Ce fut à la chaleur âcre d’un four de pâtissier – le four de Kir Nicolas – qu’Adrien, à peine âgé de quatorze ans, sentit d’abord obscurément, puis, avec pleine conscience, se développer en lui l’amour de l’amitié.
Pour les banlieusards de la rue Grivitza, Kir Nicolas était tantôt turc, tantôt grec, ou bien albanais, vu qu’on l’avait entendu parler dans ces langues et qu’il était en relations d’amitié avec des gens appartenant à ces trois races. Mais les commères du faubourg se mettaient plus vite d’accord pour le qualifier de vénétic, c’est-à-dire d’étranger suspect.
Suspect, Kir Nicolas l’était, bien entendu, comme tout étranger qui arrive et s’établit dans un pays civilisé. Il aurait eu mauvaise grâce d’en vouloir aux habitants de Braïla, si semblables à ceux de toute autre ville d’Occident. Les uns et les autres, d’ailleurs, permettent volontiers aux vénétics d’entrer dans leurs familles dès qu’ils deviennent riches. C’est une faiblesse. Kir Nicolas n’avait pas à la craindre, d’abord parce qu’il n’avait ni fortune ni jeunesse, puis qu’il était très sale. Adrien – voisin du pâtissier depuis quelques jours – en fut choqué.
Bonhomme court de taille, grisonnant, la barbe et la moustache jaunies par la fumée du tabac, d’âge incertain, Kir Nicolas était pareil à sa boutique basse, poussiéreuse, enfoncée de près d’un mètre dans le sous-sol – boutique à la fois four et magasin qui avait vu trois générations de pâtissiers frotter ses murs et user la pierre de son seuil. Comme son four – géante locomobile plate, enduite de glaise jaune occupant les trois quarts de l’espace –, comme ses outils – pelles, planches, tourtières –, Kir Nicolas était entièrement imbibé de saindoux et saupoudré de farine, depuis ses sabots éculés, son pantalon brillant, son inséparable veston dont la couleur primitive avait disparu sous d’épaisses couches de pâte écailleuse grillée par le feu, jusqu’à sa calotte, si crasseuse qu’à l’approche de la chaleur la graisse qui la saturait se diluait et gouttait sur son front.
Cela n’empêchait point la jeunesse du quartier de se lécher les doigts et les babines, après avoir savouré pour cinq ou dix centimes de la fameuse platchynta, son unique gâteau, notre gâteau national qui n’est autre chose qu’une pâte finement feuilletée, farcie de fromage aux œufs ou de viande hachée à l’oignon, le tout noyé dans de la bonne graisse de porc.
Adrien en était gourmand lui aussi. Mais, jeune terre, bonne terre assoiffée de vie, il y eut bientôt autre chose dont il fut aussi gourmand : ce fut de l’atmosphère de la pâtisserie et du pâtissier lui-même, un monde qu’il découvrit par ses propres moyens.
*
Le destin de l’homme n’est rien autre que sa propre personnalité, et il se manifeste dès sa sortie du berceau. On a beau prétendre que le milieu social influence et façonne l’être humain, il ne change rien. Qu’il soit né dans la pourpre et qu’il soit élevé par des Fénelon, celui qui est destiné à diriger une épicerie restera épicier, aura âme et intelligence d’épicier, même si son milieu social le hisse à la direction d’un royaume. Il a pu venir au monde sur un tas de fumier, vivre parmi les voyous et rester illettré toute sa vie, cet autre qui, dans le brasier mystérieux des conceptions, a reçu les trésors de la pensée et des hauts sentiments, il sera toujours un penseur et un foyer de haute existence.
Du bon génie, le milieu social ne fera jamais un mauvais génie ni une fripouille ; de l’homme-pantin, il pourra faire à volonté un marchand de vin ou un stupide avocat. Sur celui-ci l’influence du milieu exercera tous ses caprices ; sur l’autre, elle ne pourra absolument rien. Et ainsi, rien ne sera changé, ni dans un cas ni dans l’autre.
Les habitants de ce faubourg, qui égalait en puanteur les faubourgs du vieux Caire et de l’ancien Alep, accusaient Kir Nicolas d’être sale. Il l’était en effet. Mais ce qui obligeait les gamins et les fillettes du quartier à se tenir prudemment sur le seuil de sa boutique, c’était sa réputation de satyre. Disons que Kir Nicolas en avait bien l’air.
