*
Oh ! les mornes chevaux, comme ils allaient, farouches !
Nul souffle ne sortait de leurs fatales bouches,
Nul regard n’étoilait la noirceur de leurs yeux.
À mesure que, froids, sourds et silencieux,
Ils entraient plus avant dans la grande nuit triste,
L’infini, qui, muet, aux prodiges assiste,
Épaississait la brume au fond de l’horizon ;
Et les arbres, troublés d’un sépulcral frisson,
Tordaient leurs bras souffrants et leurs branches meurtries,
Tandis que cheminaient le long des Tuileries,
Toujours du même pas vertigineux et lent,
Les deux cavaliers noirs et le cavalier blanc.
Devant eux, comme un cap où les flots se déchirent,
L’angle de la terrasse apparut ; ils franchirent
Ce pas sombre, et le bruit cessa sur les pavés,
Et l’ombre fit silence ; ils étaient arrivés.
L’eau du fleuve fuyait, d’obscurité couverte.
*
Ô terreur ! au milieu de la place déserte,
Au lieu de la statue, au point même où leurs yeux
Cherchaient le Bien-Aimé triomphal et joyeux,
Apparaissaient, hideux et debout dans le vide,
Deux poteaux noirs portant un triangle livide ;
Le triangle pendait, nu, dans la profondeur ;
Plus bas on distinguait une vague rondeur,
Espèce de lucarne ouverte sur de l’ombre ;
Deux nuages traçaient au fond des cieux ce nombre :
— Quatrevingt-treize — chiffre on ne sait d’où venu.
C’était on ne sait quel échafaud inconnu.
Lugubre, il se dressait ; derrière sa charpente
De quelque étrange abîme on devinait la pente ;
Les arbres regardaient l’horrible vision ;
L’ouragan retenait sa respiration
Devant la silhouette informe et ténébreuse ;
Et tout semblait hagard ; tant la machine affreuse,
Rouge comme un carnage et noire comme un deuil,
Debout entre l’énigme et l’homme, sur un seuil
Qui peut-être est le ciel, peut-être la géhenne,
Contenait de néant, d’épouvante et de haine !
Sous le blême triangle une échelle tremblait.
L’échafaud, immobile et monstrueux, semblait
Communiquer avec la tombe universelle.
Une pourpre, semblable à celle qui ruisselle
Et qui fume le long du mur des abattoirs,
Filtrait de telle sorte entre les pavés noirs
Qu’elle écrivait ce mot mystérieux : Justice.
On devinait que l’âpre et farouche bâtisse,
Calme, définitive, inexprimable à voir,
Avait été construite avec du désespoir,
Et sortait des douleurs, des pleurs et des décombres ;
Et que les deux poteaux, dans les carrefours sombres
Où l’homme marche triste, aveuglément conduit,
Avaient jadis marqué les routes de la nuit ;
On pouvait, dans la brume où l’infini commence,
Lire sur l’un : Pouvoir, et sur l’autre : Démence ;
Le cercle, qui s’ouvrait sous le lourd coutelas,
Rappelait le carcan — et la couronne, hélas !
On sentait, à travers la vague horreur des rêves,
Que ce triangle était forgé de tous les glaives,
Du fer d’Achab ainsi que du fer d’Attila ;
Toute l’immensité de la mort était là,
Montant dans la nuée et jusqu’aux cieux terribles.
À peine palpitaient les choses invisibles ;
Pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Parfois,
Et ceci redoublait la terreur des trois rois,
Entre les deux sanglants et tragiques pilastres,
La brume s’écartait et l’on voyait les astres.
Car, ô nuit ! on sentait que Dieu, le grand voilé,
À cette chose étrange et triste était mêlé ;
L’éternité pesait dans ce lieu tout entière ;
Cette place fatale en semblait la frontière.
*
Les rois lisaient le mot écrit sur le pavé.
L’œil qui dans ce moment suprême eût observé
Ces figures, de glace et de calme vêtues,
Eût vu distinctement pâlir les trois statues.
Ils se taisaient ; et tout se taisait autour d’eux ;
Si la mort eût tourné son sablier hideux,
On en eût entendu glisser le grain de sable.
Une tête passa dans l’ombre formidable.
Cette tête était blême ; il en tombait du sang.
Et les trois cavaliers frémirent ; et, froissant
Vaguement le pommeau de sa lugubre épée,
L’aïeul de bronze dit à la tête coupée
(Dialogue funèbre et du gouffre écouté) :
— Oh ! l’expiation, dans ce lieu redouté,
Règne sans doute avec quelque ange pour ministre ?
Quel est ton crime, ô toi qui vas, tête sinistre,
Plus pâle que le Christ sur son noir crucifix ?
— Je suis le petit-fils de votre petit-fils.
