SCÈNE PREMIÈRE.

LISON, GALLUS, puis HAROU.

GALLUS, se penchant à la portière du carrosse.

Oh ! la charmante fille !

LISON, se penchant à la fenêtre de la chaumière.

Oh ! la charmante fille ! Oh ! la belle voiture !

Le carrosse passe et disparaît à droite. La charrette s’arrête. Harou en descend, son fouet à la main. Il dégringole par le sentier qui abrège, court à la chaumière et frappe à la porte d’un coup de sabot. Il a son fouet à la main.

HAROU.

Il est neuf heures.

LISON, par la fenêtre.

Il est neuf heures. Ah ! c’est vous.

HAROU.

Il est neuf heures. Ah ! c’est vous. Oui, ma future.

LISON.

C’est bon.

Elle jette un fichu sur ses épaules nues, et elle ouvre la porte.

Harou entre.

HAROU.

C’est bon. Vous n’êtes pas encor prête ?

LISON.

C’est bon. Vous n’êtes pas encor prête ? Pardi !

HAROU.

Mais monsieur le curé nous attend à midi.

LISON.

Bien.

HAROU.

Bien. L’autel est paré. C’est comme aux grandes fêtes.

LISON.

Bon.

HAROU.

Bon. De cette cabane isolée où vous êtes,
Jusqu’à l’église…

LISON.

Jusqu’à l’église… Eh bien ?

HAROU.

Jusqu’à l’église… Eh bien ? C’est encor loin. Allons,
Vite. Habillez-vous.

LISON.

Vite. Habillez-vous. Oui.

HAROU.

Vite. Habillez-vous. Oui. J’aurai deux violons.

LISON.

Bien.

HAROU.

Bien. Je vais décharger mon fumier, puis je rentre
Vous prendre en ma charrette avec Thibaut, le chantre.

LISON.

Soit.

HAROU.

Soit. Mamz’elle Lison…

LISON.

Soit. Mamz’elle Lison… Dites Lisa.

HAROU.

Soit. Mamz’elle Lison… Dites Lisa. Lisa.
Vous êtes vertueuse, et c’est pour ça.

LISON.

Vous êtes vertueuse, et c’est pour ça. Pour ça,
Que quoi ?

HAROU.

Que quoi ? Que je vous aime et que je vous épouse.

Vous avez du bonheur, hein ? plus d’une est jalouse.

Vous sentez bien que moi qui suis un gros fermier,

Ayant acquêts et baux francs de droit coutumier,

C’est à qui m’aura. Vous, vous êtes sans famille.

Être madame Harou, quel sort pour une fille !

Avoir six cents arpents de blé, trois cents de foin !

Et dire, en regardant tout le pays très loin :

C’est à moi ! Voyez-vous, vous êtes orpheline,

Pas un brin d’herbe n’est à vous sur la colline,

Et vous êtes sans dot comme la fleur des champs.

Cela n’amuse pas les gens qui sont méchants

De voir que je vous prends pour femme. Ça les fâche.

Vous n’étiez qu’une pauvre ouvrière à la tâche,

Seule, et dont les parents sont morts sur des grabats,

Gagnant six sous par jour à ravauder des bas.

Vous allez devenir bourgeoise, et cette chambre

Où vous gelez, pas vrai, dès le mois de novembre,

Vous l’allez changer contre un bon logis, ma foi,

Où vous serez chez vous bien qu’en étant chez moi,

Et d’où vous pourrez voir la mare avec les vignes,

Et des canards si gros qu’on les prend pour des cygnes !

Ah ! les commères font du train ! Moi, bon luron,

Tout ce tas d’oiseaux noirs qui bat de l’aileron,

Parce qu’elles voudraient être ce que vous êtes,

Me fait rire. Piaillez, mesdames les chouettes !

Quand demain, bras dessus dessous, nous passerons,

Cela fera sortir du trou leurs gros yeux ronds.

Ça sera farce. Et vous, vous prendrez un air crâne,

Vous direz : Ma maison, mon champ, mon pré, mon âne.

Et puis du cidre ! et puis du pain, plein le buffet !

Moi, j’ai de l’amitié pour vous. C’est ce qui fait

Que j’épouse. Sur vous, du reste, rien à dire.

