III

*

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,

C’est le cœur d’un homme ! – parfois,

Comme une perle au fond des ondes,

Dieu cache une âme au fond des bois.

Dieu cache un homme sous les chênes ;

Et le sacre en d’austères lieux

Avec le silence des plaines,

L’ombre des monts, l’azur des cieux !

Ô ma fille ! avec son mystère

Le soir envahit pas à pas

L’esprit d’un prêtre involontaire,

Près de ce feu qui luit là-bas !

Cet homme, dans quelque ruine,

Avec la ronce et le lézard,

Vit sous la brume et la bruine,

Fruit tombé de l’arbre hasard !

Il est devenu presque fauve ;

Son bâton est son seul appui.

En le voyant, l’homme se sauve ;

La bête seule vient à lui.

Il est l’être crépusculaire.

On a peur de l’apercevoir ;

Pâtre tant que le jour l’éclaire,

Fantôme dès que vient le soir.

La faneuse dans la clairière

Le voit quand il fait, par moment,

Comme une ombre hors de sa bière,

Un pas hors de l’isolement.

Son vêtement dans ces décombres,

C’est un sac de cendre et de deuil,

Linceul troué par les clous sombres

De la misère, ce cercueil.

Le pommier lui jette ses pommes ;

Il vit dans l’ombre enseveli ;

C’est un pauvre homme loin des hommes,

C’est un habitant de l’oubli ;

C’est un indigent sous la bure,

Un vieux front de la pauvreté,

Un haillon dans une masure,

Un esprit dans l’immensité !

*

Dans la nature transparente,

C’est l’œil des regards ingénus,

Un penseur à l’âme ignorante,

Un grave marcheur aux pieds nus !

Oui, c’est un cœur, une prunelle,

C’est un souffrant, c’est un songeur,

Sur qui la lueur éternelle

Fait trembler sa vague rougeur.

Il est là, l’âme aux cieux ravie,

Et, près d’un branchage enflammé,

Pense, lui-même par la vie

Tison à demi consumé.

Il est calme en cette ombre épaisse ;

Il aura bien toujours un peu

D’herbe pour que son bétail paisse,

De bois pour attiser son feu.

Nos luttes, nos chocs, nos désastres,

Il les ignore ; il ne veut rien

Que, la nuit, le regard des astres,

Le jour, le regard de son chien.

Son troupeau gît sur l’herbe unie ;

Il est là, lui, pasteur, ami,

Seul éveillé, comme un génie

À côté d’un peuple endormi.

Ses brebis, d’un rien remuées,

Ouvrant l’œil près du feu qui luit,

Aperçoivent sous les nuées

Sa forme droite dans la nuit ;

Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,

Dorment dans les bois hasardeux

Sous ce grand spectre Providence

Qu’ils sentent debout auprès d’eux.

*

Le pâtre songe, solitaire,

Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;

Il ne connaît rien de la terre

Que ce que broute la brebis.

Pourtant, il sait que l’homme souffre ;

Mais il sonde l’éther profond.

Toute solitude est un gouffre,

Toute solitude est un mont.

Dès qu’il est debout sur ce faîte,

Le ciel reprend cet étranger ;

La Judée avait le prophète,

La Chaldée avait le berger.

Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre ;

Et, plus tard, sous le feu divin,

Du prophète naquit l’apôtre,

Du pâtre naquit le devin.

La foule raillait leur démence ;

Et l’homme dut, aux jours passés,

À ces ignorants la science,

La sagesse à ces insensés.

La nuit voyait, témoin austère,

Se rencontrer sur les hauteurs,

Face à face dans le mystère,

Les prophètes et les pasteurs.

– Où marchez-vous, tremblants prophètes ?

– Où courez-vous, pâtres troublés ?

Ainsi parlaient ces sombres têtes,

Et l’ombre leur criait : Allez !

Aujourd’hui, l’on ne sait plus même

Qui monta le plus de degrés

Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés.

Et, quand nos yeux, qui les admirent,

Veulent mesurer leur chemin,

Et savoir quels sont ceux qui mirent

Le plus de jour dans l’œil humain,

Du noir passé perçant les voiles,

Notre esprit flotte sans repos

Entre tous ces compteurs d’étoiles

Et tous ces compteurs de troupeaux.

