II

« Dès le matin, car ici, insistons sur ce point, la préméditation est incontestable, dès le matin des affiches étranges avaient été collées à tous les coins de rue ; ces affiches, nous les avons transcrites, on se les rappelle. Depuis soixante ans que le canon des révolutions tonne à de certains jours dans Paris et qu’il arrive parfois au pouvoir menacé de recourir à des ressources désespérées, on n’avait encore rien vu de pareil. Ces affiches annonçaient aux citoyens que tous les attroupements, de quelque nature qu’ils fussent, seraient dispersés par la force sans sommation. À Paris, ville centrale de la civilisation, on croit difficilement qu’un homme aille à l’extrémité de son crime, et l’on n’avait vu dans ces affiches qu’un procédé d’intimidation hideux, sauvage, mais presque ridicule.

« On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis Bonaparte. Elles étaient sérieuses.

« Un mot sur ce qui va être le théâtre de l’acte inouï préparé et perpétré par l’homme de décembre.

« De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre ; depuis le théâtre du Gymnase jusqu’au théâtre de la porte Saint-Martin il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le boulevard redevenait libre jusqu’à la Bastille, à une barricade près, qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d’Eau. Entre les deux portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades enfermait la porte Saint-denis. Celle de ces quatre barricades qui regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche appuyée à l’angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran. Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l’inspecteur des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du boulevard, les dalles de l’escalier de la rue de la Lune, la rampe de fer du trottoir arrachée tout entière et d’un seul effort par le formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit. Point de pavé à cause du macadam. La barricade n’atteignait même pas d’un bord à l’autre du boulevard et laissait un grand espace libre du côté de la rue Mazagran. Il y avait là une maison en construction. Voyant cette lacune, un jeune homme bien mis était monté sur l’échafaudage, et seul, sans se hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé toutes les cordes. Des fenêtres voisines on l’applaudissait en riant. Un moment après l’échafaudage tombait à grand bruit, tout d’une pièce, et cet écroulement complétait la barricade.

« Pendant que cette redoute s’achevait, une vingtaine d’hommes entraient au Gymnase par la porte des acteurs, et en sortaient quelques instants après avec des fusils et un tambour trouvés dans le magasin des costumes et qui faisaient partie de ce qu’on appelle, dans le langage des théâtres, « les accessoires ». Un d’eux prit le tambour et se mit à battre le rappel. Les autres, avec des vespasiennes jetées bas, des voitures couchées sur le flanc, des persiennes et des volets décrochés de leurs gonds et de vieux décors du théâtre, construisirent à la hauteur du poste Bonne-Nouvelle une petite barricade d’avant-poste ou plutôt une lunette qui observait les boulevards Poissonnière et Montmartre et la rue Hauteville. Les troupes avaient dès le matin évacué le corps de garde. On prit le drapeau de ce corps de garde, qu’on planta sur la barricade. C’est ce drapeau qui depuis a été déclaré par les journaux du coup d’État « drapeau rouge ».

« Une quinzaine d’hommes s’installèrent dans ce poste avancé. Ils avaient des fusils, mais point ou peu de cartouches. Derrière eux, la grande barricade qui couvrait la porte Saint-Denis était occupée par une centaine de combattants au milieu desquels on remarquait deux femmes et un vieillard à cheveux blancs, appuyé de la main gauche sur une canne et tenant de la main droite un fusil. Une des deux femmes portait un sabre en bandoulière ; en aidant à arracher la rampe du trottoir, elle s’était coupé trois doigts de la main à l’angle d’un barreau de fer ; elle montrait sa blessure à la foule en criant : vive la République ! L’autre femme, montée au sommet de la barricade, appuyée à la hampe du drapeau, escortée de deux hommes en blouse armés de fusils et présentant les armes, lisait à haute voix l’appel aux armes des représentants de la gauche ; le peuple battait des mains.

« Tout ceci se faisait entre midi et une heure. Une population immense, en deçà des barricades, couvrait les trottoirs des deux côtés du boulevard, silencieuse sur quelques points, sur d’autres criant : à bas Soulouque ! à bas le traître !

« Par intervalle des convois lugubres traversaient cette multitude ; c’étaient des files de civières fermées, portées à bras par des infirmiers et des soldats. En tête marchaient des hommes tenant de longs bâtons auxquels pendaient des écriteaux bleus où l’on avait écrit en grosses lettres : Service des hôpitaux militaires. Sur les rideaux des civières on lisait : Blessés. Ambulances. Le temps était sombre et pluvieux.

« En ce moment-là il y avait foule à la Bourse ; des afficheurs y collaient sur tous les murs des dépêches annonçant les adhésions des départements au coup d’État. Les agents de change, tout en poussant à la hausse, riaient et levaient les épaules devant ces placards. Tout à coup un spéculateur très connu, et grand applaudisseur du coup d’État depuis deux jours, survient tout pâle et haletant comme quelqu’un qui s’enfuit, et dit : On mitraille sur les boulevards.

« Voici ce qui se passait :

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