III

Ce qu’était la salle des séances, achevons de le dire. Tout intéresse de ce lieu terrible.

Ce qui, en entrant, frappait d’abord le regard, c’était entre deux larges fenêtres une haute statue de la Liberté.

Quarante-deux mètres de longueur, dix mètres de largeur, onze mètres de hauteur, telles étaient les dimensions de ce qui avait été le théâtre du roi et de ce qui devint le théâtre de la révolution. L’élégante et magnifique salle bâtie par Vigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente qui en 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelle s’échafaudaient les tribunes publiques, avait, détail qui vaut la peine d’être noté, pour point d’appui unique un poteau. Ce poteau était d’un seul morceau, et avait dix mètres de portée. Peu de cariatides ont travaillé comme ce poteau ; il a soutenu pendant des années la rude poussée de la révolution. Il a porté l’acclamation, l’enthousiasme, l’injure, le bruit, le tumulte, l’immense chaos des colères, l’émeute. Il n’a pas fléchi. Après la Convention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l’a relayé.

Percier alors remplaça le pilier de bois par des colonnes de marbre, qui ont moins duré.

L’idéal des architectes est parfois singulier ; l’architecte de la rue de Rivoli a eu pour idéal la trajectoire d’un boulet de canon, l’architecte de Carlsruhe a eu pour idéal un éventail ; un gigantesque tiroir de commode, tel semble avoir été l’idéal de l’architecte qui construisit la salle où la Convention vint siéger le 10 mai 1793 ; c’était long, haut et plat. À l’un des grands côtés du parallélogramme était adossé un vaste demi-cirque, c’était l’amphithéâtre des bancs des représentants, sans tables ni pupitres ; Garan-Coulon, qui écrivait beaucoup, écrivait sur son genou ; en face des bancs, la tribune ; devant la tribune, le buste de Lepelletier – Saint-Fargeau ; derrière la tribune, le fauteuil du président.

La tête du buste dépassait un peu le rebord de la tribune ; ce qui fit que, plus tard, on l’ôta de là.

L’amphithéâtre se composait de dix-neuf bancs demi-circulaires, étagés les uns derrière les autres ; des tronçons de bancs prolongeaient cet amphithéâtre dans les deux encoignures.

En bas, dans le fer à cheval au pied de la tribune, se tenaient les huissiers.

D’un autre côté de la tribune, dans un cadre de bois noir, était appliquée au mur une pancarte de neuf pieds de haut, portant sur deux pages séparées par une sorte de sceptre la Déclaration des droits de l’homme ; de l’autre côté il y avait une place vide qui plus tard fut occupée par un cadre pareil contenant la Constitution de l’an II, dont les deux pages étaient séparées par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de la tête de l’orateur, frissonnaient, sortant d’une profonde loge à deux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeaux tricolores, presque horizontaux, appuyés à un autel sur lequel on lisait ce mot : LA LOI. Derrière Cet autel se dressait, comme la sentinelle de la parole libre, un énorme faisceau romain, haut comme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur, faisaient face aux représentants. Le président avait à sa droite Lycurgue et à sa gauche Solon ; au-dessus de la Montagne il y avait Platon.

Ces statues avaient pour piédestaux de simples dés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour de la salle et séparait le peuple de l’assemblée. Les spectateurs s’accoudaient à cette corniche.

Le cadre de bois noir du placard des Droits de l’Homme montait jusqu’à la corniche et entamait le dessin de l’entablement, effraction de la ligne droite qui faisait murmurer Chabot. – C’est laid, disait-il à Vadier.

Sur les têtes des statues, alternaient des couronnes de chêne et de laurier.

Une draperie verte, où étaient peintes en vert plus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de la corniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de la salle occupée par l’assemblée. Au-dessus de cette draperie la muraille était blanche et froide. Dans cette muraille se creusaient, coupés comme à l’emporte-pièce, sans moulure ni rinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, les rondes en haut ; selon la règle, car Vitruve n’était pas détrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il y avait dix tribunes sur chacun des grands côtés de la salle, et à chacune des deux extrémités deux loges démesurées ; en tout vingt-quatre. Là s’entassaient les foules.

Les spectateurs des tribunes inférieures débordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous les reliefs de l’architecture. Une longue barre de fer, solidement scellée à hauteur d’appui, servait de garde-fou aux tribunes hautes, et garantissait les spectateurs contre la pression des cohues montant les escaliers. Une fois pourtant un homme fut précipité dans l’Assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque de Beauvais, ne se tua pas, et dit : Tiens ! c’est donc bon à quelque chose, un évêque !

La salle de la Convention pouvait contenir deux mille personnes, et, les jours d’insurrection, trois mille.

La Convention avait deux séances, une du jour, une du soir.

Le dossier du président était rond, à clous dorés. Sa table était contrebutée par quatre monstres ailés à un seul pied, qu’on eût dit sortis de l’Apocalypse pour assister à la révolution. Ils semblaient avoir été dételés du char d’Ézéchiel pour venir traîner le tombereau de Sanson.