Adrien demanda l’avis de sa mère. Celle-ci, fort embarrassée, lui dit :
– Mon enfant, le coupable n’a qu’un péché : celui qu’il a commis ; mais l’accusateur en a mille : tous ceux dont il accable à tort son prochain. Je ne connais Kir Nicolas que depuis une semaine, mais je ne me méfie pas de lui. Il a la bonté dans les yeux, et je crois au langage du regard ; l’homme peut tout feindre par la parole, rien par le regard.
Et voilà Adrien installé sur le banc de la pâtisserie, un livre sur ses genoux, tel qu’il avait fait avant de demander l’avis de sa mère. Il venait d’abandonner, après une année de bagne, la vie d’esclave qu’est celle de garçon de cabaret, et maintenant, avide de lecture et de liberté, sans aucune relation amicale avec les garçons de son âge, il mettait les bouchées doubles, lisant, flânant, et fouillant dans le grand livre de la vie : le cœur de l’homme.
Certes, le monde est plein de cœurs, mais presque tous ressemblent à ces plantes inutiles qui poussent sur les bords des chemins : bien mieux vaut une pomme de terre. Kir Nicolas surgit avec le sien. Et ce fut autre chose.
Comme toute la rue, Kir Nicolas avait appris qu’une veuve, blanchisseuse journalière, et son enfant venaient de prendre possession d’un logement de deux pièces dans la maison contiguë à son four.
Aussitôt les commères colportèrent que la nouvelle logeuse avait vécu avec un Grec et que son enfant était donc un Catzaone. Et les petits chenapans de faire chorus avec leurs parents et de chanter à Adrien dès qu’ils l’aperçurent :
Grec, Grec, parpalèque.
Tourne ton derrière que je te frotte !…
Le pâtissier fut très étonné de voir que le « parpalèque » passait son chemin sans répondre, selon la règle, par une mitraille de pierres à l’offense reçue. Son étonnement fut encore plus grand quand il s’aperçut qu’Adrien avait toujours avec lui un livre, s’en allait vers les champs, rentrait, lui disait au revoir après avoir achevé son morceau de platchynta, et le regardait droit dans les yeux, à la différence des autres gamins qui détournaient leurs regards comme des fripons. Aussi fut-il content de le voir prendre place et s’attarder de longues heures sur le banc de sa boutique.
De son côté, Adrien se plaisait à parler en grec à Kir Nicolas :
– Mais, disait-il, Kir Haralambe (c’était le nom du patron grec qu’il venait de quitter) m’a fait payer cher sa langue. Je crois que le nombre de gifles que j’encaissais de lui dans une journée dépassait le nombre de nouveaux mots grecs que j’apprenais chaque soir. Et pourtant, Kir Haralambe se disait fier de me savoir fils de Grec…
Kir Nicolas s’exclamait :
– Eh ! Moré Adriani ! Grecs, Turcs, ou Tartares, nous ne sommes que de pauvres hommes. La nation, c’est un mot dont se parent deux sortes de gens : les très malins et les imbéciles. Malheureusement, il y a aussi un petit nombre de sincères et de naïfs qui sont de bonne foi, c’est grâce à eux que les frontières se maintiennent. Autrement, c’en serait vite fait du mot nation.
– Alors, tu ne crois pas en la Patrie, Kir Nicolas ? demandait Adrien.
– Mais si, pédaki mou (mon petit enfant), j’y crois : la nuit, quand je travaille seul. Je me rappelle que je suis ici un « sale Albanais ». Alors je pense aux belles montagnes où je suis né et où j’ai passé une enfance douce et paisible… Et dans ces moments-là, je chante, ou je pleure ; mais jamais l’envie ne me prend d’égorger un homme en pensant à ma patrie.
Pendant qu’ils bavardaient, des femmes et des enfants entraient et sortaient sans arrêt ; il s’agissait de cuire un pain, une courge, un plat de choucroute sur lequel reposait un morceau de viande de porc, ou une volaille. Les gens aisés apportaient une brioche, les femmes lipovanes des graines de tournesol qu’elles vendaient pour gagner leur vie. Pour chaque cuisson, selon son importance, Kir Nicolas percevait un sou ou deux. Il arrivait qu’il y eût des mécontents et des disputes : le plat était trop cuit, prétendait-on, ou pas assez. Le pâtissier était aussi accusé quelquefois d’avoir chipé du saindoux ou quelques-unes des tranches de lard qui se trouvaient sur les plats.