Vous n’avez qu’un défaut, c’est que vous savez lire.

Moi pas. Ah ! par exemple, il faudra travailler.

Étant maîtresse, on est servante. S’éveiller

Au chant du coq, couper le seigle ou la fougère,

Être bonne faucheuse et bonne ménagère,

Manier gentiment la fourche à tour de bras,

Laver les murs, laver les lits, laver les draps,

Donner à boire aux gars ayant au dos leurs pioches,

Blanchir l’âtre, écumer le pot, moucher les mioches,

Porter, si le chemin est long et raboteux,

Ses souliers à la main, les pieds s’usant moins qu’eux,

Et vivre ainsi pieds nus et riche, heureuse en somme

D’être une brave femme et d’avoir un brave homme.

Nos bans sont publiés. Je vous ai fait cadeau

D’un parapluie, afin que, s’il tombe trop d’eau,

On ne s’en serve point, parce qu’il est en soie.

Et nous nous marions tantôt. Vive la joie !

Donc, mamz’elle, à midi, l’église. À minuit…

Il fait claquer ses doigts.

Donc, mamz’elle, à midi, l’église. À minuit… — Bien !

Vous êtes un peu maigre. Ah ! cela ne fait rien.

En mangeant du gigot, de la soupe bien chaude,

Du lard, avec le temps vous deviendrez rougeaude.

La viande, voyez-vous, c’est ça qui fait la chair.

Vous étiez mal nourrie. Au fait, tout est si cher !

Le moyen qu’une fille, en mangeant peu, soit belle !

Sans chardon, l’âne geint. Sans pré, le mouton bêle.

Nous serons très heureux. Moi, j’aurai soin des bœufs,

Vous des cochons. Des fois, l’étable, c’est bourbeux,

Dame, on pataugera dans la paille mouillée.

Bah !

LISON, à part.

Bah ! On nous a souvent, le soir, à la veillée,

Dit des contes de fée où l’on voit qu’au printemps

Il arrive parfois aux filles de vingt ans

De trouver au milieu de leur chambre un jeune homme

Portant un astre au front, qui leur dit : Je me nomme

Le prince Azur, je t’offre un palais où tout rit,

Chante et danse, je t’aime, et je suis un esprit.

Considérant maître Harou.

Ce n’est pas ça.

HAROU.

Ce n’est pas ça. Je veux vous donner douze, oui, douze !

Chemises en bon fil.

Chemises en bon fil. Montrant sa manche.

Chemises en bon fil. Pareilles à ma blouse.

LISON, à part.

En toile à torchon !

HAROU.

En toile à torchon ! Moi…

Gallus et Gunich, enveloppés de manteaux, passent au fond du théâtre et s’arrêtent derrière les arbres, en observation.

LISON, regardant Harou et reculant.

En toile à torchon ! Moi… Quelle odeur !

HAROU.

En toile à torchon ! Moi… Quelle odeur ! Moi, fermier,
Je…

LISON.

Je… Que sentez-vous donc ? Pouah !

HAROU.

Je… Que sentez-vous donc ? Pouah ! Rien. C’est le fumier.

Ça ne sent pas mauvais.

Ça ne sent pas mauvais. Il s’approche d’elle galamment.

Ça ne sent pas mauvais. Vous n’êtes pas commode.

J’aime ça. L’autre jour, j’ai, puisque c’est la mode,

Voulu vous embrasser, moi mauvais chenapan,

Mais vous m’avez donné juste en plein museau, pan !

Une pichenette ! Ah ! comme vous m’attrapâtes !

Il rit et cherche à l’embrasser ; elle recule.

LISON, le repoussant.

Ah ! pardon. Vous avez des mains !

HAROU, riant plus fort.

Ah ! pardon. Vous avez des mains ! De bonnes pattes,
Hein ?

Hein ? Il rit et étale ses mains.

Hein ? Ça travaille.

Hein ? Ça travaille. Il les retourne toutes hâlées des deux côtés.

Hein ? Ça travaille. C’est de la bonne noirceur.

Lison se remet à se peigner.

LISON.

Dire que je n’ai pas une mère, une sœur,
Pour m’habiller le jour de ma noce !

