LE LIVRE ÉPIQUE. — LA RÉVOLUTION.

I. Les Statues.

Page 361. Tant sur la terre morne et dans le firmament
L’obscurité versait d’évanouissement !
Tant l’infini roulait une onde épaisse et sombre,
Tant l’espace était plein d’une onde affreuse et sombre,
Le ciel, pour on ne sait quels yeux lourds et
Le ciel, pour on ne sait quels spectateurs funèbres,
Et tant le ciel semblait une caverne d’ombre.
Ouvrait jusqu’au fond l’antre immense des ténèbres.

Page 362.
Héros par l’attitude
Héros par le sourire et géant par la taille…
Page 363. Ce qui reste au héros jadis illustre et fort
Quand la nuit sur son front pose ses ailes noires
Quand le trépas l’étreint de ses deux ailes noires…

De la statue…ouvrant ses yeux fixes devant
L’étendue où la nuit flottait avec le vent
L’espace sépulcral plein de nuit et de vent…

Page 364.
Alors, dans tout Paris, de longs frémissements
Le terre-plein frémit ; de longs mouvements sourds
Troublèrent
Émurent les clochers, les tours, les monuments
Ébranlèrent les toits, les églises, les tours…

Les enseignes tournant
Les enseignes criant
Les enseignes pendant aux crocs de fer des portes,
Les grands
Les vieux ponts
Les palais crénelés comme des villes fortes…

Page 365.
Et, tandis qu’au milieu de ces sombres effrois,
Et, tandis qu’au fronton des tours l’heure étouffait
L’heure n’osait sonner aux cadrans des beffrois,
Sa voix, n’osant sonner au cadran stupéfait…

Page 366.

Au premier pas qu’il fit,
Quand l’homme s’avança, les profondeurs s’émurent.

Et les arches, les quais sous qui les eaux murmurent,
Et les vieux quais rongés par les flots qui murmurent,
Et les voûtes
Et le dessous des ponts où les courants murmurent,
Les noirs caveaux, sentant confusément un roi,
Vaguement éveillés au passage d’un roi,
Les cimetières noirs, sentant venir un roi,
Les parvis où jadis roulaient en grand arroi
Les parvis dominés d’un porche ou d’un beffroi
Sous leurs panaches blancs
Où passaient autrefois les carrosses des sacres…

Les cachots souterrains des Bastilles muettes
Les puits mystérieux des vieilles tours muettes…

Page 368. Il côtoya les tours du palais de Justice
Où vit, le glaive en main, la loi, spectre masqué
D’où tombe sur le peuple un aveugle ananké…
Page 372. La Seine refléta, sinistre, ces trois spectres…
Eux, tous du même pas, et le père
Eux, tous du même pas, et l’aïeul au milieu,
Reconnut Louis treize et chercha Richelieu
Sans jeter un regard aux royales croisées,
Le vieux Louvre entr’ouvrit ses royales croisées.
Livides, s’avançaient,
Eux, muets, s’avançaient vers les Champs-Élysées.

II. Les Cariatides.


Page 375.
Regardez par-dessus ce parapet, tremblez.
Approchez, regardez, méditez, et tremblez.
Page 376.

Ils regardent passer hier, aujourd’hui, demain,
Penchés sur ce qui meurt, courbés sur ce qui sombre,
Ce qui naît, ce qui meurt, ce qui va, ce qui sombre,
Livides,
Ce qui flotte…

La terreur va montant, grandissant, flamboyant,
Le reflet de l’enfer, sur l’âpre monument,
Le reflet des eaux fait, sous l’âpre entablement,
De profil en profil sur le mur effrayant.
De profil en profil croît jusqu’au
De profil en profil errer un flamboiement.

Ô larves, vision de l’invisible ! Horreur !
Ô larves, vision de l’invisible ! Pleurs !
Ô bouches où l’esprit qui passe, d’horreur plein,
Râles, sourds bâillements, contorsions, fureur !
Rires fous, bâillements, contorsions, douleurs !
Rêve Pantagruel et retrouve Ugolin !

Trous lugubres où flambe une prunelle ardente !
Progression d’angoisse et d’horreur ascendante !


À ce peuple sans nom, sans lumière et sans voix
Sans pitié
Sans espoir…


Page 377.
Au triomphe étoilé des héros et des rois
Au palais sidéral des reines et des rois…
Page 378. Tu fis, dans le brouillard livide qui s’écroule,
Songer le redoutable
Songer l’impénétrable
Ramper le gigantesque anonyme, la foule.

Page 379.
Livres d’hommes ayant le pli des muselières
Lèvres avec l’injure et le cri familières…

Page 383.
Éclat si ténébreux et plein d’un tel délire
Éclat si ténébreux et plein d’un tel martyre…

Depuis cette âpre nuit de deuil et de colère
Depuis la sombre nuit qu’en frissonnant j’éclaire…

Page 385.
Et, tout près de ce Louvre, affreux, sanglants, brisés…
Et, non loin de ces jeux et de ces ris, brisés…

Page 386.
Tantôt Montmorency,
Tantôt Galigaï, tantôt Urbain Grandier…

Page 388.
La guerre se leva farouche, il en fut l’âme,
Il fut le nom vainqueur que la foudre proclame…


Page 390.
Et, broyant sous ses pieds tout un pays proscrit,
L’hypocrisie
L’orthodoxie était comme un tigre qui rit.
Tartuffe encourageait de Sade au nom du Christ !