Les trois quarts des femmes du quartier qui venaient « au four » étaient pauvres et toujours enceintes. Leurs visites n’avaient d’autre but que la cuisson d’une courge. Les vêtements sales, déchirés ou rapiécés, les cheveux en désordre, le cou à moitié lavé, les pieds nus et crevassés, la femme ne manquait pas d’avoir le ventre plein – et à peine se vidait-il pour un terme de trois ou six mois qu’il était de nouveau empli. Chaque pauvresse était toujours accompagnée d’une portée de mioches accrochés à ses jupes, presque nus, les museaux encrassés de morve, les abdomens ballonnés par l’excès de pastèques et de soupe trop claire. Quels regards toute cette marmaille avait pour la platchynta ! Les petits avalaient leur salive ; leur mère la crachait tout simplement sur le plancher. Kir Nicolas, considérant le ventre qui soulevait la jupe de la pauvre femme, prenait le sou pour la cuisson de la courge et offrait une dégustation de platchynta qui valait deux sous. La misérable, se léchant les doigts, remerciait :
– Que l’aumône vous soit dix fois rendue dans le ciel !
Et elle expliquait :
– Ce n’est pas moi qui suis vorace, mais le fœtus… Quant aux petits, deh, ce sont des garçons, et une envie non apaisée peut leur faire « tomber les couilles »…
Certaines de ces femmes partaient souvent sans payer le sou. Kir Nicolas le savait :
– Que veux-tu, bré Adriani, disait-il, les rappeler et leur faire honte, cela me rendrait plus malheureux que de perdre le sou.
Cependant, la même femme, le lendemain, se tenant sur le pas de sa porte, criait à une voisine :
– Ce sacré Albanais s’est enrichi depuis qu’il « tient le four » dans notre mahalla !
Parfois, les commères effrontées lui jetaient avec un air entendu (surtout depuis que Kir Nicolas avait obtenu la permission de vendre de la platchynta et des covrigi [« craquelins »] aux soldats de la caserne de cavalerie) :
– Ça va, petit père, hé ? Un sou d’ici, un sou de là, ça s’entasse ! La doublure de ton burnous doit être garnie de billets de mille ; c’est sans doute pourquoi tu ne le quittes jamais !
Devant ces allusions fréquentes, Adrien ouvrait de grands yeux. Il croyait à l’aisance du pâtissier, mais point à cette prétendue fortune. Kir Nicolas, gêné par la franchise de son petit ami, se justifiait :
– Ah !… cardia mou ! (mon cœur !). On ne sait point comment faire dans la vie : lorsque je n’avais pas le sou et traînais ma misère par les rues avec trois covrigi dans mon panier, j’étais « le pouilleux » ; aujourd’hui que je suis arrivé à mettre deux sous de côté, après vingt ans de fatigue et de peines, on me couvre d’envie jaune, on m’appelle le « sale Albanais ». Et je ne sais si je n’ai pas encore plus de honte maintenant qu’autrefois !
– Kir Nicolas, lui disait Adrien, pauvre ou riche, je crois que tu as toujours été bon, et tu ne dois donc avoir honte de rien…
*
À force de voir Adrien désœuvré, toujours en train de lire, Kir Nicolas lui dit un jour :
– Dis donc, phili mou (mon ami), si tu restais chez moi, à m’aider, tu crois que cela ne plairait pas à ta mère ? Je te regarderai comme mon enfant, tu seras nourri, et tu auras quinze francs par mois. Qu’en dis-tu ?
Adrien, qui était peiné de voir sa mère s’épuiser tous les jours sur ses baquets de lessives, avait prévu et devancé cette offre. Dans ses causeries du soir avec sa mère – d’accord tous les deux désormais sur l’honnêteté du pâtissier –, il avait obtenu d’elle un consentement anticipé.
– Je serai ton aide quand il te plaira, répondit-il au brave homme ; moi je l’ai toujours désiré et ma mère accepte, car elle sait que tu ne me battras pas. J’espère également que tu me permettras de lire dans les moments libres.
