À Louise Colet. San Lencio, près Caserte, Italie Méridionale.

3 janvier [1866].

Vous avez raison, tout ne me parvient pas, et, pour moi exilé, comme pour vous solitaire, il y a des abîmes entre les demandes et les réponses ; vous m’écrivez le 3 décembre, je vous réponds le 3 janvier. Vous avez du soleil là-bas, vous en êtes digne : moi il faut croire qu’il me boude, car il fait à peine jour ici ; midi est un crépuscule. Ajoutez que j’ai les yeux souffrants, et vous excuserez la brièveté de ma lettre.

N’attendez rien de Lacroix pour votre publication vaillante ; il a grand’peur en ce moment ; il s’est fait prendre l’an passé pour Marat, et cette année il se fait empoigner pour Proudhon. De là une forte panique chez lui et dans toute la librairie. Il faut réserver votre œuvre militante pour un temps plus brave. M. Louis Bonaparte a organisé sa littérature comme son armée. La critique bien pensante fait l’exercice de la louange et de l’injure à volonté. On acclame les vers de M. de Massa et l’on hue Les Chansons des Rues et des Bois. Une parodie est intitulée Les Chansons des Grues et des Boas. Ces chansons-là, en effet, se sont fait entendre autour de mon livre. Vous, vous avez eu la populace d’Ischia. Il y a parallélisme et analogie. Les prêtres vous menacent et ils me dénoncent. As-tu déjeuné, Jacob ? est un blasphème. Il y a cent ans, on nous eût mis, vous et moi, dos à dos sur le même fagot. L’ex-vieux bon goût a fait un progrès ; de voltairien il s’est fait orthodoxe. À présent, manquer à la Bible, c’est manquer de goût. Voilà où en est le petit tapage littéraire bonapartiste et catholique. Restez là-bas, faites de grands et nobles vers, tournez vos beaux yeux de prêtresse vers l’idéal, aimez-moi toujours un peu, et là où fut la république romaine, pensez à la république française.

Permettez, madame, que je vous baise les mains.

Victor Hugo.

Il va sans dire que je vous garderai de votre livre et de son titre le plus absolu secret.

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