XVII L’ÉCHAFAUD.

— Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tête pour tête ! À mort !

Justice ! L’échafaud vaut mieux que le remord.

Talion ! talion !

Talion ! talion ! — Silence aux cris sauvages !

Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !

Assez d’égorgements ! assez de deuil ! assez

De fantômes sans tête et d’affreux trépassés !

Assez de visions funèbres dans la brume !

Assez de doigts hideux, montrant le sang qui fume,

Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la nuit !

Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !

Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !

Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;

Il n’est plus qu’un devoir et qu’une vérité,

C’est, après tant d’angoisse et de calamité,

Homme, d’ouvrir son cœur, oiseau, d’ouvrir son aile

Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !

Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons.

Est la pierre promise au temple, et nous voulons

Que la pierre bâtisse et non qu’elle lapide !

Pas de sang ! pas de mort ! C’est un reflux stupide

Que la férocité sur la férocité.

Un pilier d’échafaud soutient mal la cité.

Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !

Je mure le sépulcre et j’ouvre la fenêtre.

Dieu n’a pas fait le sang, à l’amour réservé,

Pour qu’on le donne à boire aux fentes du pavé.

S’agit-il d’égorger ? Peuples, il s’agit d’être.

Quoi ! tu veux te venger, passant ? de qui ? du maître ?

Si tu ne vaux pas mieux, que viens-tu faire ici ?

Tout mystère où l’on jette un meurtre est obscurci ;

L’énigme ensanglantée est plus âpre à résoudre ;

L’ombre s’ouvre terrible après le coup de foudre ;

Tuer n’est pas créer, et l’on se tromperait

Si l’on croyait que tout finit au couperet ;

C’est là qu’inattendue, impénétrable, immense,

Pleine d’éclairs subits, la question commence ;

C’est du bien et du mal ; mais le mal est plus grand.

Satan rit à travers l’échafaud transparent.

Le bourreau, quel qu’il soit, a le pied dans l’abîme ;

Quoi qu’elle fasse, hélas ! la hache fait un crime ;

Une lugubre nuit fume sur ce tranchant ;

Quand il vient de tuer, comme, en s’en approchant.

On frémit de le voir tout ruisselant, et comme

On sent qu’il a frappé dans l’ombre plus qu’un homme !

Sitôt qu’a disparu le coupable immolé,

Hors du panier tragique où la tête a roulé,

Le principe innocent, divin, inviolable,

Avec son regard d’astre à l’aurore semblable,

Se dresse, spectre auguste, un cercle rouge au cou.

L’homme est impitoyable, hélas, sans savoir où.

Comment ne voit-il pas qu’il vit dans un problème,

Que l’homme est solidaire avec ses monstres même,

Et qu’il ne peut tuer autre chose qu’Abel !

Lorsqu’une tête tombe, on sent trembler le ciel.

Décapitez Néron, cette hyène insensée,

La vie universelle est dans Néron blessée ;

Faites monter Tibère à l’échafaud demain,

Tibère saignera le sang du genre humain.

Nous sommes tous mêlés à ce que fait la Grève ;

Quand un homme, en public, nous voyant comme un rêve,

Meurt, implorant en vain nos lâches abandons,

Ce meurtre est notre meurtre et nous en répondons ;

C’est avec un morceau de notre insouciance,

C’est avec un haillon de notre conscience,

Avec notre âme à tous, que l’exécuteur las

Essuie en s’en allant son hideux coutelas.

L’homme peut oublier ; les choses importunes

S’effacent dans l’éclat ondoyant des fortunes ;

Le passé, l’avenir, se voilent par moments ;

Les festins, les flambeaux, les feux, les diamants.

L’illumination triomphale des fêtes,

Peuvent éclipser l’ombre énorme des prophètes ;

Autour des grands bassins, au bord des claires eaux,

Les enfants radieux peuvent aux cris d’oiseaux

Mêler le bruit confus de leurs lèvres fleuries,

Et, dans le Luxembourg ou dans les Tuileries,

Devant les vieux héros de marbre aux poings crispés,

Danser, rire et chanter : les lauriers sont coupés !

La Courtille au front bas peut noyer dans les verres

Le souvenir des jours illustres et sévères ;

La valse peut ravir, éblouir, enivrer

Des femmes de satin, heureuses de livrer

Le plus de nudité possible aux yeux de flamme ;

L’hymen peut murmurer son chaste épithalame ;

Le bal masqué, lascif, paré, bruyant, charmant,

Peut allumer sa torche et bondir follement,

Goule au linceul joyeux, larve en fleurs, spectre rose ;

Mais, quel que soit le temps, quelle que soit la cause,

C’est toujours une nuit funeste au peuple entier

Que celle où, conduisant un prêtre, un guichetier

Fouille au trousseau de clefs qui pend à sa ceinture

Pour aller, sur le lit de fièvre et de torture,

Réveiller avant l’heure un pauvre homme endormi,

Tandis que, sur la Grève, entrevus à demi,

Sous les coups de marteau qui font fuir la chouette,

D’effrayants madriers dressent leur silhouette,

Rougis par la lanterne horrible du bourreau.