– Entendu !… Ce sera comme maintenant… Mais, dis-moi un peu, psychi mou (mon âme), qu’est-ce que toute cette lecture depuis le matin jusqu’au soir ? Est-ce que tu aspires, par hasard, à devenir professeur ?
– Non. On ne lit pas que pour devenir professeur ; j’aime ça, voilà tout.
– Pourtant, tu as terminé l’école.
– J’ai fini l’école primaire, mais dans ces lectures, je trouve des choses beaucoup plus belles.
– Ah ! ah ! je comprends : ce sont des histoires d’amour et d’aventures !
Adrien protesta :
– Ce n’est pas ce que j’aime le plus ; il y a mieux…
– Il y a quoi ?
– Eh bien ! du très sérieux.
Kir Nicolas soupira :
– Eh, poulaki mou ! (mon poulet !) Il n’existe pas dans les livres « du très sérieux » ; il n’y en a que dans la vie. Les livres n’enseignent pas comment il faut s’y prendre pour vivre heureux, et l’enseigneraient-ils qu’on n’en tiendrait pas compte.
– Tu te trompes, Kir Nicolas ; il y a du beau et du vrai dans les livres.
– Du beau et du vrai ! Ce n’est pas cela qui fait vivre !
– Moi, cela me fait vivre et vivre heureux.
– Mais tu es pauvre, tu dois gagner ta vie !
– Ça ne fait rien ; je donnerai tout juste ce qu’il faudra à mon ventre ; le reste de ce que je gagnerai sera pour les livres.
Le pâtissier en fut très sincèrement touché :
– Ah ! Tête dure ! Je vais te donner un exemple. Notre famille, en Albanie, est croisée avec du sang grec. Ma mère avait deux frères aînés, barba Spiro et barba Vanghélis. J’ai passé mon enfance dans leur intimité, et voilà ce que j’ai appris, vu et su. Leurs parents étaient aisés. Aussi, dès qu’ils s’aperçurent que barba Spiro, le premier-né, montrait à l’école de grandes aptitudes, ils décidèrent de l’envoyer aux hautes études à Athènes. Là-bas, ce roufiani sortit premier, ce qui fit perdre la tête aux parents. Ils firent des sacrifices et l’envoyèrent en Allemagne, puis en France, persuadés que leur fils allait devenir un Socratis. Et il devint, en effet, un gros professeur de philosophie à Athènes, écrivit des livres, fit beaucoup parler de lui et se retira encore jeune dans notre village, où il acheta des terres et continua d’écrire. Je n’ai jamais mis le nez dans ses bouquins, mais les connaisseurs prétendaient qu’il y avait là « du beau et du vrai ». Et cela était bien possible. Seulement, et c’est ici qu’est la question : à quoi sert « le beau et le vrai » ? À quoi sert-il ? Oh ! oui, sans doute, il servit bien à barba Spiro, mais à lui seul ! Il vivait enfermé, avec la femme riche qu’il avait épousée. Pas un pauvre n’osait frapper à sa porte. Dans sa maison, en robe et en babouches de soie brodée de fils d’or, il était éternellement acharné à pondre « du beau et du vrai ». Il était plein de mépris pour nous et ne cachait pas son dédain aux paysans qui le saluaient lorsqu’il apparaissait dans sa voiture, étalé comme un pacha.
» Le chagrin de le voir à ce point indifférent à tout ce qui n’était pas lui tua ses pauvres parents. Ils moururent la même année, laissant presque dans la misère ma mère et barba Vanghélis. Et lorsque celui-ci, un jour de colère, appela son frère « égoïste » et lui jeta qu’il devait sa réussite à la fortune paternelle, entièrement dévorée par lui, barba Spiro ordonna aux domestiques de le mettre à la porte, en lui criant : « Les simples d’esprit doivent se contenter de ce que Dieu leur donne. »
» Ainsi, pendant qu’il devenait grand philosophe, ma mère épousait un petit fromager et luttait durement avec l’existence. Barba Vanghélis, lui, devenait fourreur, épousait par amour une fille honnête, mais pauvre, du pays, à qui il apprit son métier, et ils travaillèrent ensemble jusqu’à ce qu’ils perdissent presque complètement la vue. Ils vieillirent avant le temps ; leurs deux enfants furent emportés, tout jeunes encore, par des maladies ; puis la femme alla les rejoindre, et barba Vanghélis resta seul. C’est surtout après son veuvage que je l’ai connu. Il lisait aussi beaucoup au long de ses nuits sans sommeil. S’il se décidait à écrire, ce n’était que pour répondre à des neveux tombés dans la misère, loin de leur pays, accompagnant toujours ses lettres d’un petit mandat postal. La mort qui avait fauché toutes ses affections l’avait en même temps réduit à la gêne, presque à la pauvreté, mais son cœur était resté bon, malgré les souffrances et les revers.