HAROU.

Pour m’habiller le jour de ma noce ! L’usage

Est qu’une du pays lace votre corsage.

LISON.

Je ne veux de personne.

HAROU.

Je ne veux de personne. Oui. Vous êtes ainsi.

Quelle sauvage humeur de vous loger ici !

Seule, en cette cabane au bout de la vallée !

LISON.

J’ai ce choix : ici seule ; au village isolée.

Étant pauvre, on n’a pas d’amis, et j’aime mieux

Voir le désert au fond des bois qu’au fond des yeux.

HAROU.

Vous avez un parler trop haut. Ça vient, je gage,

Des livres. Quand on lit, ça gâte le langage.

Mais j’y mettrai bon ordre. Ah ! dans le temps ancien…

LISON, pensive et regardant un livre qui est sur sa table.

En fait de livre ici, je n’ai qu’un paroissien.

À part.

Savoir lire, à quoi bon ? pour lire de la messe !

Fi !

HAROU, faisant claquer son fouet.

Fi ! Je serai le maître, et j’en fais la promesse.

Il rit.

Çà, pour vous épouser il faut que je sois fou,

Moi qui suis riche, et vous qui n’avez pas le sou ;

Mais l’homme est un nigaud que la femme ensorcelle,

Hein, mam’zelle Lison ?

LISON.

Hein, mam’zelle Lison ? Dites mademoiselle

Lisa.

Lisa. À part.

Lisa. Grossier pain bis, va !

HAROU.

Lisa. Grossier pain bis, va ! Convenablement,

Je suis moins que mari, mais je suis plus qu’amant.

Un baiser.

Il s’approche. Elle le repousse vivement.

LISON.

Un baiser. Jamais !

HAROU, éclatant de rire.

Un baiser. Jamais ! Oh ! jamais !

Il regarde à une grosse montre d’argent qu’il a sous sa blouse.

Un baiser. Jamais ! Oh ! jamais ! Çà, je babille.

Il faut vous habiller. Il faut que je m’habille.

LISON, le regardant de côté.

Je crois que pour cravate il a sa corde à puits.

HAROU.

Faire un brin de toilette est nécessaire, et puis,

Vous, pendant ce temps-là, ma-de-moi-selle-Lise,

Avec un clin d’œil.

— Est-ce ça ? — parez-vous. Puis, en route, à l’église,

Gens de la noce ! — Et puis, ce soir,

Avec un geste galant qui l’effarouche.

Gens de la noce ! — Et puis, ce soir, Plus de fichu !

Il fait claquer son fouet. Il escalade le sentier, rejoint la route d’en haut, remonte dans la charrette et s’assoit sur le fumier. Il crie.

Je vais venir vous prendre en ma voiture. — Hu !

LISON, seule.

Elle ôte son fichu, et n’a plus que sa chemise et un jupon.

Elle divise et natte ses cheveux.

C’est là le malaisé. Je suis une rêveuse.

Elle ouvre un tiroir de commode.

Habillons-nous.

Elle prend dans la commode quelques hardes, et s’arrête.

Habillons-nous Ma tête est obscure, et se creuse.

Dire que je n’ai pas encor pris mon parti !

Elle tire de la commode une coiffure de mariée en fleurs d’oranger.

Souvent d’un oui, d’un non, on s’est bien repenti.

Dans une heure il sera trop tard.

Elle déplie une robe de grosse laine neuve, propre et laide.

Dans une heure il sera trop tard. L’ennui me ronge !

Elle met sur un escabeau une paire de gros souliers de femme, neufs.

Pas de destin auquel on ne préfère un songe !

Elle regarde la robe, les souliers et les fleurs d’oranger.

Que faire ?

Que faire ? Elle se remet à natter ses cheveux.

Que faire ? Ce bouvier est honnête. — Et hideux.

Elle les roule en tresse.

Lui, soit.

Lui, soit. Elle les rattache en couronne sur sa tête.

Lui, soit. J’avais pourtant rêvé le ciel à deux !

Elle interrompt sa toilette et médite.

Aimer, comme c’est bon ! s’idolâtrer sans cesse !

Et n’être pas trop pauvre ! Ah ! c’est beau, la richesse !

