XXIX

Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète ;

Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête

De son doigt souverain,

D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,

D’y mettre le génie, et de sceller ce vase

Avec un sceau d’airain ;

Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère !

Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,

Et souffla sur ton front,

Et, comme une nacelle errante et d’eau remplie,

Fit rouler ton esprit à travers la folie,

Cet océan sans fond ;

Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,

Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée

Pour un autre horizon ;

Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,

Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,

L’âme et non la raison ;

Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche !

Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche

Par son poids naturel ;

Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,

Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine

Qui des fleurs monte au ciel !

Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.

Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,

Jeune homme, tu t’en vas !

Rien n’a souillé ta main ni ton cœur ; dans ce monde

Où chacun court, se hâte, se forge, et crie, et gronde,

À peine tu rêvas !

Comme le diamant, quand le feu le vient prendre,

Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,

Au regard ébloui,

Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,

Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,

Esprit évanoui !

Doux et blond compagnon de toute mon enfance,

Oh ! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance

Pour un morne avenir,

Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,

Maintenant que la mort a réveillé ton âme,

Tu dois te souvenir !

Tu dois te souvenir de nos jeunes années !

Quand les flots transparents de nos deux destinées

Se côtoyaient encor,

Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,

Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare

Comme une meute au cor !

Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,

Et de la grande allée où nos voix enfantines,

Nos purs gazouillements,

Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,

Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,

Tant d’échos si charmants !

Ô temps ! jours radieux ! aube trop tôt ravie !

Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie

Tout au commencement ?

Nous naissions ! on eût dit que le vieux monastère

Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère

Son doux regard dormant.

T’en souviens-tu, mon frère ? après l’heure d’étude,

Oh ! comme nous courions dans cette solitude !

Sous les arbres blottis,

Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,

L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,

Nos genoux bien petits.

Vives têtes d’enfants par la course effarées,

Nous poursuivons dans l’air cent ailes bigarrées ;

Le soir nous étions las,

Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,

Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue

Par notre mère, hélas !

Elle grondait : — Voyez ! comme ils sont faits ! ces hommes !

Les monstres ! ils auront cueilli toutes nos pommes !

Pourtant nous les aimons.

Madame, les garçons sont le souci des mères,

Car ils ont la fureur de courir dans les pierres

Comme font les démons ! -

Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,

Tous deux au même lit nous couchait côte à côte ;

Puis un même réveil.

Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,

Le même pain faisait rire à la même table

Notre appétit vermeil !

Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe

Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,

Le lys à Dieu pareil,

Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,

Luire à terre en avril comme des étincelles

Qui tombent du soleil !

On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,

Le front épanoui, courir sous la charmille,

L’œil de joie enflammé… —

Hélas ! hélas ! quel deuil pour ma tête orpheline !

Tu vas donc désormais dormir sur la colline,

Mon pauvre bien-aimé !

Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,

Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,

A le ciel pour plafond ;

Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile ;

Et moi je resterai parmi ceux de la ville

Qui parlent et qui vont !

Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre ;

Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre

De la célébrité ;

Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,

Le renard envieux qui me ronge le ventre,

Sous ma robe abrité !

Je vais reprendre, hélas ! mon œuvre commencée,

Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,

Lutter contre le sort ;

Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,

Comme un doux nid couvé pour la saison future,

Sous l’aile de la mort !

J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,

Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,

Qui change l’homme un peu,

Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,

En semant la nature à travers l’âme humaine,

Y fera germer Dieu !

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,

J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,

L’étudiant de près,

Sur mon drame touffu dont le branchage plie,

J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie

Aux feuilles des forêts !

Mais quel labeur aussi ! que de flots ! quelle écume !

Surtout lorsque l’envie, au cœur plein d’amertume,

Au regard vide et mort,

Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,

D’une bouche d’ami qui souriait naguères

Une bouche qui mord !

Quel vie ! et quel siècle alentour ! — Vertu, gloire,

Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,

Tout ce que nous valons,

Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,

Est traîné sur la claie et suivi dans les rues

Par le rire en haillons !

Combien de calomnie et combien de bassesse !

Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse

Quiconque vient du ciel,

Et qui font, la blessant de leur lance payée,

Boire à la vérité, pâle et crucifiée,

Leur éponge de fiel !

Combien d’acharnements sur toutes les victimes !

Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,

Riant, ô cruauté !

De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,

Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule

Tordent l’impiété !

L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,

Ne songe qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies ;

L’argent est adoré ;

Hélas ! nos passions ont des serres infâmes

Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes

De chaste et de sacré !

À quoi bon, cependant ? à quoi bon tant de haine,

Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,

Puisque la mort viendra !

Pour aller avec tous où tous doivent descendre !

Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre

Sur qui l’herbe croîtra !

À quoi bon s’épuiser en voluptés diverses ?

À quoi bon se bâtir des fortunes perverses

Avec les maux d’autrui ?

Tout s’écroule ; et, fruit vert qui pend à la ramée,

Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée

Qui dévore aujourd’hui !

Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,

Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,

Hélas ! et ce qu’ils font,

Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,

Comme s’est emporté par rapides nuées

Dans un oubli profond !

Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue

De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,

Dans ces terribles jeux !

Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,

Et qui vient faire autour de toute grande idée

Un murmure orageux !

Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,

Toutes contre chacune et chacune avec toutes !

Quel tumulte ennemi !

Comme on raille d’un bas tout astre qui décline !… —

Oh ! ne regrette rien sur la haute colline

Où tu t’es endormi !

Là, tu reposes, toi ! Là, meurt toute voix fausse.

Chaque jour, du levant au couchant, sur ta fosse

Promenant son flambeau,

L’impartial soleil, pareil à l’espérance,

Dore des deux côtés sans choix ni préférence

La croix de ton tombeau !

Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,

Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille

La chute du fruit mûr

Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,

Du bouvier qui descend dans la plaine, et qui passe

Derrière le vieux mur !

6 juin 1837

Share on Twitter Share on Facebook