» Quand, à dix-neuf ans, j’ai dû quitter aussi mon pays et aller tenter la chance ailleurs, ma mère, veuve, mit dans ma bourse ce qu’elle avait, mais ce n’était pas assez. Alors, je suis allé rendre une dernière visite à mes deux oncles. Barba Spiro, sentant bon le cosmétique, s’amusait avec ses trois enfants, leur apprenant dans le jardin à jeter le disque et le javelot. Il se montra visiblement importuné, m’offrit avec générosité un fromage de chèvre d’une oka et un vieux châle, puis me donna un baiser froid comme son cœur. Je suis sorti de chez lui tout en pleurs. Dehors, je jetai par-dessus le mur de sa propriété châle et fromage, et me frottai les joues avec de l’herbe.
» Barba Vanghélis me reçut avec affabilité, son sourire stoïque sur les lèvres. Il enleva ses lunettes, me fit asseoir et me parla beaucoup. Il me raconta les aventures de sa vie et ce qu’il fallait dire à un enfant qui s’en allait par le monde, sans argent et sans expérience. Puis il tira une bourse de son armoire, et l’enfermant entre mes mains, qu’il serrait fortement, me dit : « Voici, matia mou (mes yeux), c’est tout ce que je peux te donner. Dépense avec précaution, mais ne sois ni avare ni insensible. Mieux vaut souffrir la misère que de rester indifférent devant la faim de son prochain. Que le Seigneur te protège, adio ! Moi, je ne te reverrai plus. »
» Et il me serra dans ses bras. Il est mort peu après. Voilà, Adriani… Les livres ne rendent pas bons ceux qui les écrivent.
Adrien resta ébahi. Il douta :
– Kir Nicolas, tu ne me trompes pas ?
– Je te jure sur la lumière de mes yeux que je t’ai parlé vrai.
– Mais comment est-il possible d’écrire des livres pour les hommes, sans aimer les hommes ?
– Très bien : c’est pour gagner de l’argent et…
– Gagne-t-on de l’argent en écrivant des livres ?
– Beaucoup, preuve barba Spiro ; et puis, de la gloire.
– Quelle gloire ? Il n’y a pas de gloire si l’on a le cœur sec.
*
Ce soir-là, en entrant dans son lit, Adrien se mit à douter de ce qui avait été jusque-là sa plus forte passion, après son amour pour la liberté : la divine Lettre, la belle lettre imprimée, la phrase concise d’amour et de vérité qui fait tressaillir le cœur et éblouit l’esprit – la noble déesse, la Littérature ! Il lisait justement Crime et châtiment, de Dostoïevski. Le livre en main, il fonça du regard sur le nom de son auteur favori, comme s’il eût voulu lui arracher le secret de sa vie et se demanda :
– Dostoïevski a-t-il eu un cœur dur comme celui du professeur de philosophie ?
Le lendemain de bonne heure, aussitôt après le départ de sa mère, il alla rôder autour du lycée Balcesco, dévisageant les étudiants qui entraient en classe. Adrien arrêta l’un d’eux, son meilleur camarade d’école primaire, ancien voisin de banc, et lui dit à brûle-pourpoint :
– Connais-tu une vie ou une biographie de Dostoïevski ?
– Non, je ne connais pas, lui répondit l’interrogé.
– Qu’apprends-tu, alors, dans le lycée ? lui demanda naïvement Adrien, stupéfait.
– Oh ! mon vieux, si tu crois qu’on s’amuse ici, tu te trompes !
– Tu appelles « s’amuser » connaître les vies des grands hommes ?
