez ceci, le livre aura probablement paru. Je ne puis donc que le confier à mon étoile, qui est vous. Tout ira bien, poëte, sous votre doux et splendide rayonnement.

Tous les détails que vous m’envoyez sont excellents. L’important est que personne ne semble favorisé aux dépens d’autrui, et que les extraits soient faits simultanément par vous et le jour même de la mise en vente, afin de profiter à la fois aux journaux et aux éditeurs. Hetzel brûle de paraître, et je reçois une lettre de lui. Pas de retard donc de ce côté. — Usez de la carte blanche. Résolvez pour le mieux et comme pour vous, (mes raisons dites,) toutes les petites questions Villemain, Méry, etc. — ce que vous ferez sera bien fait, ce que vous me conseillerez, je le ferai.

Aux envois que je vous ai indiqués et dont vous voulez bien vous charger voulez-vous ajouter ceci :

Faites porter, de ma part, un exemplaire des Contemplations chez M. Luthereau, rue de Douai, n° 1. (Cette suscription sur l’enveloppe.)

Et maintenant, lâchez-tout, comme disent les pilotes sur les navires et les aérostiers sur les ballons ! à la garde de Dieu et à votre garde !

V.

Encore un exemplaire à l’adresse que voici :

M. de Montferrier, rue de la Paix, n° 79, à Batignolles.

Je viens de lire les feuilles 13 et 14. Pas de faute. Seulement une coquille à Jehovah, page 194.

Cher ami, un mot absolument entre vous et moi pour une chose extrêmement délicate et sur laquelle je m’ouvre à vous, ne pouvant vous donner une marque plus complète de confiance. À vous. À vous seul. Voici la chose :

Auguste va publier en ce moment même un livre. Ce livre, dont je connais beaucoup de pages, est une chose grande, large, profonde et vivante, une des plus vigoureuses pousses de son esprit original et puissamment enclin au vrai. Cependant c’est un livre de critique, un livre de vaillance et de lutte, un livre batailleur, et qui fait rude guerre. Or, s’il semble sortir de Guernesey et de Hauteville-House le même jour que les Contemplations, on accouplera tout naturellement les deux ouvrages, et les Contemplations perdront leur calme, leur deuil, leur sérénité religieuse, et feront presque un effet contraire à celui qu’elles doivent produire. Voilà ce que je ne puis dire à Auguste et ce que je dis à vous. Vous me comprendrez sans que je développe. Il serait important d’espacer les deux ouvrages. Huit Jours suffiraient. J’entendais Auguste dire tout à l’heure que vous enverriez son livre et le mien aux journaux le même jour. Ce serait me faire perdre l’attitude qu’il m’importe de conserver, et cela sans aucun avantage pour lui. Je suis maintenant hors des luttes littéraires, et j’y dois rester. Avisez donc, je vous prie, à ce que cette espèce de choc de deux livres n’ait pas lieu. Cela vous est facile. Je confie ceci à la discrétion de votre amitié pour les deux.

Encore un mot pour clore. Il va sans dire que, si le livre de notre ami était prêt et qu’un retard de quelques jours pût lui porter le moindre préjudice, tout ce que j’écris ici serait regardé par vous comme non avenu ; mais, j’y insiste, il vient de me dire que son livre, vu le clichage, ne pourrait paraître avant le 25 ou le 30, vous feriez brocher quelques exemplaires pour les faire porter aux journaux en même temps que les Contemplations. C’est cette coïncidence que je crains, inutile pour lui, au moral inopportun pour moi. Ce fait, singulier, de la publication le même jour par le même groupe d’exil, — poésie par l’un, critique par l’autre, ne semblera pas fortuit, mais arrangé. L’honnête interprétation à laquelle j’ai été en butte toute ma vie s’en emparera, la commentera ; je deviendrai à l’instant même un homme jouant la poésie, jouant le calme, etc., et faisant faire des exécutions (Sainte-Beuve, Planche, etc.) par un autre. Cela est hideusement bête ; c’est une raison pour que cela se dise beaucoup et pour que cela se croie très fort. Empêchez donc cette coïncidence, je vous prie, si tout cela vous paraît vrai comme cela me semble évident, et faites-moi paraître à part et le plus tôt

possible, vous ma chère et infatigable providence.

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