*

Dans nos temps, où l’aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin,

Le rêve humain s’approche encore

Plus près de l’idéal divin.

L’homme que la brume enveloppe,

Dans le ciel que Jésus ouvrit,

Comme à travers un télescope

Regarde à travers son esprit.

L’âme humaine, après le Calvaire,

A plus d’ampleur et de rayon ;

Le grossissement de ce verre

Grandit encor la vision.

La solitude vénérable

Mène aujourd’hui l’homme sacré

Plus avant dans l’impénétrable,

Plus loin dans le démesuré.

Oui, si dans l’homme, que le nombre

Et le temps trompent tour à tour,

La foule dégorge de l’ombre,

La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.

Ô seuil de l’azur ! l’homme seul,

Vivant qui voit hors de la vie,

Lève d’avance son linceul.

Il parle aux voix que Dieu fit taire,

Mêlant sur son front pastoral

Aux lueurs troubles de la terre

Le serein rayon sépulcral.

Dans le désert, l’esprit qui pense

Subit par degrés sous les cieux

La dilatation immense

De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. Calme, il savoure

Le réel, le vrai, l’élément.

Toute la grandeur qui l’entoure

Le pénètre confusément.

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,

Marche, et, grandissant en raison,

Croît comme l’herbe aux champs, et monte

Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare ;

Il entend le clairon du ciel,

Et l’universelle fanfare

Dans le silence universel.

Avec ses fleurs au pur calice,

Avec sa mer pleine de deuil,

Qui donne un baiser de complice

À l’âpre bouche de l’écueil,

Avec sa plaine, vaste bible,

Son mont noir, son brouillard fuyant,

Regards du visage invisible,

Syllabes du mot flamboyant ;

Avec sa paix, avec son trouble,

Son bois voilé, son rocher nu,

Avec son écho qui redouble

Toutes les voix de l’inconnu,

La solitude éclaire, enflamme,

Attire l’homme aux grands aimants,

Et lentement compose une âme

De tous les éblouissements !

L’homme en son sein palpite et vibre,

Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,

Étrange oiseau d’autant plus libre

Que le mystère le tient mieux.

Il sent croître en lui, d’heure en heure,

L’humble foi, l’amour recueilli,

Et la mémoire antérieure

Qui le remplit d’un vaste oubli.

Il a des soifs inassouvies ;

Dans son passé vertigineux,

Il sent revivre d’autres vies ;

De son âme il compte les nœuds.

Il cherche au fond des sombres dômes

Sous quelles formes il a lui ;

Il entend ses propres fantômes

Qui lui parlent derrière lui.

Il sent que l’humaine aventure

N’est rien qu’une apparition ;

Il se dit : – Chaque créature

Est toute la création.

Il se dit : – Mourir, c’est connaître ;

Nous cherchons l’issue à tâtons.

J’étais, je suis, et je dois être.

L’ombre est une échelle. Montons. –

Il se dit : – Le vrai, c’est le centre.

Le reste est apparence ou bruit.

Cherchons le lion, et non l’antre ;

Allons où l’œil fixe reluit. –

Il sent plus que l’homme en lui naître ;

Il sent, jusque dans ses sommeils,

Lueur à lueur, dans son être,

L’infiltration des soleils.

Ils cessent d’être son problème ;

Un astre est un voile. Il veut mieux ;

Il reçoit de leur rayon même

Le regard qui va plus loin qu’eux.

*

Pendant que, nous, hommes des villes,

Nous croyons prendre un vaste essor

Lorsqu’entre en nos prunelles viles

Le spectre d’une étoile d’or ;

Que, savants dont la vue est basse,

Nous nous ruons et nous brûlons

Dans le premier astre qui passe,

Comme aux lampes les papillons,

Et qu’oubliant le nécessaire,

Nous contentant de l’incomplet,

Croyant éclairés, ô misère !

