VIII LE VERBE ET LE RUGISSEMENT

Cependant Cimourdain, qui n’avait pas encore gagné son poste du plateau, et qui était à côté de Gauvain, s’approcha d’un clairon.

– Sonne à la trompe, lui dit-il.

Le clairon sonna, la trompe répondit.

Un son de clairon et un son de trompe s’échangèrent encore.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gauvain à Guéchamp. Que veut Cimourdain ?

Cimourdain s’était avancé vers la tour, un mouchoir blanc à la main.

Il éleva la voix.

– Hommes qui êtes dans la tour, me connaissez-vous ?

Une voix, la voix de l’Imânus, répliqua du haut de la tour :

– Oui.

Les deux voix alors se parlèrent et se répondirent, et l’on entendit ceci :

– Je suis l’envoyé de la République.

– Tu es l’ancien curé de Parigné.

– Je suis le délégué du Comité de salut public.

– Tu es un prêtre.

– Je suis le représentant de la loi.

– Tu es un renégat.

– Je suis le commissaire de la Révolution.

– Tu es un apostat.

– Je suis Cimourdain.

– Tu es le démon.

– Vous me connaissez ?

– Nous t’exécrons.

– Seriez-vous contents de me tenir en votre pouvoir ?

– Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nos têtes pour avoir la tienne.

– Eh bien, je viens me livrer à vous.

On entendit au haut de la tour un éclat de rire sauvage et ce cri :

– Viens !

Il y avait dans le camp un profond silence d’attente.

Cimourdain reprit :

– À une condition.

– Laquelle ?

– Écoutez.

– Parle.

– Vous me haïssez ?

– Oui.

– Moi, je vous aime. Je suis votre frère.

La voix du haut de la tour répondit :

– Oui, Caïn.

Cimourdain repartit avec une inflexion singulière, qui était à la fois haute et douce :

– Insultez, mais écoutez. Je viens ici en parlementaire. Oui, vous êtes mes frères. Vous êtes de pauvres hommes égarés. Je suis votre ami. Je suis la lumière et je parle à l’ignorance. La lumière contient toujours de la fraternité. D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas tous la même mère, la patrie ? Eh bien, écoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vos enfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout ce qui se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des lois d’en haut, et que ce qu’il y a dans la Révolution, c’est Dieu. En attendant le moment où toutes les consciences, même les vôtres, comprendront, et où tous les fanatismes, même les nôtres, s’évanouiront, en attendant que cette grande clarté soit faite, personne n’aura-t-il pitié de vos ténèbres ? Je viens à vous, je vous offre ma tête ; je fais plus, je vous tends la main. Je vous demande la grâce de me perdre pour vous sauver. J’ai pleins pouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C’est un instant suprême ; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parle est un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Le citoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Écoutez-moi. Beaucoup d’entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends la défense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur défense contre vous. Ô mes frères…

– Va, prêche ! ricana l’Imânus.

Cimourdain continua :

– Mes frères, ne laissez pas sonner l’heure exécrable. On va ici s’entr’égorger. Beaucoup d’entre nous qui sommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain ; oui, beaucoup d’entre nous périront, et vous, vous tous, vous allez mourir. Faites-vous grâce à vous-mêmes. Pourquoi verser tout ce sang quand c’est inutile ? Pourquoi tuer tant d’hommes quand deux suffisent ?

– Deux ? dit l’Imânus.

– Oui. Deux.

– Qui ?

– Lantenac et moi.

Et Cimourdain éleva la voix :

– Deux hommes sont de trop, Lantenac pour nous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tous la vie sauve : donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenac sera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.

– Prêtre, hurla l’Imânus, si nous t’avions, nous te brûlerions à petit feu.

– J’y consens, dit Cimourdain.

Et il reprit :

– Vous, les condamnés qui êtes dans cette tour, vous pouvez tous dans une heure être vivants et libres. Je vous apporte le salut. Acceptez-vous ?

L’Imânus éclata.

– Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou. Ah çà, pourquoi viens-tu nous déranger ? Qui est-ce qui te prie de venir nous parler ? Nous, livrer monseigneur ! Qu’est-ce que tu veux ?

– Sa tête. Et je vous offre…

– Ta peau. Car nous t’écorcherions comme un chien, curé Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tête. Va-t’en.

– Cela va être horrible. Une dernière fois, réfléchissez.

La nuit venait pendant ces paroles sombres qu’on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis de Lantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de ces sinistres égoïsmes. C’est un des droits de la responsabilité.

L’Imânus jeta sa voix par-dessus Cimourdain, et cria :

– Hommes qui nous attaquez, nous vous avons dit nos propositions, elles sont faites, et nous n’avons rien à y changer. Acceptez-les, sinon, malheur ! Consentez-vous ? Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nous donnerez la sortie libre et la vie sauve, à tous.

– À tous, oui, répondit Cimourdain, excepté un.

– Lequel ?

– Lantenac.

– Monseigneur ! livrer monseigneur ! Jamais.

– Il nous faut Lantenac.

– Jamais.

– Nous ne pouvons traiter qu’à cette condition.

– Alors commencez.

Le silence se fit.

L’Imânus, après avoir sonné avec sa trompe le coup de signal, redescendit ; le marquis mit l’épée à la main ; les dix-neuf assiégés se groupèrent en silence dans la salle basse, en arrière de la retirade, et se mirent à genoux ; ils entendaient le pas mesuré de la colonne d’attaque qui avançait vers la tour dans l’obscurité ; ce bruit se rapprochait ; tout à coup ils le sentirent tout près d’eux, à la bouche même de la brèche. Alors tous, agenouillés, épaulèrent à travers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles, et l’un d’eux, Grand-Francœur, qui était le prêtre Turmeau, se leva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la main gauche, dit d’une voix grave :

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Tous firent feu à la fois, et la lutte s’engagea.

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