La vraie ! En plein. Oui, tout ! Pas l’épaisse façon

D’être riche à peu près qu’a ce pauvre garçon.

Sa femme ira pieds nus. Les souliers s’usent, dame !

Moi, je consens très bien aux pieds nus de la femme,

À la condition du tapis de velours.

Et ces poignets ! Ces gens de campagne sont lourds !

Il faut, pour cet hymen de l’âme avec l’étoile

Qu’on nomme Amour, un lit, pas en trop grosse toile,

Un nuage où l’on flotte, on ne sait quel vivant

Char d’aurore emporté par le rêve et le vent,

Et pas plus de travail que l’oiseau sur la branche !

Pensive.

L’œil est d’autant plus doux que la main est plus blanche.

L’amour, dit l’Amadis de monsieur de Tressan,

C’est la vie. Et je hais le parler paysan.

Ouvrière. Orpheline. Oh ! je songe, et Dieu laisse

Entrer dans mon œil trouble un regard de duchesse,

Et j’ai des visions folles, plaire, charmer,

Être libre, être belle, être adorée ! Aimer !

Elle se remet à sa toilette.

Elle prend la coiffure de mariée et regarde les quatre murs de sa chambre.

Je n’ai pas de miroir, tant je suis misérable !

Elle sort de la chaumière, et va au puits de la source.

Si Dieu n’avait pas mis cette eau sous cet érable,
Je n’aurais pas moyen de me coiffer, vraiment.

Elle se mire dans l’eau, tout en ajustant sa coiffure.

La fleur d’oranger. Peuh ! — La rose, c’est charmant.

Elle ôte le bouquet d’oranger, cueille une rose dans le rosier, et la met dans ses cheveux. Elle se mire.

Pauvre, ou ce mariage. Ah ! la ressource est dure.

Elle ôte la rose et la regarde pensive.

Une fleur, ça se fane.

Gallus, derrière elle et sans qu’elle le voie, sort à moitié du massif qui entoure la source, avance le bras, et lui pose un épi de diamants dans les cheveux.

GALLUS, à demi-voix.

Une fleur, ça se fane. Un diamant, ça dure !

Il rentre vivement dans le massif.

LISON, se retournant.

Hein ? on a parlé.

Hein ? on a parlé. Elle regarde.

Hein ? on a parlé. Non. Personne.

Hein ? on a parlé. Non. Personne. Elle se mire dans la source.

Hein ? on a parlé. Non. Personne. Ah ! Dieu, mon Dieu !

Qu’ai-je au front ?

Qu’ai-je au front ? Elle se redresse effarée.

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ?

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ? Elle se mire de nouveau.

Qu’ai-je au front ? Qui m’a mis cela ? Qu’est-ce ? du feu ?
Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher.

Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher. Relevant la tête.

Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher. Je suis bête.
C’est cette eau qui me trompe et qui met sur ma tête
Un reflet de soleil. Ce que c’est que d’avoir
Une source au milieu d’un bois pour tout miroir !

Elle se retourne. Un grand miroir de Venise ovale, encadré de vermeil ciselé, apparaît devant elle dans le massif.

Ciel !

Stupéfaite, elle regarde le miroir. Elle porte la main au bouquet de diamants qu’elle a sur le front.

Ciel ! Ah ! les reines sont de la sorte coiffées !

Elle regarde le miroir.

Est-ce que par hasard il passe un vol de fées
Qui s’est venu poser sur les branches du bois ?

Elle regarde sa coiffure de diamants.

Ai-je peur ? Non. J’ai fait ce rêve bien des fois.
Autour de moi tout tremble et devient ineffable.

Elle approche du miroir. Elle aperçoit un petit être, espèce de nain ou d’enfant, vêtu de satin blanc glacé vert, qui porte le miroir et le lui présente, et qui disparaît presque derrière, tant il est petit et tant le miroir est grand.

Lison, admirant l’enfant.

Qu’il est joli !

Elle le considère sans crainte et comme apprivoisée à l’aventure.

Qu’il est joli ! C’est ça ! le nain ! C’est une fable
Qui m’arrive.

Qui m’arrive. Elle l’admire.