– Tout cela, c’est de la blague !… Ici, on apprend surtout à s’ouvrir facilement un chemin dans la vie. Mais, si tu veux, je peux te chercher ton fourbi dans la bibliothèque du lycée et tu l’auras à midi.
– Tu m’obligerais beaucoup… Je serai là pour le prendre.
Une poignée de main mollasse, et le jeune homme, qui pensait déjà à une vie facile, disparut dans le bâtiment.
Attristé, Adrien se mit à longer le boulevard Couza en se disant, d’après l’autre :
– « Mon fourbi »… « C’est de la blague. » En voilà un qui deviendra professeur de philosophie… à la barba Spiro. Il a peur que son père ne l’envoie garder les porcs dans les marais.
À l’heure de la sortie de l’usine « à vie facile », dans la mêlée des étudiants de tous les degrés, Adrien aperçut son camarade descendant les marches à côté d’un collègue de la sixième, un grand jeune homme au visage distingué et très maigre, fils d’un prêtre honnête qui faisait de sa carrière un apostolat.
De loin, le premier dit au second en désignant Adrien :
– Voici le copain qui s’intéresse aux vies des grands hommes ! Sa mère est blanchisseuse, lui domestique, et la vie des grands hommes pour toute préoccupation ! C’est le cas d’évoquer le proverbe roumain : Au chauve, que manque-t-il ? Une calotte ornée de perles !
Le fils du prêtre fut gêné de cette grossière apostrophe, surtout en apercevant Adrien rougir jusqu’aux oreilles, content quand même de tenir le livre désiré. Aussi jeta-t-il à son compagnon cette rectification qui fit plaisir à Adrien :
– Ton raisonnement est faux, Alexandre ; il est plus louable de s’intéresser aux vies des grands hommes qu’aux vies des grands escrocs.
Et s’adressant à l’humilié :
– Ne lisez-vous que des livres comme celui-ci, mon ami ?
– Oui, monsieur.
– Vous faites très bien. Continuez.
Le livre, c’était : Souvenirs de la maison des morts, et il débutait par une biographie de Dostoïevski, un vrai régal : vingt pages signées Georges Brandès.
Impatient comme s’il se fût agi de gourmandise, il entama la biographie en descendant vers la maison, la dévora en route, apprit des choses épouvantables sur l’existence tragique du malheureux écrivain, lui demanda pardon en pleurant pour avoir douté de sa foi et couvrit de malédiction tous les professeurs de philosophie du monde.
Le livre en main, il entra en coup de vent chez Kir Nicolas :
– Écoute-moi, lui dit-il, tu vas être renversé. Ton oncle Spiro s’est trompé de carrière, il devrait être charcutier plutôt qu’écrivain. Voici la vie d’un écrivain.
Et, haletant, la voix étranglée par une émotion triomphante, Adrien lut au pâtissier la biographie révélatrice, s’efforçant de mettre en relief les pages douloureuses. Le brave homme écouta jusqu’au bout avec soumission, comprit peu de choses et n’abandonna pas ses convictions. Il en est presque toujours ainsi : ceux qui nous sont les plus chers ne comprennent pas ce qui nous passionne.
*
Dès le lendemain, Adrien commença d’aider avec ardeur son patron-ami, mais il fut pendant une semaine la risée de toute la rue. Sa mère brava cette honte, mais en souffrit quand même. Adrien, lui, n’en fut nullement touché. Il répondit par le mépris aux huées des garçons qui venaient jusque sous les fenêtres de la pâtisserie lui crier leurs insultes, et il eut bientôt la surprise de se voir courtiser, aduler par ses tourmenteurs avides d’un débris de platchynta.
Ceux-ci stationnaient, nombreux, devant la porte de la boutique, les yeux grands ouverts sur le gâteau, l’eau à la bouche, épiant le moment propice pour en mendier quelques bribes. Le plus souvent, ils entraient en bandes à la suite d’un seul de leurs copains. L’acheteur était entouré, flatté, supplié de se souvenir d’anciennes générosités dont il avait été lui-même l’un des bénéficiaires. N’oublie pas, insistait chacun, que j’ai toujours partagé avec toute la compagnie. Mais, le plus souvent, l’acquéreur du morceau se contentait de faire la sourde oreille et de s’empiffrer, pendant que les autres faisaient gicler de la salive entre leurs dents.