Ceux qu’éclaire le feu follet,

Prenant pour l’être et pour l’essence

Les fantômes du ciel profond,

Voulant nous faire une science

Avec des formes qui s’en vont,

Ne comprenant, pour nous distraire

De la terre, où l’homme est damné,

Qu’un autre monde, sombre frère

De notre globe infortuné,

Comme l’oiseau né dans la cage,

Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,

Ne sait pas trouver le bocage,

Et va d’un toit à l’autre toit ;

Chercheurs que le néant captive,

Qui, dans l’ombre, avons en passant

La curiosité chétive

Du ciron pour le ver luisant,

Poussière admirant la poussière,

Nous poursuivons obstinément,

Grains de cendre, un grain de lumière

En fuite dans le firmament !

Pendant que notre âme humble et lasse

S’arrête au seuil du ciel béni,

Et va becqueter dans l’espace

Une miette de l’infini,

Lui, ce berger, ce passant frêle,

Ce pauvre gardeur de bétail

Que la cathédrale éternelle

Abrite sous son noir portail,

Cet homme qui ne sait pas lire,

Cet hôte des arbres mouvants,

Qui ne connaît pas d’autre lyre

Que les grands bois et les grands vents,

Lui, dont l’âme semble étouffée,

Il s’envole, et, touchant le but,

Boit avec la coupe d’Orphée

À la source où Moïse but !

Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,

Cet ignorant, cet indigent,

Sans docteur, sans maître, sans guide,

Fouillant, scrutant, interrogeant

De sa roche où la paix séjourne,

Les cieux noirs, les bleus horizons,

Double ornière où sans cesse tourne

La roue énorme des saisons ;

Seul, quand mai vide sa corbeille,

Quand octobre emplit son panier ;

Seul, quand l’hiver à notre oreille

Vient siffler, gronder, et nier ;

Quand sur notre terre, où se joue

Le blanc flocon flottant sans bruit,

La mort, spectre vierge, secoue,

Ses ailes pâles dans la nuit ;

Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,

Nous jetant la neige en rêvant,

Ce sombre cygne des ténèbres

Laisse tomber sa plume au vent ;

Quand la mer tourmente la barque ;

Quand la plaine est là, ressemblant

À la morte dont un drap marque

L’obscur profil sinistre et blanc ;

Seul sur cet âpre monticule,

À l’heure où, sous le ciel dormant,

Les méduses du crépuscule

Montrent leur face vaguement ;

Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,

Quand la terre et l’immensité

Se referment comme deux lèvres

Après que le psaume est chanté ;

Seul, quand renaît le jour sonore,

À l’heure où sur le mont lointain

Flamboie et frissonne l’aurore,

Crête rouge du coq matin ;

Seul, toujours seul, l’été, l’automne ;

Front sans remords et sans effroi

À qui le nuage qui tonne

Dit tout bas : Ce n’est pas pour toi !

Oubliant dans ces grandes choses

Les trous de ses pauvres habits,

Comparant la douceur des roses

À la douceur de la brebis,

Sondant l’être, la loi fatale ;

L’amour, la mort, la fleur, le fruit ;

Voyant l’auréole idéale

Sortir de toute cette nuit,

Il sent, faisant passer le monde

Par sa pensée à chaque instant,

Dans cette obscurité profonde

Son œil devenir éclatant ;

Et, dépassant la créature,

Montant toujours, toujours accru,

Il regarde tant la nature,

Que la nature a disparu !

Car, des effets allant aux causes,

L’œil perce et franchit le miroir,

Enfant ; et contempler les choses,

C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite

Devant l’esprit aux yeux de lynx ;

Voir, c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphynx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,

La feuille morte émue au vent,

Le pré, la source où l’oiseau trempe

Son petit pied rose en buvant ;

Ni l’araignée, hydre étoilée,

Au centre du mal se tenant,

Ni l’abeille, lumière ailée,

Ni la fleur, parfum rayonnant ;

Ni l’arbre où sur l’écorce dure

L’amant grave un chiffre d’un jour,

Que les ans font croître à mesure

Qu’ils font décroître son amour.