Le vieux glaive du juge a la nuit pour fourreau.

Le tribunal ne peut de ce fourreau livide

Tirer que la douleur, l’anxiété, le vide,

Le néant, le remords, l’ignorance et l’effroi,

Qu’il frappe au nom du peuple ou venge au nom du roi.

Justice ! dites-vous. — Qu’appelez-vous justice ?

Qu’on s’entr’aide, qu’on soit des frères, qu’on vêtisse

Ceux qui sont nus, qu’on donne à tous le pain sacré,

Qu’on brise l’affreux bagne où le pauvre est muré,

Mais qu’on ne touche point à la balance sombre !

Le sépulcre où, pensif, l’homme naufrage et sombre,

Au delà d’aujourd’hui, de demain, des saisons,

Des jours, du flamboiement de nos vains horizons,

Et des chimères, proie et fruit de notre étude,

A son ciel plein d’aurore et fait de certitude ;

La justice en est l’astre immuable et lointain.

Notre justice à nous, comme notre destin,

Est tâtonnement, trouble, erreur, nuage, doute ;

Martyr, je m’applaudis ; juge, je me redoute ;

L’infaillible, est-ce moi, dis ? est-ce toi ? réponds.

Vous criez : — Nos douleurs sont notre droit. Frappons.

Nous sommes trop en butte au sort qui nous accable,

Nous sommes trop frappés d’un mal inexplicable,

Nous avons trop de deuils, trop de jougs, trop d’hivers,

Nous sommes trop souffrants, dans nos destins divers,

Tous, les grands, les petits, les obscurs, les célèbres,

Pour ne pas condamner quelqu’un dans nos ténèbres. —

Puisque vous ne voyez rien de clair dans le sort,

Ne vous hâtez pas trop d’en conclure la mort,

Fût-ce la mort d’un roi, d’un maître et d’un despote ;

Dans la brume insondable où tout saigne et sanglote,

Ne vous hâtez pas trop de prendre vos malheurs,

Vos jours sans feu, vos jours sans pain, vos cris, vos pleurs,

Et ce deuil qui sur vous et votre race tombe,

Pour les faire servir à construire une tombe.

Quel pas aurez-vous fait pour avoir ajouté

À votre obscur destin, ombre et fatalité,

Cette autre obscurité que vous nommez justice ?

Faire de l’échafaud, menaçante bâtisse,

Un autel à bénir le progrès nouveau-né,

Ô vivants, c’est démence ; et qu’aurez-vous gagné

Quand, d’un culte de mort lamentables ministres,

Vous aurez marié ces infirmes sinistres,

La justice boiteuse et l’aveugle anankè ?

Le glaive toujours cherche un but toujours manqué ;

La palme, cette flamme aux fleurs étincelantes,

Faite d’azur, frémit devant des mains sanglantes,

Et recule et s’enfuit, sensitive des cieux !

La colère assouvie a le front soucieux.

Quant à moi, tu le sais, nuit calme où je respire,

J’aurais là, sous mes pieds, mon ennemi, le pire,

Caïn juge, Judas pontife, Satan roi,

Que j’ouvrirais ma porte et dirais : Sauve-toi !

Non, l’élargissement des mornes cimetières

N’est pas le but. Marchons, reculons les frontières

De la vie ! Ô mon siècle, allons toujours plus haut !

Grandissons !

Grandissons ! Qu’est-ce donc qu’il nous veut, l’échafaud,

Cette charpente spectre accoutumée aux foules,

Cet îlot noir qu’assiège et que bat de ses houles

La multitude aux flots inquiets et mouvants,

Ce sépulcre qui vient attaquer les vivants,

Et qui, sur les palais ainsi que sur les bouges,

Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges ?

Mystère qui se livre aux carrefours, morceau

De la tombe qui vient tremper dans le ruisseau,

Bravant le jour, le bruit, les cris ; bière effrontée

Qui, féroce, cynique et lâche, semble athée !

Ô spectacle exécré dans les plus repoussants,

Une mort qui se fait coudoyer aux passants,

Qui permet qu’un crieur hors de l’ombre la tire !

Une mort qui n’a pas l’épouvante du rire,

Dévoilant l’escalier qui dans la nuit descend,

Disant : voyez ! marchant dans la rue, et laissant

La boue éclabousser son linceul semé d’astres ;

Qui, sur un tréteau, montre entre deux vils pilastres

Son horreur, son front noir, son œil de basilic ;

Qui consent à venir travailler en public,

Et qui, prostituée, accepte, sur les places,

La familiarité des fauves populaces !

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