SCÈNE PREMIÈRE.

DON MANUEL ARIAS, président de Castille. DON PEDRO VELEZ DE GUEVARRA, COMTE DE CAMPOREAL, conseiller de cape et d’épée de la contaduria-mayor. DON FERNANDO DE CORDOVA Y AGUILAR, MARQUIS DE PRIEGO, même qualité. ANTONIO UBILLA, écrivain-mayor des rentes. MONTAZGO, conseiller de robe de la chambre des Indes. COVADENGA, secrétaire suprême des îles. Plusieurs autres conseillers. Les conseillers de robe vêtus de noir. Les autres en habit de cour. Camporeal a la croix de Calatrava au manteau. Priego la toison d’or au cou.

Don Manuel Arias, président de Castille, et le comte de Camporeal causent à voix basse, et entre eux, sur le devant du théâtre, les autres conseillers font des groupes çà et là dans la salle.

DON MANUEL ARIAS.

Cette fortune-là cache quelque mystère.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Il a la toison d’or. Le voilà secrétaire

Universel, ministre, et puis duc d’Olmedo!

DON MANUEL ARIAS.

En six mois!

LE COMTE DE CAMPOREAL.

On le sert derrière le rideau.

DON MANUEL ARIAS, mystérieusement.

La reine!

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Au fait, le roi, malade et fou dans l’âme,

Vit avec le tombeau de sa première femme.

Il abdique, enfermé dans son Escurial,

Et la reine fait tout!

DON MANUEL ARIAS.

Mon cher Camporeal,

Elle règne sur nous, et don César sur elle.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Il vit d’une façon qui n’est pas naturelle.

D’abord, quant à la reine, il ne la voit jamais.

Ils paraissent se fuir. Vous me direz non, mais

Comme depuis six mois je les guette, et pour cause,

J’en suis sûr. Puis il a le caprice morose

D’habiter, assez près de l’hôtel de Tormez,

Un logis aveuglé par des volets fermés,

Avec deux laquais noirs, gardeurs de portes closes,

Qui, s’ils n’étaient muets, diraient beaucoup de choses.

DON MANUEL ARIAS.

Des muets?

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Des muets.—Tous ses autres valets

Restent au logement qu’il a dans le palais.

DON MANUEL ARIAS.

C’est singulier.

DON ANTONIO UBILLA, qui s’est approché depuis quelques instants.

Il est de grande race, en somme.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

L’étrange, c’est qu’il veut faire son honnête homme!

A don Manuel Arias.

—Il est cousin,—aussi Santa-Cruz l’a poussé!—

De ce marquis Salluste écroulé l’an passé.—

Jadis, ce don César, aujourd’hui notre maître,

Était le plus grand fou que la lune eût vu naître,

C’était un drôle,—on sait des gens qui l’ont connu,—

Qui prit un beau matin son fonds pour revenu,

Qui changeait tous les jours de femmes, de carrosses,

Et dont la fantaisie avait des dents féroces

Capables de manger en un an le Pérou.

Un jour il s’en alla, sans qu’on ait su par où.

DON MANUEL ARIAS.

L’âge a du fou joyeux fait un sage fort rude.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Toute fille de joie en séchant devient prude.

UBILLA.

Je le crois homme probe.

LE COMTE DE CAMPOREAL, riant.

Oh! candide Ubilla!

Qui se laisse éblouir à ces probités-là!

D’un ton significatif.

La maison de la reine, ordinaire et civile,

Appuyant sur les chiffres.

Coûte par an six cent soixante-quatre mille

Soixante-six ducats!—c’est un pactole obscur

Où, certe, on doit jeter le filet à coup sûr.

Eau trouble, pêche claire.

LE MARQUIS DE PRIEGO, survenant.

Ah çà, ne vous déplaise,

Je vous trouve imprudents et parlant fort à l’aise.

Feu mon grand père, auprès du comte-duc nourri,

Disait: Mordez le roi, baisez le favori.—

Messieurs, occupons-nous des affaires publiques.

Tous s’asseyent autour de la table; les uns prennent des plumes, les autres feuillettent des papiers. Du reste, oisiveté générale. Moment de silence.

MONTAZGO, bas à Ubilla.

Je vous ai demandé sur la caisse aux reliques

De quoi payer l’emploi d’alcade à mon neveu.

UBILLA, bas.

Vous, vous m’aviez promis de nommer avant peu

Mon cousin Melchior d’Elva bailli de l’Èbre.

MONTAZGO, se récriant.

Nous venons de doter votre fille. On célèbre

Encor sa noce.—On est sans relâche assailli...

UBILLA, bas.

Vous aurez votre alcade.

MONTAZGO, bas.

Et vous votre bailli.

Ils se serrent la main.

COVADENGA, se levant.

Messieurs les conseillers de Castille, il importe,

Afin qu’aucun de nous de sa sphère ne sorte,

De bien régler nos droits et de faire nos parts.

Le revenu d’Espagne en cent mains est épars,

C’est un malheur public, il y faut mettre un terme.

Les uns n’ont pas assez, les autres trop. La ferme

Du tabac est à vous, Ubilla. L’indigo

Et le musc sont à vous, marquis de Priego.

Camporeal perçoit l’impôt des huit mille hommes,

L’almojarifazgo, le sel, mille autres sommes,

Le quint du cent de l’or, de l’ambre et du jayet.

A Montazgo.

Vous qui me regardez de cet œil inquiet,

Vous avez à vous seul, grâce à votre manège,

L’impôt sur l’arsenic et le droit sur la neige;

Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton,

L’amende des bourgeois qu’on punit du bâton,

La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose!...—

Moi, je n’ai rien, messieurs. Rendez-moi quelque chose!

LE COMTE DE CAMPOREAL, éclatant de rire.

Oh! le vieux diable! il prend les profits les plus clairs.

Excepté l’Inde, il a les îles des deux mers.

Quelle envergure! Il tient Mayorque d’une griffe

Et de l’autre il s’accroche au pic du Ténériffe!

COVADENGA, s’échauffant.

Moi, je n’ai rien!

LE MARQUIS DE PRIEGO, riant.

Il a les nègres!

Tous se lèvent et parlent à la fois, se querellant.

MONTAZGO.

Je devrais

Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts!

COVADENGA, au marquis de Priego.

Donnez-moi l’arsenic, je vous cède les nègres!

Depuis quelques instants, Ruy Blas est entré par la porte du fond et assiste à la scène sans être vu des interlocuteurs. Il est vêtu de velours noir, avec un manteau de velours écarlate; il a la plume blanche au chapeau et la Toison-d’Or au cou. Il les écoute d’abord en silence, puis, tout à coup, il s’avance à pas lents et paraît au milieu d’eux au plus fort de la querelle.

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