Qui m’arrive. Il est fée. Es-tu fée ? Oui, pour sûr !
Quelle est ta reine ?

LE NAIN.

Quelle est ta reine ? Vous, madame.

LISON, reculant.

Quelle est ta reine ? Vous, madame. C’est obscur,
Mais charmant. Suis-je en vie ? Oh ! l’extase m’accable.
Suis-je morte ?

Pendant qu’elle regarde le nain, le miroir et l’épi de diamants sur sa tête, un collier vient se poser sur sa gorge et sur ses épaules nues. Elle s’écrie.

Suis-je morte ? Un collier tout en perles !

Elle se retourne et voit un nègre. Ce nègre vient de sortir du massif, et c’est lui qui lui a agrafé le collier au cou, sans être aperçu d’elle. Il est vêtu de velours feu. Lison le regarde, pas effarouchée.

Suis-je morte ? Un collier tout en perles ! Le diable !

Je comprends.

On entend une musique sous les arbres et une vague chanson murmurée qui semble chantée au loin par des passants invisibles.

Chanson.

Je comprends. — Les lutins — dans les thyms — les hautbois —

Dans les bois — les roseaux — dans les eaux — ont des voix. —

Donc faisons — des chansons — et dansons. — L’aube achève —

Notre rêve — et l’amour — c’est le jour. —

LISON, pâmée et fascinée.

Notre rêve — et l’amour — c’est le jour. — Je suis Ève !

Une fumée se disperse dans les branches.

Qu’est-ce que cet encens dans l’ombre répandu ?

Je sens comme une odeur de paradis.

GALLUS, paraissant.

Je sens comme une odeur de paradis. Perdu.

Enfin ! je tiens mon rêve !

Gallus, sorti du massif, laisse tomber son manteau. Il apparaît vêtu de brocart d’or de la tête aux pieds, avec son cordon bleu et sa plaque d’ordres. Il a sur la tête un panache couleur feu. Il se dresse devant Lison.

LISON.

Enfin ! je tiens mon rêve ! Un homme fait de flamme !

On aperçoit dans les arbres Gunich au guet, caché par l’ombre du bois.

GALLUS, immobile, l’œil fixé sur Lison. À part.

D’abord disons-lui tu. Le bonheur de la femme

Est d’être tutoyée, et son autre bonheur
Est, quand on lui dit tu, de dire monseigneur.

Il hésite et hoche la tête.

Mais diantre ! tutoyer, c’est brusquer. C’est du style
Bien familier. La nuit est l’intervalle utile.
L’amour dit vous le soir et dit tu le matin.

Il se décide.

Nuances qu’elle doit ignorer.

Nuances qu’elle doit ignorer. La regardant et l’admirant.

Nuances qu’elle doit ignorer. Quel butin !

Haut à Lison.

Que désires-tu ? parle, et ne sois pas modeste.
Je viens combler tes vœux.

LISON, maintenant effrayée
Avec une révérence tremblante.

Je viens combler tes vœux. Monseigneur Satan…

GALLUS, à part.

Je viens combler tes vœux. Monseigneur Satan… Peste !
C’est plus que je n’osais espérer.

LISON, éperdue.

C’est plus que je n’osais espérer. Oui. Non. Si !
Mais je suis toute nue, et c’est plein d’yeux ici.

Un manteau de velours pourpre lui tombe sur les épaules.

C’est le nègre qui lui met ce manteau.

LISON.

Monseigneur le démon…

LE DUC GALLUS, souriant, à part.

Monseigneur le démon… Elle accepte l’abîme.

Haut.

Et d’abord, descendons de ce sommet sublime.
Je ne suis pas Satan. Je suis un simple roi.
Du moins j’étais cela l’an passé ; mais l’emploi
M’ennuyait ; j’ai lâché le sceptre qui m’assomme ;

Mais je suis encor prince, et même gentilhomme.
Sultan, j’ai planté là le sabre et le turban.

LISON.

Oh !

GALLUS, souriant.

Oh ! Tu vois un monarque en rupture de ban.
Je me refais aux champs une âme printanière,
Et j’y viens à l’école, — école buissonnière.
Sois ma maîtresse.

LISON, effarouchée.

Sois ma maîtresse. Moi !

GALLUS, souriant.