Page 391.
Roi qui damne l’Europe et qui traîne des claies !
Roi qui tresse la claie et comble la voirie !
Manteau fleurdelysé que flairent les orfraies !
Ô couronne des lys qui, la nuit, se marie
Ô couronne de France,
Au bonnet de béguine où l’église souda
La calotte de fer du vieux Torquemada !

Tout ce règne finit par être de la nuit
Tout le soir de ce règne appartient aux hiboux ;
Dans ce noir crépuscule où l’œil du hibou luit.
Dans ce noir crépuscule ils sortent de leurs trous…

Page 392.
Il versa sur la France éteinte, exténuée
Il répandit sur l’âme humaine exténuée…
Page 393.

Tout au fond, arrêtant dans leur vol vers l’azur
La grâce, la beauté, la jeunesse au front pur,
Et l’épouse vendue et la vierge indignée,
Son lit sombre rayonne en toile d’araignée.

Son lit hideux rayonne en toile d’araignée.
Et cependant la terre est d’aurore baignée…


Page 394.
Exilant, bâillonnant quiconque ose rêver ;
Le plus vil ; exilant quiconque ose penser ;
Débile, et par accès tâchant de relever
Débile, et par accès tâchant de redresser
Tout le passé, croulant et terrible
Quelque horrible pilier de l’antique édifice…

Le chacal
Le renard près du loup
Le lâche près du fort…
Page 396. Tyrans, soyez maudits…Puisse, à travers les cieux,
La nuit vous emporter d’un souffle furieux,
Et vous bouleverser de sa face vivante,
Et, le fouet de l’éclair aux mains, pâle et vivante,
Vous chasser, effarant dans la même
Vous poursuivre, mêlant dans l’immense épouvante…

III. L’Arrivée.


Page 397.
Les spectres firent halte.
Et l’ombre fit silence. Ils étaient arrivés.
L’espace était béant comme une porte ouverte.
L’eau lugubre
L’eau du fleuve coulait, d’obscurité couverte.
Page 398. Et tout semblait hagard ; tant la machine affreuse…
Du grand charnier humain. quelque insondable seuil
Du grand sépulcre humain marquant le pâle seuil
Debout entre la tombe
Debout entre l’énigme et l’homme, sur un seuil
Spectre et réalité, sépulcrale et vivante,
D’un précipice où pend une éternelle chaîne,
Qui peut-être est le ciel, peut-être la géhenne,
Contenait de fureur, de nuit et d’épouvante !
Contenait de néant, d’épouvante et de haine !



Page 375.
Du fer d’Orman
Du fer d’Hérode
Du fer de Pie
Du fer d’Achab ainsi que du fer d’Attila…

Page 400.
Quel est ton crime ? — Ô Rois, dit la tête sinistre,
Quel est ton crime, ô toi qui vas, tête sinistre,
Je suis le petit-fils de votre petit-fils.
Plus pâle que le Christ sur son noir crucifix ?
Tous les règnes, hélas ! sont d’effrayants défis.
Je suis le petit fils de votre petit-fils.

Soit, mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine…

Page 401.

Vivants, toutes les fois que ce globe de fer
Grandit l’éden avec ce qu’il ôte à l’enfer,
Augmente son éden, amoindrit son enfer,
Ébauche un peu d’éden, ruine un peu d’enfer,

Et qu’un chaos
Et qu’un piège se ferme, et qu’un sillon se creuse,
Et qu’un fléau s’éteint, et qu’un bien se déploie,
Et qu’une nuit finit, et qu’une aube flamboie,
Et qu’un écueil s’écroule, et qu’un phare flamboie,
Et que les hommes font des pas vers l’aube heureuse,
Et que les nations font des pas vers la joie…


Page 402.
Peuples, Demain n’est pas un monstre, hydre accroupie,
Peuples, Demain n’est pas un monstre qui nous guette,
Qui, du fond du tombeau du passé
Qui, du fond du tombeau des siècles, nous épie,
Ni la flèche qu’Hier en s’enfuyant nous jette.

Son bouclier est fait d’un soleil de progrès ;
Son bouclier où luit ce grand mot : Essayons !
Il dit à l’amour : Viens ! il crie au jour : Parais !
Est fait d’une poignée énorme de rayons.
Ces quatre vers, formant variante dans cette pièce, se retrouvent dans un manuscrit publié sous le titre : La Guillotine (Toute la Lyre). Ces trois vers, formant variante ici, ont été publiés dans le Prologue de l’Année terrible. Les variantes entre crochets ont été retrouvées sur des brouillons isolés. Pour faciliter la lecture des variantes, nous faisons précéder les vers publiés du nom de chaque interlocuteur.

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