SCÈNE PREMIÈRE.

JOB, seul.

Que m’a dit l’empereur ? et qu’ai-je répondu ?

Je n’ai pas compris. – Non. – J’aurai mal entendu.

Depuis hier en moi je ne sens qu’ombre et doute ;

Je marche en chancelant, comme au hasard ; ma route

S’efface sur mes pas ; je vais, triste vieillard ;

Et les objets réels, perdus sous un brouillard,

Devant mon œil troublé, qui dans l’ombre en vain plonge,

Tremblent derrière un voile ainsi que dans un songe.

Rêvant.

Le démon joue avec l’esprit des malheureux.

Oui, c’est sans doute un rêve. – Oui, mais il est affreux !

Hélas ! dans notre cœur, percé de triples glaives,

Lorsque la vertu dort, le crime fait les rêves.

Jeune, on rêve au triomphe, et vieux au châtiment.

Deux songes aux deux bouts du sort. – Le premier ment.

Le second dit-il vrai ?

Moment de silence.

Ce que je sais pour l’heure,

C’est que tout a croulé dans ma haute demeure.

Frédéric Barberousse est maître en ma maison.

Ô douleur ! – C’est égal ! j’ai bien fait, j’ai raison,

J’ai sauvé mon pays, j’ai sauvé le royaume.

Rêvant.

– L’empereur ! – Nous étions l’un pour l’autre un fantôme ;

Et nous nous regardions d’un œil presque ébloui

Comme les deux géants d’un monde évanoui !

Nous restons en effet seuls tous deux sur l’abîme ;

Nous sommes du passé la double et sombre cime ;

Le nouveau siècle a tout submergé ! mais ses flots

N’ont point couvert nos fronts, parce qu’ils sont trop hauts !

S’enfonçant dans sa rêverie.

L’un des deux va tomber. C’est moi. L’ombre me gagne.

Ô grand événement ! chute de ma montagne !

Demain, le Rhin mon père au vieux monde allemand

Contera ce prodige et cet écroulement,

Et comment a fini, rude et fière secousse,

Le grand duel du vieux Job et du vieux Barberousse.

Demain, je n’aurai plus de fils, plus de vassaux.

Adieu la lutte immense adieu les noirs assauts !

Adieu gloire ! Demain, j’entendrai, si j’écoute,

Les passants me railler et rire sur la route,

Et tous verront ce Job, qui, cent ans souverain,

Pied à pied défendit chaque roche du Rhin,

– Job qui, malgré César, malgré Rome, respire, –

Vaincu, rongé vivant par l’aigle de l’empire,

Et colosse gisant dont on peut s’approcher,

Cloué, dernier burgrave, à son dernier rocher !

Il se lève.

Quoi ! c’est le comte Job ! quoi ! c’est moi qui succombe !…

Silence, orgueil ! tais-toi du moins dans cette tombe !

Il promène ses regards autour de lui.

C’est ici, sous ces murs qu’on dirait palpitants,

Qu’en une nuit pareille… – Oh ! voilà bien longtemps,

Et c’est toujours hier ! Horreur

Il retombe sur le banc de pierre, se cache le visage de ses deux mains et pleure.

Sous cette voûte,

Depuis ce jour mon crime a sué goutte à goutte

Cette sueur de sang qu’on nomme le remords.

C’est ici que je parle à l’oreille des morts.

Depuis lors l’insomnie, ô Dieu ! des nuits entières,

M’a mis ses doigts de plomb dans le creux des paupières ;

Ou, si je m’endormais, versant un sang vermeil,

Deux ombres traversaient sans cesse mon sommeil.

Se levant en s’avançant sur le devant de la scène.

Le monde m’a cru grand ; dans l’oubli du tonnerre,

Ces monts ont vu blanchir leur bandit centenaire ;

L’Europe m’admirait debout sur nos sommets ;

Mais, quoi que puisse faire un meurtrier, jamais

Sa conscience en deuil n’est dupe de sa gloire.

