SCÈNE PREMIÈRE.

RUY BLAS, LE PAGE.

RUY BLAS, à part, et se parlant à lui-même.

Que faire?—Elle d’abord! elle avant tout!—rien qu’elle!

Dût-on voir sur un mur rejaillir ma cervelle,

Dût le gibet me prendre ou l’enfer me saisir

Il faut que je la sauve!—oui! mais y réussir,

Comment faire? donner mon sang, mon cœur, mon âme,

Ce n’est rien, c’est aisé. Mais rompre cette trame!

Deviner...—deviner! car il faut deviner!—

Ce que cet homme a pu construire et combiner!

Il sort soudain de l’ombre et puis il s’y replonge,

Et là, seul dans sa nuit, que fait-il?—Quand j’y songe,

Dans le premier moment je l’ai prié pour moi!

Je suis un lâche, et puis c’est stupide!—eh bien quoi!

C’est un homme méchant.—Mais que je m’imagine

—La chose a sans nul doute une ancienne origine,—

Que lorsqu’il tient sa proie et la mâche à moitié,

Ce démon va lâcher la reine, par pitié

Pour son valet! Peut-on fléchir les bêtes fauves?

—Mais, misérable, il faut pourtant que tu la sauves!

C’est toi qui l’as perdue! à tout prix! il le faut!

—C’est fini. Me voilà retombé! De si haut!

Si bas! j’ai donc rêvé!—Ho! je veux qu’elle échappe!

Mais lui! par quelle porte, ô Dieu, par quelle trappe,

Par où va-t-il venir, l’homme de trahison?

Dans ma vie et dans moi, comme en cette maison,

Il est maître. Il en peut arracher les dorures.

Il a toutes les clefs de toutes les serrures.

Il peut entrer, sortir, dans l’ombre s’approcher,

Et marcher sur mon cœur comme sur ce plancher.

—Oui, c’est que je rêvais! le sort trouble nos têtes

Dans la rapidité des choses sitôt faites.—

Je suis fou. Je n’ai plus une idée en son lieu.

Ma raison dont j’étais si vain, mon Dieu! mon Dieu!

Prise en un tourbillon d’épouvante et de rage,

N’est plus qu’un pauvre jonc tordu par un orage!

Que faire? Pensons bien. D’abord empêchons-la

De sortir du palais.—Oh oui, le piége est là.

Sans doute. Autour de moi tout est nuit, tout est gouffre.

Je sens le piége, mais je ne vois pas.—Je souffre!

C’est dit. Empêchons-la de sortir du palais.

Faisons-la prévenir sûrement, sans délais.—

Par qui?—je n’ai personne!

Il rêve avec accablement. Puis, tout à coup, comme frappé d’une idée subite et d’une lueur d’espoir, il relève la tête.

—Oui, don Guritan l’aime!

C’est un homme loyal! oui!

Faisant un signe au page de s’approcher. Bas.

—Page, à l’instant même,

Va chez don Guritan, et fais-lui de ma part

Mes excuses, et puis dis-lui que sans retard

Il aille chez la reine et qu’il la prie en grâce,

En mon nom comme au sien, quoi qu’on dise ou qu’on fasse,

De ne point s’absenter du palais de trois jours.

Quoi qu’il puisse arriver. De ne point sortir. Cours!

Rappelant le page.

Ah!

Il tire de son garde-notes une feuille et un crayon.

Qu’il donne ce mot à la reine, et qu’il veille!

Il écrit rapidement sur son genou.

—«Croyez don Guritan, faites ce qu’il conseille!»

Il ploie le papier et le remet au page.

Quant à ce duel, dis-lui que j’ai tort, que je suis

A ses pieds, qu’il me plaigne et que j’ai des ennuis,

Qu’il porte chez la reine à l’instant mes suppliques,

Et que je lui ferai des excuses publiques.

Qu’elle est en grand péril. Qu’elle ne sorte point.

Quoi qu’il arrive. Au moins trois jours.—De point en point

Fais tout. Va, sois discret, ne laisse rien paraître.

LE PAGE.

Je vous suis dévoué. Vous êtes un bon maître.

RUY BLAS.

Cours, mon bon petit page. As-tu bien tout compris!

LE PAGE.

Oui, monseigneur, soyez tranquille.

Il sort.

RUY BLAS, resté seul, tombant sur un fauteuil.

Mes esprits

Se calment. Cependant, comme dans la folie,

Je sens confusément des choses que j’oublie.

Oui, le moyen est sûr. Don Guritan...!—mais moi?

Faut-il attendre ici don Salluste? Pourquoi?

Non. Ne l’attendons pas. Cela le paralyse

Tout un grand jour. Allons prier dans quelque église.

Sortons. J’ai besoin d’aide, et Dieu m’inspirera!

Il prend son chapeau sur une crédence, et secoue une sonnette posée sur la table. Deux nègres, vêtus de velours vert-clair et de brocard d’or, jaquettes plissées à grandes basques, paraissent à la porte du fond.

Je sors. Dans un instant un homme ici viendra.

—Par une entrée à lui.—Dans la maison, peut-être,

Vous le verrez agir comme s’il était maître.

Laissez-le faire. Et si d’autres viennent...

Après avoir hésité un moment.

Ma foi,

Vous laisserez entrer!—

Il congédie du geste les noirs, qui s’inclinent en signe d’obéissance et qui sortent.

Allons?

Il sort.

Au moment où la porte se referme sur Ruy Blas, on entend un grand bruit dans la cheminée, par laquelle on voit tomber tout à coup un homme, enveloppé d’un manteau déguenillé, qui se précipite dans la chambre. C’est don César.

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