XIV Chanson

À quoi ce proscrit pense-t-il ?

À son champ d’orge ou de laitue,

À sa charrue, à son outil,

À la grande France abattue.

Hélas ! le souvenir le tue.

Pendant qu’on rente les Dupin

Le pauvre exilé souffre et prie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

L’ouvrier rêve l’atelier,

Et le laboureur sa chaumière,
Les pots de fleurs sur l’escalier,

Le feu brillant, la vitre claire,

Au fond le lit de la grand’mère.

Quatre gros glands de vieux crépin

En faisaient la coquetterie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

En mai volait la mouche à miel ;

On voyait courir dans les seigles

Les moineaux, partageux du ciel ;

Ils pillaient nos champs, ces espiègles,

Tout comme s’ils étaient des aigles.

Un château du temps de Pépin

Croulait près de la métairie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

Avec sa lime ou son maillet

On soutenait enfants et femme ;

De l’aube au soir on travaillait

Et le travail égayait l’âme.

Ô saint travail ! lumière et flamme !

De Watt, de Jacquart, de Papin,

La jeunesse ainsi fut nourrie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

Les jours de fête, l’ouvrier

Laissait les soucis en fourrière ;
Chantant les chants de février,

Blouse au vent, casquette en arrière,

On s’en allait à la barrière.

On mangeait un douteux lapin

Et l’on buvait à la Hongrie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —
Les dimanches le paysan

Appelait Jeanne ou Jacqueline,

Et disait : — Femme, viens-nous-en,

Mets ta coiffe de mousseline !

Et l’on dansait sur la colline.

Le sabot et non l’escarpin

Foulait gaîment l’herbe fleurie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

Les exilés s’en vont pensifs.

Leur âme, hélas ! n’est plus entière.

Ils regardent l’ombre des ifs

Sur les fosses du cimetière ;

L’un songe à l’Allemagne altière,

L’autre au beau pays transalpin,

L’autre à sa Pologne chérie.

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

Un proscrit, lassé de souffrir,

Mourait ; calme, il fermait son livre ;

Et je lui dis : « Pourquoi mourir ? »

Il me répondit : « Pourquoi vivre ? »

Puis il reprit : « Je me délivre.

Adieu ! je meurs. Néron-Scapin

Met aux fers la France flétrie… »

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

« … Je meurs de ne plus voir les champs

Où je regardais l’aube naître,

De ne plus entendre les chants

Que j’entendais de ma fenêtre.

Mon âme est où je ne puis être.

Sous quatre planches de sapin,

Enterrez-moi dans la prairie. »

— On ne peut pas vivre sans pain ;

On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. —

Jersey, 13 avril 1853.

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