Sur la table du président il y avait une grosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, et un in-folio relié en parchemin qui était le livre des procès-verbaux.

Des têtes coupées, portées au bout d’une pique, se sont égouttées sur cette table.

On montait à la tribune par un degré de neuf marches. Ces marches étaient hautes, roides et assez difficiles ; elles firent un jour trébucher Gensonné qui les gravissait. C’est un escalier d’échafaud ! dit-il. – Fais ton apprentissage, lui cria Carrier.

Là où le mur avait paru trop nu, dans les angles de la salle, l’architecte avait appliqué pour ornements des faisceaux, la hache en dehors.

À droite et à gauche de la tribune, des socles portaient deux candélabres de douze pieds de haut, ayant à leur sommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque loge publique un candélabre pareil. Sur les socles de ces candélabres étaient sculptés des ronds que le peuple appelait « colliers de guillotine ».

Les bancs de l’Assemblée montaient presque jusqu’à la corniche des tribunes ; les représentants et le peuple pouvaient dialoguer.

Les vomitoires des tribunes se dégorgeaient dans un labyrinthe de corridors plein parfois d’un bruit farouche.

La Convention encombrait le palais et refluait jusque dans les hôtels voisins, l’hôtel de Longueville, l’hôtel de Coigny. C’est à l’hôtel de Coigny qu’après le 10 août, si l’on en croit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal. Il fallut deux mois pour vider les Tuileries.

Les comités étaient logés aux environs de la salle ; au pavillon-Égalité, la législation, l’agriculture et le commerce ; au pavillon-Liberté, la marine, les colonies, les finances, les assignats, le salut public ; au pavillon-Unité, la guerre.

Le Comité de sûreté générale communiquait directement avec le Comité de salut public par un couloir obscur, éclairé nuit et jour d’un réverbère, où allaient et venaient les espions de tous les partis. On n’y parlait pas.

La barre de la Convention a été plusieurs fois déplacée. Habituellement elle était à droite du président.

Aux deux extrémités de la salle, les deux cloisons verticales qui fermaient du côté droit et du côté gauche les demi-cercles concentriques de l’amphithéâtre laissaient entre elles et le mur deux couloirs étroits et profonds sur lesquels s’ouvraient deux sombres portes carrées. On entrait et on sortait par là.

Les représentants entraient directement dans la salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants.

Cette salle, peu éclairée le jour par de pâles fenêtres, mal éclairée, quand venait le crépuscule, par des flambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Ce demi-éclairage s’ajoutait aux ténèbres du soir ; les séances aux lampes étaient lugubres. On ne se voyait pas ; d’un bout de la salle à l’autre, de la droite à la gauche, des groupes de faces vagues s’insultaient. On se rencontrait sans se reconnaître. Un jour Laignelot, courant à la tribune, se heurte, dans le couloir de descente, à quelqu’un. – Pardon, Robespierre, dit-il. – Pour qui me prends-tu ? répond une voix rauque. – Pardon, Marat, dit Laignelot.

En bas, à droite et à gauche du président, deux tribunes étaient réservées ; car, chose étrange, il y avait à la Convention des spectateurs privilégiés. Ces tribunes étaient les seules qui eussent une draperie. Au milieu de l’architrave, deux glands d’or relevaient cette draperie. Les tribunes du peuple étaient nues.

Tout cet ensemble était violent, sauvage, régulier. Le correct dans le farouche ; c’est un peu toute la révolution. La salle de la Convention offrait le plus complet spécimen de ce que les artistes ont appelé depuis « l’architecture messidor » ; c’était massif et grêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pour le beau. Le dernier mot de la Renaissance avait été dit sous Louis XV, et une réaction s’était faite. On avait poussé le noble jusqu’au fade, et la pureté jusqu’à l’ennui. La pruderie existe en architecture. Après les éblouissantes orgies de forme et de couleur du dix-huitième siècle, l’art s’était mis à la diète, et ne se permettait plus que la ligne droite. Ce genre de progrès aboutit à la laideur. L’art réduit au squelette, tel est le phénomène. C’est l’inconvénient de ces sortes de sagesses et d’abstinences ; le style est si sobre qu’il devient maigre.

En dehors de toute émotion politique, et à ne voir que l’architecture, un certain frisson se dégageait de cette salle. On se rappelait confusément l’ancien théâtre, les loges enguirlandées, le plafond d’azur et de pourpre, le lustre à facettes, les girandoles à reflets de diamants, les tentures gorge de pigeon, la profusion d’amours et de nymphes sur le rideau et sur les draperies, toute l’idylle royale et galante, peinte, sculptée et dorée, qui avait empli de son sourire ce lieu sévère, et l’on regardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froids et tranchants comme l’acier ; c’était quelque chose comme Boucher guillotiné par David.

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