à Paul Meurice.

Bordeaux, 18 février. Cher Meurice, voici ma première minute de loisir, elle est pour vous, pour Madame Meurice, pour Auguste Vacquerie. Ah ! Que vous me manquez tous ! Vous manquez à mon cœur, vous manquez à ma conscience, vous manquez à mon esprit. Jamais je n’ai eu plus besoin de vous qu’en ce moment où je ne vous ai plus. Je ne sais si cette lettre vous parviendra. Le caprice prussien est impossible à prévoir aussi bien qu’à limiter. Enfin, nous voilà ici. Rude voyage. Victor vous a écrit et vous l’a conté. Arrivés ici le 14 à deux heures, pas de logis, tous les hôtels pleins ; à dix heures du soir nous ne savions pas encore où nous coucherions. Enfin nous sommes sous des toits, et même chez des hôtes sympathiques. Ne chambre coûte 300 francs par mois. Maintenant, de vous à moi, la situation est épouvantable. L’assemblée est une chambre introuvable ; nous y sommes dans la proportion de 50 contre 700, c’est 1815 combiné avec 1851 (hélas ! Les mêmes chiffres un peu intervertis), ils ont débuté par refuser d’entendre Garibaldi qui s’en est allé. Nous pensons, Louis Blanc, Schoelcher et moi, que nous finirons, nous aussi, par là. Il n’y aura peut-être de ressource, devant les affreux coups de majorité imminents, qu’une démission en masse de la gauche, motivée. Cela resterait dans le flanc de l’assemblée et la blesserait peut-être à mort. Nous avons réunion de la gauche tous les soirs. Nous faisons, Louis Blanc et moi, d’énormes efforts pour grouper la gauche. Beaucoup d’entente et une forte discipline nous permettront peut-être de lutter. Mais obtiendrons-nous cette entente ? Pas un journal pour nous. Nous sommes en l’air. Aucun point d’appui. le rappel publié ici rendrait d’immenses services. Un de vous devrait venir. Pour juger cette situation, il faut la voir. De loin, vous ne vous en doutez pas. Que je suis loin de ces charmants jours de votre hospitalité ! J’avais des bombes au-dessus de la tête, mais j’étais près de votre cœur. Toutes nos mains pressent la vôtre. Mettez mes plus tendres respects et ma reconnaissance sans bornes aux pieds de Madame Meurice. Mon adresse est : 37, rue de la course.

19 février. J’ajoute quelques lignes en hâte. Vous savez que le peuple de Bordeaux m’a fait le lendemain de mon arrivée une ovation magnifique. Cinquante mille hommes dans la grande-place ont crié : vive Victor Hugo. le lendemain, l’assemblée a fait garder militairement la grande-place par de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie. Comme j’avais crié : vive la république, et que le peuple avait multiplié ce cri par cinquante mille bouches, l’assemblée a tremblé. Elle s’est déclarée insultée et menacée. Cependant je n’ai pas soulevé d’incident. Je me réserve pour le jour décisif. C’est l’avis de la réunion de la gauche, où siègent Louis Blanc, Schoelcher, Joigneaux, Martin-Bernard, Langlois, Lockroy, Gent, Brisson, etc., et qui m’a nommé son président. Cette réunion se tient tous les soirs rue Lafaurie-Monbadon, 77. Hier, on a agité des questions très graves : le futur traité Thiers-Bismarck, l’intolérance inouïe de l’assemblée, le cas probable d’une démission en masse. On croit l’assemblée capable de ne vouloir entendre aucun orateur de la gauche sur le traité de paix. Il va sans dire que je remplirai là les suprêmes devoirs. Ce matin, le président du cercle national de Bordeaux est venu mettre ses salons à ma disposition. La sympathie de la ville pour moi est énorme. Je suis populaire dans la rue et impopulaire dans l’assemblée. C’est bon. Et je vous serre dans mes bras.

au même. 1 er mars, 9 heures du soir. Je viens de parler. Je vous écris. J’entends crier dans la rue un journal du soir la tribune . Je l’envoie acheter. Il y a un compte rendu sommaire de la séance. J’y coupe ceci : M Victor Hugo déclare dans une magnifique improvisation qu’à ses yeux la paix même telle qu’on la présentait n’était pas honteuse pour la France, mais qu’elle était infâme pour la Prusse qui, en abusant ainsi d’une victoire obtenue par les plus vils moyens, se déshonorait aux yeux du monde et de l’histoire. Je vous envoie ces lignes. Elles ne résument pas du tout mon discours. Lisez-le au moniteur . Je crois que vous jugerez utile de le reproduire ainsi que celui de Louis Blanc. Vous serez frappé de la différence d’accueil que nous fait la droite. Elle me hait, mais je l’ai fermement matée. En somme, très grand effet sur l’assemblée, qui sera, je crois, plus grand sur la France.

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