VII Qui met à la voile met à la loterie

Mais qu’allait devenir la corvette ?

Les nuages, qui toute la nuit s’étaient mêlés aux vagues, avaient fini par s’abaisser tellement qu’il n’y avait plus d’horizon et que toute la mer était comme sous un manteau. Rien que le brouillard. Situation toujours périlleuse, même pour un navire bien portant.

À la brume s’ajoutait la houle.

On avait mis le temps à profit ; on avait allégé la corvette en jetant à la mer tout ce qu’on avait pu déblayer du dégât fait par la caronade, les canons démontés, les affûts brisés, les membrures tordues ou déclouées, les pièces de bois et de fer fracassées ; on avait ouvert les sabords, et l’on avait fait glisser sur des planches dans les vagues les cadavres et les débris humains enveloppés dans des prélarts.

La mer commençait à n’être plus tenable. Non que la tempête devînt précisément imminente ; il semblait au contraire qu’on entendît décroître l’ouragan qui bruissait derrière l’horizon, et la rafale s’en allait au nord ; mais les lames restaient très hautes, ce qui indiquait un mauvais fond de mer, et, malade comme était la corvette, elle était peu résistante aux secousses, et les grandes vagues pouvaient lui être funestes.

Gacquoil était à la barre, pensif.

Faire bonne mine à mauvais jeu, c’est l’habitude des commandants de mer.

La Vieuville, qui était une nature d’homme gai dans les désastres, accosta Gacquoil.

– Eh bien, pilote, dit-il, l’ouragan rate. L’envie d’éternuer n’aboutit pas. Nous nous en tirerons. Nous aurons du vent. Voilà tout.

Gacquoil, sérieux, répondit :

– Qui a du vent a du flot.

Ni riant, ni triste, tel est le marin. La réponse avait un sens inquiétant. Pour un navire qui fait eau, avoir du flot, c’est s’emplir vite. Gacquoil avait souligné ce pronostic d’un vague froncement de sourcil. Peut-être, après la catastrophe du canon et du canonnier, La Vieuville avait-il dit, un peu trop tôt, des paroles presque joviales et légères. Il y a des choses qui portent malheur quand on est au large. La mer est secrète ; on ne sait jamais ce qu’elle a. Il faut prendre garde.

La Vieuville sentit le besoin de redevenir grave.

– Où sommes-nous, pilote ? demanda-t-il.

Le pilote répondit :

– Nous sommes dans la volonté de Dieu.

Un pilote est un maître ; il faut toujours le laisser faire et il faut souvent le laisser dire.

D’ailleurs cette espèce d’homme parle peu. La Vieuville s’éloigna.

La Vieuville avait fait une question au pilote, ce fut l’horizon qui répondit.

La mer se découvrit tout à coup.

Les brumes qui traînaient sur les vagues se déchirèrent, tout l’obscur bouleversement des flots s’étala à perte de vue dans un demi-jour crépusculaire, et voici ce qu’on vit.

Le ciel avait comme un couvercle de nuages ; mais les nuages ne touchaient plus la mer ; à l’est apparaissait une blancheur qui était le lever du jour, à l’ouest blêmissait une autre blancheur qui était le coucher de la lune. Ces deux blancheurs faisaient sur l’horizon, vis-à-vis l’une de l’autre, deux bandes étroites de lueur pâle entre la mer sombre et le ciel ténébreux.

Sur ces deux clartés se dessinaient, droites et immobiles, des silhouettes noires.

Au couchant, sur le ciel éclairé par la lune, se découpaient trois hautes roches, debout comme des peulvens celtiques.

Au levant, sur l’horizon pâle du matin, se dressaient huit voiles rangées en ordre et espacées d’une façon redoutable.

Les trois roches étaient un écueil ; les huit voiles étaient une escadre.

On avait derrière soi les Minquiers, un rocher qui avait mauvaise réputation, devant soi la croisière française. À l’ouest l’abîme, à l’est le carnage ; on était entre un naufrage et un combat.

Pour faire face à l’écueil, la corvette avait une coque trouée, un gréement disloqué, une mâture ébranlée dans sa racine ; pour faire face à la bataille, elle avait une artillerie dont vingt et un canons sur trente étaient démontés, et dont les meilleurs canonniers étaient morts.

Le point du jour était très faible, et l’on avait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait même durer encore assez longtemps, étant surtout faite par les nuages, qui étaient hauts, épais et profonds, et avaient l’aspect solide d’une voûte.

Le vent qui avait fini par emporter les brumes d’en bas drossait la corvette sur les Minquiers.

Dans l’excès de fatigue et de délabrement où elle était, elle n’obéissait presque plus à la barre, elle roulait plutôt qu’elle ne voguait, et, souffletée par le flot, elle se laissait faire par lui.

Les Minquiers, écueil tragique, étaient plus âpres encore en ce temps-là qu’aujourd’hui. Plusieurs tours de cette citadelle de l’abîme ont été rasées par l’incessant dépècement que fait la mer ; la configuration des écueils change ; ce n’est pas en vain que les flots s’appellent les lames ; chaque marée est un trait de scie. À cette époque, toucher les Minquiers, c’était périr.

Quant à la croisière, c’était cette escadre de Cancale, devenue depuis célèbre sous le commandement de ce capitaine Duchesne que Léquinio appelait « le père Duchêne ».

La situation était critique. La corvette avait, sans le savoir, pendant le déchaînement de la caronade, dévié et marché plutôt vers Granville que vers Saint-Malo. Quand même elle eût pu naviguer et faire voile, les Minquiers lui barraient le retour vers Jersey et la croisière lui barrait l’arrivée en France.

Du reste, de tempête point. Mais, comme l’avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous un vent rude et sur un fond déchirant, était sauvage.

La mer ne dit jamais tout de suite ce qu’elle veut. Il y a de tout dans le gouffre, même de la chicane. On pourrait presque dire que la mer a une procédure ; elle avance et recule, elle propose et se dédit, elle ébauche une bourrasque et elle y renonce, elle promet l’abîme et ne le tient pas, elle menace le nord et frappe le sud. Toute la nuit, la corvette la Claymore avait eu le brouillard et craint la tourmente ; la mer venait de se démentir, mais d’une façon farouche ; elle avait esquissé la tempête et réalisé l’écueil. C’était toujours, sous une autre forme, le naufrage.

Et à la perte sur les brisants s’ajoutait l’extermination par le combat. Un ennemi complétant l’autre.

La Vieuville s’écria à travers son vaillant rire :

– Naufrage ici, bataille là. Des deux côtés nous avons le quine.

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