Sois ma maîtresse. Moi ! D’école. Belle, il sied
D’expliquer tout. Ce nègre est mon valet de pied.
J’ai toujours avec moi ma musique de chambre,
Et, même dans les bois, je fais brûler de l’ambre.

Il montre la fumée d’encens dans les arbres.

De là vient cette odeur de sainteté. Ce nain,

Diabolique à peu près, tant il est féminin,

Est un de mes laquais. J’ai de plus dans ma suite

Un rimeur qui me dit la messe, étant jésuite ;

Ce maroufle est chargé de me faire mes vers.

J’en fais moi-même aussi parfois. J’ai pour travers

De rire, et de vouloir qu’autour de moi l’on rie.

Je me fabrique un peu d’aurore et de féerie.

Je voyage en nabab de l’Inde, et mes fourgons,

Que Médée aurait fait traîner à ses dragons,

Contiennent en décors de quoi jouer Armide ;

Je ne suis pas méchant, mais ne suis pas timide.

Qu’on nous donne un hallier, de l’ombre, et cætera,

Et nous improvisons d’emblée un opéra.

Je suis riche, et j’ai pu, grâce à mes viles piastres,

Te mettre sur la tête une coiffure d’astres,

Ô belle, et te rouler une rivière au cou.

C’est là le réel. Point de rêve. Rien de fou,
tout est simple, et la fable en vérité s’achève.

LISON, comme somnambule et l’œil égaré.

Ce réel est déjà très joli comme rêve.

GALLUS.

Fantastique grenier d’un palais incertain,

Le rêve est le cinquième étage du destin,

Et la réalité, c’est le rez-de-chaussée.

Restons en bas. Je suis un prince ; ma pensée,

C’est de jouir ; je vais, tâchant de peu vieillir.

Suis-je un songe-creux ? Non. Mais je voudrais cueillir

Le divin rameau d’or où l’oiseau bleu se perche.

L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.

Comment t’appelles-tu ?

LISON.

Comment t’appelles-tu ? Monseigneur…

GALLUS, la contemplant. — À part.

Comment t’appelles-tu ? Monseigneur… C’est vraiment

Mon idéal. Le diable a fait évidemment

Tant de perfections pour y loger des vices.

Une telle rencontre est un des grands services

Que peut rendre l’enfer à quelqu’un d’ennuyé.

Elle a tout. Front pensif, air sauvage, œil noyé,

Bouche à dents de souris qui doit haïr le jeûne,

Mains qui doivent haïr le vil travail.

LISON, revenant peu à peu à la réalité. — À part.

Mains qui doivent haïr le vil travail. Pas jeune.

Ce n’est pas encor ça.

Ce n’est pas encor ça. Le regardant en dessous.

Ce n’est pas encor ça. Tout doré. De beaux yeux.

Plus de jeunesse avec moins de dorure est mieux.

Mais il a l’air d’avoir bien de l’esprit.

GALLUS.

Mais il a l’air d’avoir bien de l’esprit. Jolie

Comme la trahison et comme la folie !

Ce petit pied, ce bras exquis, convenons-en,

Cela n’était pas fait pour rester paysan.

Lison se rapproche du miroir et considère son manteau de velours et d’hermine.

Il la regarde se mirer.

Elle sera perverse en étant bien conduite.

Rien qu’à la voir songer, j’ai compris tout de suite

Qu’en cette fille pauvre et coquette j’avais

Un bon assortiment de tous les goûts mauvais.

Volupté, vanité, toilette, argent, paresse.

De son ongle déjà le diable la caresse.

Croquons-la. Cette fois, je me crois bien tombé.

Une faunesse exquise et digne d’un abbé !

Il s’approche d’elle avec une admiration passionnée.

LISON, regardant le duc fixement.

Souvent le cœur est froid quand les yeux semblent ivres.

GALLUS.

Comment sais-tu cela ?

LISON.

Comment sais-tu cela ? Je l’ai lu dans les livres.

LISON, regardant le duc fixement.

Elle sait lire ! C’est une difformité.

Ma sauvagesse sort de l’université !

Une savante ! Ça trouble mes conjectures.

Il réfléchit.