— Et d’où viens-tu ?
— Et d’où viens-tu ? ― Du trône. Ô rois, l’ombre est terrible !
— Spectre, quelle est là-bas cette machine horrible ?
— C’est la fin, dit la tête au regard sombre et doux.
— Et qui donc l’a construite ?
— Et qui donc l’a construite ? ― Ô mes pères, c’est vous.
25 décembre 1857. Christmas.
*
Soit. Mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine
N’est pas le dénouement, et l’aurore est certaine ;
C’est au bonheur que doit, quoi qu’on fasse, aboutir
L’effort humain, ce sombre et souriant martyr ;
La vie aux yeux sereins sort toujours de la tombe ;
Tout déluge a pour fin le vol d’une colombe ;
Jamais l’espoir sacré n’a dit : Je me trompais.
Oh ! ne vous lassez point, penseurs ; versez la paix,
Versez la foi, versez l’idée et la prière,
Et sur ces flots de nuit des torrents de lumière !
Gloire à Dieu ! nul progrès ne se fait à demi.
Le malheur du méchant, le deuil de l’ennemi,
Non, ce n’est pas le but, sous ce ciel qui déborde
De bonté, de pardon, d’extase et de concorde.
Vivants, toutes les fois que ce globe de fer
Ébauche un peu d’éden, ruine un peu d’enfer,
Et qu’un écueil s’écroule, et qu’un phare flamboie,
Et que les nations font des pas vers la joie
En luttant, en cherchant, en priant, en aimant,
Le ciel rayonne et semble un grand consentement.
Les mains se chercheront de loin ; tous les contraires,
Désarmés, attendris, calmés, deviendront frères ;
Nous verrons se confondre en douces unions
Ce que nous acceptons et ce que nous nions ;
Les parfums sortiront à travers les écorces ;
L’idée éclairera l’aveuglement des forces ;
L’antique antagonisme entre l’âme et le corps
Sera comme une lyre aux célestes accords ;
Le souffle baisera l’argile, et la matière
Plongera dans l’esprit sa farouche frontière ;
La charrue aidera l’hymne, et les travailleurs
Auront aux mains la gerbe et sur le front des fleurs ;
Car pour le verbe saint nulle voix n’est muette !
La pioche du mineur, la strophe du poëte,
Creusent la même énigme et cherchent le même or.
Qu’importent les chemins où l’homme marche encor
Tantôt mouillé de pluie et tantôt blanc de poudre !
C’est en fraternité que tout doit se dissoudre ;
Et Dieu fera servir le calcul, la raison,
L’étude et la science, à cette guérison.
Peuples, Demain n’est pas un monstre qui nous guette ;
Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette.
Ô peuples ! l’avenir est déjà parmi nous.
Il veut le droit de tous comme le pain pour tous ;
Calme, invincible, au champ de bataille suprême,
Il lutte ; à voir comment il frappe, on sent qu’il aime ;
Regardez-le passer, ce grand soldat masqué !
Il se dévoilera, peuples, au jour marqué ;
En attendant il fait son œuvre ; la pensée
Sort, lumière, à travers sa visière baissée ;
Il lutte pour la femme, il lutte pour l’enfant,
Pour le peuple qu’il sert, pour l’âme qu’il défend,
Pour l’idéal splendide et libre ; et la mêlée,
Sombre, de ses deux yeux de flamme est étoilée.
Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons !
Est fait d’une poignée énorme de rayons.
Il ébauche l’Europe, il achève la France ;
Il chasse devant lui, terrible, l’ignorance,
Les superstitions où les cœurs sont plongés,
Et tout le tourbillon des pâles préjugés.
Oh ! ne le craignez pas, peuples ! son nom immense,
C’est aujourd’hui Combat et c’est demain Clémence.
À qui te cherche, ô Vrai, jamais tu n’échappas.
Une étape après l’autre. Après un pas, un pas.
Dans sa course qui met en feu son auréole,
Le Progrès n’a pas peur d’entrer, lui qui s’envole,
Chez ce monstre divin, la Révolution.
Il lui prend un éclair et lui donne un rayon ;
Car il le peut, ses yeux étant faits de lumière ;
Puis il sort de la haute et grondante tanière ;
Et son attention est toute désormais
Sur ce grand but, plus pur que les plus blancs sommets,
Plus lointain que la nue à l’horizon perdue :
La Paix, clarté visible à travers l’étendue,
L’Harmonie, attirant vers elle l’élément,
L’Amour, prodigieux et chaud rayonnement.
L’aigle de la montagne est rentré dans son aire ;
Il a fait en passant sa visite au tonnerre ;
Maintenant, l’œil fixé sur l’abîme vermeil,
Calme, il rêve au moyen d’atteindre le soleil.
20 avril 1870.