BALLADE QUATORZIÈME LA RONDE DU SABBAT.

Hic chorus ingenus
… Colit orgia.

Avienus.

N’est-ce pas comme une légion de squelettes sortant horribles de leurs tombeaux ?

Alph. Rabbe.

La lune qui les voit venir
En est toute confuse.
Sa lueur prête à se ternir
À ses yeux se refuse.
Et son visage à cet abord
Sent comme une espèce de mort.

Saint-Amand.

Voyez devant les murs de ce noir monastère

La lune se voiler, comme pour un mystère !

L’esprit de minuit passe, et, répandant l’effroi,

Douze fois se balance au battant du beffroi.

Le bruit ébranle l’air, roule, et longtemps encore

Gronde, comme enfermé sous la cloche sonore.

Le silence retombe avec l’ombre… Écoutez !

Qui pousse ces clameurs ? qui jette ces clartés ?

Dieu ! les voûtes, les tours, les portes découpées,

D’un long réseau de feu semblent enveloppées.

Et l’on entend l’eau sainte, où trempe un buis bénit,

Bouillonner à grands flots dans l’urne de granit !

À nos patrons du ciel recommandons nos âmes !

Parmi les rayons bleus, parmi les rouges flammes,

Avec des cris, des chants, des soupirs, des abois,

Voilà que de partout, des eaux, des monts, des bois,

Les larves, les dragons, les vampires, les gnômes,

Des monstres dont l’enfer rêve seul les fantômes,

La sorcière, échappée aux sépulcres déserts,

Volant sur le bouleau qui siffle dans les airs,

Les nécromants, parés de tiares mystiques

Où brillent flamboyants les mots cabalistiques,

Et les graves démons, et les lutins rusés,

Tous, par les toits rompus, par les portails brisés,

Par les vitraux détruits que mille éclairs sillonnent,

Entrent dans le vieux cloître où leurs flots tourbillonnent.

Debout au milieu d’eux, leur prince Lucifer

Cache un front de taureau sous la mître de fer ;

La chasuble a voilé son aile diaphane,

Et sur l’autel croulant il pose un pied profane.

Ô terreur ! Les voilà qui chantent dans ce lieu

Où veille incessamment l’œil éternel de Dieu.

Les mains cherchent les mains… Soudain la ronde immense,

Comme un ouragan sombre, en tournoyant commence.

À l’œil qui n’en pourrait embrasser le contour,

Chaque hideux convive apparaît à son tour ;

On croirait voir l’enter tourner dans les ténèbres

Son zodiaque affreux, plein de signes funèbres.

Tous volent, dans le cercle emportes à la fois.

Satan règle du pied les éclats de leur voix ;

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Mêlons-nous sans choix !

Tandis que la foule

Autour de lui roule,

Satan, joyeux, foule

L’autel et la croix.

L’heure est solennelle.

La flamme éternelle

Semble, sur son aile,

La pourpre des rois ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Oui, nous triomphons !

Venez, sœurs et frères,

De cent points contraires ;

Des lieux funéraires,

Des antres profonds.

L’enfer vous escorte ;

Venez en cohorte

Sur des chars qu’emporte

Le vol des griffons ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Venez sans remords,

Nains aux pieds de chèvre,

Goules, dont la lèvre

Jamais ne se sèvre

Du sang noir des morts !

Femmes infernales,

Accourez rivales !

Pressez vos cavales

Qui n’ont point de mors ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Juifs, par Dieu frappés,

Zingaris, bohêmes,

Chargés d’anathèmes,

Follets, spectres blêmes

La nuit échappés,

Glissez sur la brise,

Montez sur la frise

Du mur qui se brise,

Volez, ou rampez ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Venez, boucs méchants,

Psylles aux corps grêles,

Aspioles frêles,

Comme un flot de grêles,

Fondre dans ces champs !

Plus de discordance !

Venez en cadence

Élargir la danse,

Répéter les chants ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Qu’en ce beau moment

Les clercs en magie

Brillent dans l’orgie

Leur barbe rougie

D’un sang tout fumant ;

Que chacun envoie

Au feu quelque proie.

Et sous ses dents broie

Un pâle ossement ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Riant au saint lieu,

D’une voix hardie,

Satan parodie

Quelque psalmodie

Selon saint Matthieu ;

Et dans la chapelle

Où son roi l’appelle,

Un démon épèle

Le livre de Dieu ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Sorti des tombeaux.

Que dans chaque stalle

Un faux moine étale

La robe fatale

Qui brûle ses os,

Et qu’un noir lévite

Attache bien vite

La flamme maudite

Aux sacrés flambeaux ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Satan vous verra !

De vos mains grossières,

Parmi des poussières,

Écrivez, sorcières :

Abracadabra !

Volez, oiseaux fauves,

Dont les ailes chauves

Aux ciels des alcôves

Suspendent Smarra ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,

Troublent les morts couches sous le pavé des salles.

« Voici le signal ! —

L’enfer nous réclame ;

Puisse un jour toute âme

N’avoir d’autre flamme

Que son noir fanal !

Puisse notre ronde,

Dans l’ombre profonde,

Enfermer le monde

D’un cercle infernal ! »

L’aube pâle a blanchi les arches colossales.

Il fuit, l’essaim confus des démons dispersés !

Et les morts, rendormis sous le pavé des salles,

Sur leurs chevets poudreux posent leurs fronts glacés.

Octobre 1825.

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