Tout se répare avec un bon choix de lectures.
Faublas. Crébillon fils.

Faublas. Crébillon fils. Avec un haussement d’épaules.

Faublas. Crébillon fils. Aussi je lui trouvais
Un certain air lettré…

LISON.

Un certain air lettré… Lire ! est-ce donc mauvais ?

GALLUS.

Non. Ne pas lire est mieux. Une fille n’est faite

Que pour être jolie et tout changer en fête.

Le temps qu’on donne au livre on le prend à l’amour.

Aucun livre ne vaut un baiser.

Aucun livre ne vaut un baiser. À part.

Aucun livre ne vaut un baiser. Quel sot tour

On m’a fait là, d’apprendre à lire à cette fille !

L’ignorance est sur l’âme une charmante grille,

Qu’il est fort amusant d’entr’ouvrir lentement.

Nouveau haussement d’épaules, comme quelqu’un qui prend son parti.

Il se tourne vers elle.

Crois-moi d’abord en tout. C’est le commencement.

LISON.

Je crois tout ce qu’on dit, à moins qu’on ne le jure.

GUNICH, en observation au fond du théâtre. À part.

Bon détail. Je mettrai ce mot dans ma brochure

Sur les femmes.

GALLUS, à Lison.

Sur les femmes. Tu n’as toujours pas dit ton nom.

LISON.

Élisabeth, qui fait Lise, ou bien Lisa.

GALLUS.

Élisabeth, qui fait Lise, ou bien Lisa. Non.

Moi je te nommerai Zabeth. Te voilà née.

Je coupe en deux ton nom comme ta destinée,

Et tu t’appelleras la marquise Zabeth.

LISON.

Marquise !

GALLUS.

Marquise ! Je suis prince. Une étoile tombait,

L’amour la ramassa. Cette étoile est la joie.

Je serai ton esclave.

Je serai ton esclave. À part.

Je serai ton esclave. Et tu seras ma proie.

Soyons joyeux. Vivons. La vie est un gala.

LISON, se regardant dans le miroir. À part.

Oh ! comme je suis belle avec ces choses-là !

À Gallus.

Monsieur ! reprenez tout !

GALLUS.

Monsieur ! Reprenez tout ! Pourquoi ?

LISON.

Monsieur ! Reprenez tout ! Pourquoi ? C’était pour rire,

N’est-ce pas ?

GALLUS.

N’est-ce pas ? Je l’entends bien ainsi.

LISON.

N’est-ce pas ? Je l’entends bien ainsi. Je me mire

Avec des diamants, et j’oublie, ah mon Dieu !

Que je dois aujourd’hui me marier.

GALLUS.

Que je dois aujourd’hui me marier. Parbleu,

Tu peux…

LISON.

Tu peux… Dites-moi vous.

GALLUS.

Tu peux… Dites-moi vous. Madame la marquise,

Vous pouvez…

LISON.

Vous pouvez… Laissez-moi ! je suis la pauvre Lise.

On entend un bruit de violons et le claquement d’un fouet dans la route d’en haut.

GALLUS.

Votre voiture vient.

LISON.

Votre voiture vient. Cette charrette !

GALLUS.

Votre voiture vient. Cette charrette ! À moins

Que vous ne préfériez celle-ci.

Paraît la voiture dorée à quatre chevaux revenant dans la route basse par le côté d’où elle est sortie.

GUNICH, au duc. Du fond du théâtre.

Que vous ne préfériez celle-ci. Sans témoins
Fuir serait aisé.

LISON, à Gallus.

Fuir serait aisé. Mais… — à qui donc ce carrosse ?

GALLUS.

À vous !

LISON.

À vous ! À moi !

Le carrosse s’arrête. Gunich ouvre la portière.

Gallus abat le marche-pied et y fait monter Lison éperdue.

GALLUS.

À vous ! À moi ! Viens, c’est… — ta voiture de noce !

Tous sont dans le carrosse. La portière est refermée. Le carrosse part. Au moment où il sort, entre dans la route haute, du côté opposé, la charrette traînée par l’âne. On aperçoit dedans un groupe en tête duquel on voit Harou en habits de marié avec un gros bouquet, et deux violoneux qui jouent du violon.

11 mars.

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