XXX IDOLÂTRIES ET PHILOSOPHIES.

 

La philosophie ose escalader le ciel.

Triste, elle est là. Qui donc t’a bâtie, ô Babel ?

Oh ! quel monceau d’efforts sans but ! quelles spirales

De songes, de leçons, de dogmes, de morales !

Ruche qu’emplit de bruit et de trouble un amas

De mages, de docteurs, de papes, de lamas !

Masure où l’hypothèse aux fictions s’adosse,

Ayant pour toit la nuit et pour cave la fosse ;

Bleus portiques béants sur les immensités,

De tous les tourbillons des rêves visités ;

Vain fronton que le poids de l’infini déprime,

Espèce de clocher sinistre de l’abîme

Où bourdonnent l’effroi, la révolte, et l’essaim

De toutes les erreurs sonnant leur noir tocsin !

Et, comme, de lueurs confusément semées,

Par les brèches d’un toit s’exhalent des fumées,

Les doctrines, les lois et les religions,

Ce qu’aujourd’hui l’on croit, ce qu’hier nous songions,

Tout ce qu’inventa l’homme, autel, culte ou système,

Par tous les soupiraux de l’édifice blême,

À travers la noirceur du ciel morne et profond,

Toutes les visions du genre humain s’en vont,

Éparses, en lambeaux, par les vents dénouées,

Dans un dégorgement livide de nuées.

Temple, atelier, tombeau, l’édifice fait peur.

On veut prendre une pierre, on touche une vapeur.

Nul n’a pu l’achever. Pas de cycle ni d’âge

Qui n’ait mis son échelle au sombre échafaudage.

Qui donc habite là ? C’est tombé, c’est debout ;

C’est de l’énormité qui tremble et se dissout ;

Une maison de nuit que le vide dilate.

Pyrrhon y verse l’eau sur les mains de Pilate ;

Le doute y rôde et fait le tour du cabanon

Où Descartes dit oui pendant qu’Hobbes dit non ;

Les générations sous le gouffre des portes

Roulent, comme, l’hiver, des tas de feuilles mortes ;

Les escaliers, sans fin montés et descendus,

Sont pleins de cris, d’appels, de pas sourds et perdus

Et d’un fourmillement de chimères rampantes ;

Des oiseaux effrayants volent dans les charpentes ;

C’est Bouddha, Mahomet, Luther disant : allez !

Lucrèce, Spinosa, tous les noirs sphinx ailés !

Tout l’homme est sculpté là. Socrate, Pythagore,

Malebranche, Thalès, Platon aux yeux d’aurore,

Combinent l’idéal pendant que Swift, Timon,

Ésope et Rabelais pétrissent le limon.

Est-il jour ? est-il nuit ? Dans l’affreux crépuscule

Le rhéteur grimaçant ricane et gesticule ;

On ne sait quel reflet d’un funèbre orient

Blanchit les torses nus des cyniques riant,

Et des sages, jetant des ombres de satyres ;

Le devin rêve et tord dans les cordes des lyres

Le laurier vert mêlé de smilax éternel.

Chaque porche entr’ouvert découvre un noir tunnel

Dont l’extrémité montre une idéale étoile ;

Comme si, ― tu le sais, Isis au triple voile, ―

Ces antres de science et ces puits de raison,

Souterrains de l’esprit humain, sans horizon,

Sans air, sans flamme, ayant le doute pour pilastre,

Employaient de la nuit à faire éclore un astre,

Et le mensonge impur, difforme, illimité,

Vaste, aveugle, à bâtir la blanche vérité !

Partout au vrai le faux, lierre hideux, s’enlace ;

Pas de dogme qui n’ait son point faible, et ne lasse

Une cariatide, un support, un étai ;

Thèbe a pour appui l’Inde, et l’Inde le Cathay ;

Memphis pèse sur Delphe, et Genève sur Rome ;

Et, végétation du sombre esprit de l’homme,

On voit, courbés d’un souffle à de certains moments,

Croître entre les créneaux des hauts entablements

Des arbres monstrueux et vagues dont les tiges

Frissonnent dans l’azur lugubre des vertiges.

Et de ces arbres noirs par instants tombe un fruit

À la foule des mains ouvertes dans la nuit ;

Quel fruit ? Demande au vent qui hurle et se déchaîne !

Quel fruit ? Le fruit d’erreur. Quel fruit ? Le fruit de haine ;

La pomme d’Ève avec la pomme de Vénus.

Ô tour ! construction des maçons inconnus !

Elle monte, elle monte, et monte, et monte encore,

Encore, et l’on dirait que le ciel la dévore ;

Et tandis que tout sage ou fou qui passe met

Une pierre de plus à son brumeux sommet,

Sans cesse par la base elle croule et s’effondre

Dans l’ombre où Satan vient avec Dieu se confondre ;

Gouffre où l’on n’entend rien que le vent qui poursuit

Ces deux larves au fond d’un tremblement de nuit !

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