Il ne voit plus la vigne mûre,

La ville, large toit fumant,

Ni la campagne, ce murmure,

Ni la mer, ce rugissement ;

Ni l’aube dorant les prairies,

Ni le couchant aux longs rayons,

Ni tous ces tas de pierreries

Qu’on nomme constellations,

Que l’éther de son ombre couvre,

Et qu’entrevoit notre œil terni

Quand la nuit curieuse entr’ouvre

Le sombre écrin de l’infini ;

Il ne voit plus Saturne pâle,

Mars écarlate, Arcturus bleu,

Sirius, couronne d’opale,

Aldebaran, turban de feu ;

Ni les mondes, esquifs sans voiles,

Ni, dans le grand ciel sans milieu,

Toute cette cendre d’étoiles ;

Il voit l’astre unique ; il voit Dieu !

*

Il le regarde, il le contemple ;

Vision que rien n’interrompt !

Il devient tombe, il devient temple,

Le mystère flambe à son front.

Œil serein dans l’ombre ondoyante,

Il a conquis, il a compris,

Il aime ; il est l’âme voyante

Parmi nos ténébreux esprits.

Il marche, heureux et plein d’aurore,

De plain-pied avec l’élément ;

Il croit, il accepte. Il ignore

Le doute, notre escarpement ;

Le doute, qu’entourent les vides,

Bord que nul ne peut enjamber,

Où nous nous arrêtons stupides,

Disant : Avancer, c’est tomber !

Le doute, roche où nos pensées

Errent loin du pré qui fleurit,

Où vont et viennent, dispersées,

Toutes ces chèvres de l’esprit !

Quand Hobbes dit : « Quelle est la base ? »

Quand Locke dit : « Quelle est la loi ? »

Que font à sa splendide extase

Ces dialogues de l’effroi ?

Qu’importe à cet anachorète

De la caverne Vérité,

L’homme qui dans l’homme s’arrête,

La nuit qui croit à sa clarté ?

Que lui fait la philosophie,

Calcul, algèbre, orgueil puni,

Que sur les cimes pétrifie

L’effarement de l’infini !

Lueurs que couvre la fumée !

Sciences disant : Que sait-on ?

Qui, de l’aveugle Ptolémée,

Montent au myope Newton !

Que lui font les choses bornées,

Grands, petits, couronnes, carcans ?

L’ombre qui sort des cheminées

Vaut l’ombre qui sort des volcans.

Que lui font la larve et la cendre,

Et, dans les tourbillons mouvants,

Toutes les formes que peut prendre

L’obscur nuage des vivants ?

Que lui fait l’assurance triste

Des créatures dans leurs nuits ?

La terre s’écriant : J’existe !

Le soleil répliquant : Je suis !

Quand le spectre, dans le mystère,

S’affirme à l’apparition,

Qu’importe à cet œil solitaire

Qui s’éblouit du seul rayon ?

Que lui fait l’astre, autel et prêtre

De sa propre religion,

Qui dit : Rien hors de moi ! – quand l’être

Se nomme Gouffre et Légion !

Que lui font, sur son sacré faîte,

Les démentis audacieux

Que donne aux soleils la comète,

Cette hérésiarque des cieux ?

Que lui fait le temps, cette brume ?

L’espace, cette illusion ?

Que lui fait l’éternelle écume

De l’océan Création ?

Il boit, hors de l’inabordable,

Du surhumain, du sidéral,

Les délices du formidable,

L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,

S’engloutit dans le gouffre bleu ;

Il fait ce sublime naufrage ;

Et, murmurant sans cesse : – Dieu, –

Parmi les feuillages farouches,

Il songe, l’âme et l’œil là-haut,

À l’imbécillité des bouches

Qui prononcent un autre mot !

*

Il le voit, ce soleil unique,

Fécondant, travaillant, créant,

Par le rayon qu’il communique

Égalant l’atome au géant,

Semant de feux, de souffles, d’ondes,

Les tourbillons d’obscurité,

Emplissant d’étincelles mondes

L’épouvantable immensité ;

Remuant, dans l’ombre et les brumes,

De sombres forces dans les cieux

Qui font comme des bruits d’enclumes

Sous des marteaux mystérieux,

Doux pour le nid du rouge-gorge,

Terrible aux satans qu’il détruit ;

Et, comme aux lueurs d’une forge,

Un mur s’éclaire dans la nuit,

On distingue en l’ombre où nous sommes,

On reconnaît dans ce bas lieu,

À sa clarté parmi les hommes,

L’âme qui réverbère Dieu !

