À Paul de Saint-Victor.

Hauteville-House, 10 décembre 1865.

La solitude serait pesante sans la communion avec les grands esprits. Je les cherche dans le passé, et ils me répondent ; je les cherche dans le présent, et ils me répondent aussi. Mes livres sont les lettres que je leur écris. Vous venez de m’accuser réception des Chansons des Rues et des Bois.

Vous avez lu ce livre et vous en parlez magnifiquement. Vous avez le don de formuler l’art en une ligne et d’écrire un poëme en une page. Votre critique peint, et dans votre éloquence il y a une philosophie. Du reste, c’est la règle ; c’est la règle sans exception : qui est splendide est profond.

Cette loi est dans la nature comme dans l’art. Elle éclate dans le soleil, et se répercute dans Homère.

Sur cette roche où je vis dans la brume et dans la tempête, je suis parvenu à me désintéresser de toute chose, excepté des grandes manifestations de la conscience et de l’intelligence. Je n’ai jamais eu de haine, et je n’ai plus de colère. Je ne regarde plus que les beaux côtés de l’homme ; je ne me courrouce plus que contre le mal absolu, plaignant ceux qui le font ou qui le pensent. J’ai profondément foi au progrès, les éclipses sont des intermittences, et comment douterais-je du retour de la liberté puisqu’à tous mes réveils j’assiste au retour de la lumière !

Vous êtes, dans ce temps trop tourné vers la matière, un distributeur d’idéal, vous rendez aux esprits cet immense service de leur faire comprendre l’âme universelle, démontrée par les chefs-d’œuvre dans l’art comme par les prodiges dans la création. Vous êtes une des lumières du beau et du vrai. Toutes les fois que mon nom tombe de votre plume, il me semble que j’entends un bruit de gloire. Je vous remercie.

Votre ami,

Victor Hugo.

J’ai à peine le droit de vous dire ce que je pense de votre admirable article ; laissez-moi pourtant ajouter un mot. Jamais analyse plus puissante et plus pénétrante n’a été au cœur d’une œuvre. Ensemble et détail, tout est saisi. Rien n’échappe à votre vision magistrale. La critique souveraine, c’est cela.

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