Les peuples me croyaient ivre de ma victoire ;

Mais la nuit, – chaque nuit et pendant soixante ans ! –

Morne, ici je pliais mes genoux pénitents !

Mais ces murs, noir repli de ce burg si célèbre,

Voyaient l’intérieur indigent et funèbre

De ma fausse grandeur, pleine de cendre, hélas !

Les clairons devant moi jetaient de longs éclats ;

J’étais puissant ; j’allais, levant haut ma bannière.

Comte chez l’empereur, lion dans ma tanière ;

Mais, tandis qu’à mes pieds tout n’était que néant,

Mon crime, nain hideux, vivait en moi, géant.

Riait quand on louait ma tête vénérable,

Et, me mordant au cœur, me criait : Misérable !

Levant les mains au ciel.

Donato ! Ginevra ! victimes ! ferez-vous

Grâce à votre bourreau, quand Dieu nous prendra tous ?

Oh ! frapper sa poitrine, à genoux sur la pierre,

Pleurer, se repentir, vivre l’âme en prière,

Cela ne suffit pas. Rien ne m’a pardonné !

Non ! je me sais maudit, et je me sens damné

Il se rassied.

J’avais des descendants et j’avais des ancêtres ;

Mon burg est mort ; mon fils est vieux ; ses fils sont traîtres ;

Mon dernier-né ! je l’ai perdu ! – dernier trésor !

Otbert et Régina, ceux que j’aimais encor,

– Car l’âme aime toujours, parce qu’elle est divine, –

Sont dispersés sans doute au vent de ma ruine.

Je viens de les chercher, tous deux ont disparu.

C’est trop ! mourons !

Il tire un poignard de sa ceinture.

Ici, mon cœur l’a toujours cru,

Quelqu’un m’entend.

Se tournant vers les profondeurs du souterrain.

Eh bien je t’adjure à cette heure.

Pardonne, ô Donato ! grâce avant que je meure !

Job n’est plus. Fosco reste. Oh ! grâce pour Fosco !

UNE VOIX, dans l’ombre faiblement comme un murmure.

Caïn !

JOB, troublé.

On a parlé, je crois ? – Non, c’est l’écho.

Si quelqu’un me parlait, ce serait de la tombe.

Car le moyen d’entrer dans cette catacombe,

Ce corridor secret, ou jamais jour n’a lui,

Aucun vivant, hors moi, ne le sait aujourd’hui ;

Ceux qui l’ont su, depuis plus de soixante années,

Sont morts.

Il fait un pas vers le fond du théâtre.

Mes mains vers toi sont jointes et tournées,

Martyr ! grâce à Fosco !

LA VOIX.

Caïn !

JOB, se redressant debout épouvanté.

C’est étonnant !

On a parlé, c’est sûr ! Eh bien donc, maintenant,

Ombre, qui que tu sois, fantôme ! je t’implore !

Frappe ! Je veux mourir plutôt qu’entendre encore

L’écho, l’horrible écho de ce noir souterrain,

Lorsque je dis Fosco, me répondre…

LA VOIX.

Caïn !

S’affaiblissant comme si elle se perdait dans les profondeurs.

Caïn ! Caïn !

JOB.

Grand Dieu ! grand Dieu ! mon genou plie.

Je rêve… – La douleur, se changeant en folie,

Finit par enivrer comme un vin de l’enfer.

Oh ! du remords en moi j’entends le rire amer.

Oui, c’est un songe affreux qui me suit et m’accable,

Et devient plus difforme en ce lieu redoutable.

Ô sombre voix qui sort du tombeau, me voici.

À quelle question dois-je répondre ici ?

Quelle explication veux-tu ? Sans m’y soustraire,

Parle, je répondrai !

Une femme voilée, vêtue de noir, une lampe à la main, apparaît au fond du théâtre. Elle sort de derrière le pilier de gauche.

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