Et ce pâtre devient auguste ;

Jusqu’à l’auréole monté,

Étant le sage, il est le juste ;

Ô ma fille, cette clarté

Sœur du grand flambeau des génies,

Faite de tous les rayons purs

Et de toutes les harmonies

Qui flottent dans tous les azurs,

Plus belle dans une chaumière,

Éclairant hier par demain,

Cette éblouissante lumière,

Cette blancheur du cœur humain

S’appelle en ce monde, où l’honnête

Et le vrai des vents est battu,

Innocence avant la tempête,

Après la tempête vertu !

*

Voilà donc ce que fait la solitude à l’homme ;

Elle lui montre Dieu, le dévoile et le nomme ;

Sacre l’obscurité,

Pénètre de splendeur le pâtre qui s’y plonge,

Et, dans les profondeurs de son immense songe.

T’allume, ô vérité !

Elle emplit l’ignorant de la science énorme ;

Ce que le cèdre voit, ce que devine l’orme,

Ce que le chêne sent,

Dieu, l’être, l’infini, l’éternité, l’abîme,

Dans l’ombre elle le mêle à la candeur sublime

D’un pâtre frémissant.

L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait une étoile.

Et ce pâtre devient, sous son haillon de toile,

Un mage ; et, par moments,

Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres, noirs pilastres,

Apparaît couronné d’une tiare d’astres,

Vêtu de flamboiements !

Il ne se doute pas de cette grandeur sombre :

Assis près de son feu que la broussaille encombre,

Devant l’être béant,

Humble, il pense ; et, chétif, sans orgueil, sans envie,

Il se courbe, et sent mieux, près du gouffre de vie,

Son gouffre de néant.

Quand il sort de son rêve, il revoit la nature.

Il parle à la nuée, errant à l’aventure,

Dans l’azur émigrant ;

Il dit : « Que ton encens est chaste, ô clématite ! »

Il dit au doux oiseau : « Que ton aile est petite,

« Mais que ton vol est grand ! »

Le soir, quand il voit l’homme aller vers les villages,

Glaneuses, bûcherons qui traînent des feuillages,

Et les pauvres chevaux

Que le laboureur bat et fouette avec colère,

Sans songer que le vent va le rendre à son frère

Le marin sur les flots ;

Quand il voit les forçats passer, portant leur charge,

Les soldats, les pêcheurs pris par la nuit, au large,

Et hâtant leur retour,

Il leur envoie à tous, du haut du mont nocturne,

La bénédiction qu’il a puisée à l’urne

De l’insondable amour !

Et, tandis qu’il est là, vivant sur sa colline,

Content, se prosternant dans tout ce qui s’incline,

Doux rêveur bienfaisant,

Emplissant le vallon, le champ, le toit de mousse,

Et l’herbe et le rocher de la majesté douce

De son cœur innocent,

S’il passe par hasard, près de sa paix féconde,

Un de ces grands esprits en butte aux flots du monde

Révolté devant eux,

Qui craignent à la fois, sur ces vagues funèbres,

La terre de granit et le ciel de ténèbres,

L’homme ingrat, Dieu douteux ;

Peut-être, à son insu, que ce pasteur paisible,

Et dont l’obscurité rend la lueur visible,

Homme heureux sans effort,

Entrevu par cette âme en proie au choc de l’onde,

Va lui jeter soudain quelque clarté profonde

Qui lui montre le port !

Ainsi ce feu peut-être, aux flancs du rocher sombre,

Là-bas est aperçu par quelque nef qui sombre

Entre le ciel et l’eau ;

Humble, il la guide au loin de son reflet rougeâtre,

Et du même rayon dont il réchauffe un pâtre,

Il sauve un grand vaisseau !

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