XVII

Près du pêcheur qui ruisselle,

Quand tous deux, au jour baissant,

Nous errons dans la nacelle,

Laissant chanter l’homme frêle

Et gémir le flot puissant ;

Sous l’abri que font les voiles

Lorsque nous nous asseyons,

Dans cette ombre où tu te voiles

Quand ton regard aux étoiles

Semble cueillir des rayons ;

Quand tous deux nous croyons lire

Ce que la nature écrit,

Réponds, ô toi que j’admire,

D’où vient que mon cœur soupire ?

D’où vient que ton front sourit ?

Dis, d’où vient qu’à chaque lame

Comme une coupe de fiel,

La pensée emplit mon âme ?

C’est que moi je vois la rame

Tandis que tu vois le ciel !

C’est que je vois les flots sombres,

Toi, les astres enchantés !

C’est que, perdu dans leurs nombres,

Hélas ! je compte les ombres

Quand tu comptes les clartés !

Chacun, c’est la loi suprême,

Rame, hélas ! jusqu’à la fin.

Pas d’homme, ô fatal problème !

Qui ne laboure ou ne sème

Sur quelque chose de vain !

L’homme est sur un flot qui gronde.

L’ouragan tord son manteau.

Il rame en la nuit profonde,

Et l’espoir s’en va dans l’onde

Par les fentes du bateau.

Sa voile que le vent troue

Se déchire à tout moment,

De sa route l’eau se joue,

Les obstacles sur sa proue

Ecument incessamment !

Hélas ! hélas ! tout travaille

Sous tes yeux, ô Jéhova !

De quelque côté qu’on aille,

Partout un flot qui tressaille,

Partout un homme qui va !

Où vas-tu ? — Vers la nuit noire.

Où vas-tu ? — Vers le grand jour.

Toi ! — Je cherche s’il faut croire.

Et toi ? — Je vais à la gloire.

Et toi ? — Je vais à l’amour.

Vous allez tous à la tombe !

Vous allez à l’inconnu !

Aigle, vautour, ou colombe,

Vous allez où tout retombe

Et d’où rien n’est revenu !

Vous allez où vont encore

Ceux qui font le plus de bruit !

Où va la fleur qu’avril dore !

Vous allez où va l’aurore !

Vous allez où va la nuit !

A quoi bon toutes ces peines ?

Pourquoi tant de soins jaloux ?

Buvez l’onde des fontaines,

Secouez le gland des chênes,

Aimez, et rendormez- vous !

Lorsque ainsi que des abeilles

On a travaillé toujours ;

Qu’on a rêvé des merveilles ;

Lorsqu’on a sur bien des veilles

Amoncelé bien des jours ;

Sur votre plus belle rose,

Sur votre lys le plus beau,

Savez-vous ce qui se pose ?

C’est l’oubli pour toute chose,

Pour tout homme le tombeau !

Car le Seigneur nous retire

Les fruits à peine cueillis.

Il dit : Echoue ! au navire.

Il dit à la flamme : Expire !

Il dit à la fleur : Pâlis !

Il dit au guerrier qui fonde :

— Je garde le dernier mot.

Monte, monte, ô roi du monde !

La chute la plus profonde

Pend au sommet le plus haut. -

Il a dit à la mortelle :

— Vite ! éblouis ton amant.

Avant de mourir sois belle.

Sois un instant étincelle,

Puis cendre éternellement ! —

Cet ordre auquel tu t’opposes

T’enveloppe et l’engloutit.

Mortel, plains-toi, si tu l’oses,

Au Dieu qui fit ces deux choses,

Le ciel grand, l’homme petit !

Chacun, qu’il doute ou qu’il nie,

Lutte en frayant son chemin ;

Et l’éternelle harmonie

Pèse comme une ironie

Sur tout ce tumulte humain !

Tous ces faux biens qu’on envie

Passent comme un soir de mai.

Vers l’ombre, hélas ! tout dévie.

Que reste-t-il de la vie,

Excepté d’avoir aimé !

Ainsi je courbe ma tête

Quand tu redresses ton front.

Ainsi, sur l’onde inquiète,

J’écoute, sombre poète,

Ce que les flots me diront.

Ainsi, pour qu’on me réponde,

J’interroge avec effroi ;
Et dans ce gouffre où je sonde

La fange se mêle à l’onde…

Oh ! ne fais pas comme moi !

Que sur la vague troublée

J’abaisse un sourcil hagard ;

Mais toi, belle âme voilée,

Vers l’espérance étoilée

Lève un tranquille regard !

Tu fais bien. Vois les cieux luire.

Vois les astres s’y mirer.

Un instinct là-haut t’attire.

Tu regardes Dieu sourire ;

Moi, je vois l’homme pleurer !

9 novembre 1836. Minuit et demi

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