XXXV Le Danube en colère

Admonet, et magna testatur voce per umbras.

Virgile.

Belgrade et Semlin sont en guerre.

Dans son lit, paisible naguère,

Le vieillard Danube leur père

S’éveille au bruit de leur canon.

Il doute s’il rêve, il trésaille,

Puis entend gronder la bataille,

Et frappe dans ses mains d’écaille,

Et les appelle par leur nom.

« Allons ! la turque et la chrétienne !

Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?

On ne peut, le ciel me soutienne !

Dormir un siècle, sans que vienne

Vous éveiller d’un bruit jaloux

Belgrade ou Semlin en courroux !

« Hiver, été, printemps, automne,

Toujours votre canon qui tonne !

Bercé du courant monotone,

Je sommeillais dans mes roseaux ;

Et, comme des louves marines

Jettent l’onde de leurs narines,

Voilà vos longues couleuvrines

Qui soufflent du feu sur mes eaux !

« Ce sont des sorcières oisives

Qui vous mirent, pour rire un jour,

Face à face sur mes deux rives,

Comme au même plat deux convives,

Comme au front de la même tour

Une aire d’aigle, un nid d’autour.

« Quoi ! ne pouvez vous vivre ensemble,

Mes filles ? Faut-il que je tremble

Du destin qui ne vous rassemble

Que pour vous haïr de plus près,

Quand vous pourriez, sœurs pacifiques,

Mirer dans mes eaux magnifiques,

Semlin, tes noirs clochers gothiques,

Belgrade, tes blancs minarets ?

« Mon flot, qui dans l’océan tombe,

Vous sépare en vain, large et clair ;

Du haut du château qui surplombe

Vous vous unissez, et la bombe,

Entre vous courbant son éclair,

Vous trace un pont de feu dans l’air.

« Trêve ! taisez-vous, les deux villes !

Je m’ennuie aux guerres civiles.

Nous sommes vieux, soyons tranquilles.

Dormons à l’ombre des bouleaux.

Trêve à ces débats de familles !

Hé ! sans le bruit de vos bastilles,

N’ai-je donc point assez, mes filles,

De l’assourdissement des flots ?

« Une croix, un croissant fragile,

Changent en enfer ce beau lieu.

Vous échangez la bombe agile

Pour le koran et l’évangile ?

C’est perdre le bruit et le feu :

Je le sais, moi qui fus un dieu !

« Vos dieux m’ont chassé de leur sphère

Et dégradé, c’est leur affaire !

L’ombre est le bien que je préfère,

Pourvu qu’ils gardent leurs palais,

Et ne viennent pas sur mes plages

Déraciner mes verts feuillages,

Et m’écraser mes coquillages

Sous leurs bombes et leurs boulets !

« De leurs abominables cultes

Ces inventions sont le fruit.

De mon temps point de ces tumultes.

Si la pierre des catapultes

Battait les cités jour et nuit,

C’était sans fumée et sans bruit.

« Voyez Ulm, votre sœur jumelle :

Tenez-vous en repos comme elle.

Que le fil des rois se démêle,

Tournez vos fuseaux, et riez.

Voyez Bude, votre voisine ;

Voyez Dristra la sarrasine !

Que dirait l’Etna, si Messine

Faisait tout ce bruit à ses pieds ?

« Semlin est la plus querelleuse :

Elle a toujours les premiers torts.

Croyez-vous que mon eau houleuse,

Suivant sa pente rocailleuse,

N’ait rien à faire entre ses bords

Qu’à porter à l’Euxin vos morts ?

« Vos mortiers ont tant de fumée

Qu’il fait nuit dans ma grotte aimée,

D’éclats d’obus toujours semée !

Du jour j’ai perdu le tableau ;

Le soir, la vapeur de leur bouche

Me couvre d’une ombre farouche,

Quand je cherche à voir de ma couche

Les étoiles à travers l’eau.

« Sœurs, à vous cribler de blessures

Espérez-vous un grand renom ?

Vos palais deviendront masures.

Ah ! qu’en vos noires embrasures

La guerre se taise, ou sinon

J’éteindrai, moi, votre canon.

« Car je suis le Danube immense.

Malheur à vous, si je commence !

Je vous souffre ici par clémence.

Si je voulais, de leur prison,

Mes flots lâchés dans les campagnes,

Emportant vous et vos compagnes,

Comme une chaîne de montagnes

Se lèveraient à l’horizon ! »

Certe, on peut parler de la sorte

Quand c’est au canon qu’on répond,

Quand des rois on baigne la porte,

Lorsqu’on est Danube, et qu’on porte,

Comme l’Euxin et l’Hellespont,

De grands vaisseaux au triple pont ;

Lorsqu’on ronge cent ponts de pierres,

Qu’on traverse les huit Bavières,

Qu’on reçoit soixante rivières

Et qu’on les dévore en fuyant ;

Qu’on a, comme une mer, sa houle ;

Quand sur le globe on se déroule

Comme un serpent, et quand on coule

De l’occident à l’orient !

Juin 1828.

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