Comme le gâteau devait être d’une livre et qu’on ne pesait rien, l’appréciation se faisait à l’œil, selon la disposition du vendeur et la tête de l’acheteur. Aussi, quand le couteau plat de Kir Nicolas détachait un morceau pour un ou plusieurs sous, le bonhomme poussait l’air avec l’épaule et n’était jamais satisfait. Les garçons accusaient « l’Albanais » d’être plus généreux avec les filles, qu’il prenait parfois par la taille avec un sentiment douteux, une tendresse suspecte. Car Kir Nicolas n’était pas vieux. Et quand une gamine au regard audacieux, aux jambes nues jusqu’au-dessus des genoux, aux beaux seins drus sous la chemise transparente, quémandait des yeux une miette de platchynta, Kir Nicolas s’allumait d’un feu plus brûlant que celui de son four. Il la prenait par le menton et lui disait :
– Que veux-tu, petite ?
– Ah ! quelle envie j’ai d’en manger un petit bout !
– Et tu n’as pas de sous ?
– Non… Je n’en ai pas… Mais, si vous voulez bien, donnez-moi cette feuille-là, qui pend de côté. J’en meurs d’envie.
« L’Albanais » plongeait dans les yeux de la petite son regard étincelant, puis se mettait à siffler un air de son pays, prenait le couteau et détachait un morceau. La fillette s’attendrissait au point de ne plus rien pouvoir refuser à un homme si généreux. Mais Kir Nicolas n’était pas un satyre, il étouffait ses désirs et se contentait se caresser les cheveux de la gourmande, pendant que celle-ci léchait le gâteau avec toutes sortes de précautions pour le faire durer le plus longtemps possible. Il lui disait, plutôt pour parler que pour chercher à la convaincre :
– Ma pauvrette… Ma belle enfant… Ne sois pas l’esclave d’une envie. Avec un autre que moi, ce bout de gâteau aurait pu te coûter ton pucelage ! Et un jour, plus tard, quand tu seras peut-être ouna prima donna, fêtée par des hommes qui boiront du champagne dans ton soulier, tu regretteras amèrement d’avoir donné pour une miette de platchynta une « marchandise » qui pouvait te rapporter un domaine !
Mais, se tournant vers Adrien, il se dédisait, en grec :
– Ce n’est pas vrai, moré Adriani. Quand cette « marchandise-là » est bonne, elle est toujours donnée contre un bout de platchynta ou d’alvitz, car à ce moment-là elle est méprisée par les princes, qui ne l’apprécient bien que quand elle est passée par les mains des… pâtissiers !
Kir Nicolas vivait, d’ailleurs, en concubinage avec une femme beaucoup plus jeune que lui, autrefois belle et séduisante, maintenant ravagée par la tuberculose, vivant ses derniers jours, mais les vivant en véritable passionnée, se moquant des conseils du médecin, fumant, buvant, banquetant – sans crainte de la mort en attente déjà dans l’antichambre –, mêlant du matin au soir les larmes de la joie à celles du regret.
Léléa Zinca avait été ouvrière à la manufacture de tabac de Bucarest, d’où un homme de bonne situation l’avait tirée pour l’épouser. Elle l’avait quitté au bout d’un an pour s’enfuir avec Kir Nicolas à Braïla, où elle n’enterra pas que le souvenir d’un mari banal et compassé, mais aussi sa jeunesse rapidement brûlée par les abus de toutes sortes.
– Je n’avais que dix-sept ans à peine quand je connus Nicolas, racontait-elle à Adrien qui était vite devenu son ami ; mais l’endiablé platchyntar, quoique grisonnant, me plut, le vieux matou, dès qu’il osa me dire un jour – à moi, Mme Vasilesco, tout habillée de mousseline et bonne cliente de sa platchynta : « Ah ! tourterelle amoureuse ! Je ferais volontiers dix ans de bagne rien que pour pouvoir baiser les mûres de tes yeux ! » Comprends-tu, Adrien ? Dix ans de bagne pour un baiser, cela plaît beaucoup à dix-sept ans ! Aussi, ai-je permis le baiser à Nicolas ; et au lieu de l’envoyer au bagne, je lui en ai demandé d’autres, car plus j’en recevais plus j’en désirais. Puis, ma foi… j’ai agi comme on fait lorsqu’on n’est pas une grande dame : j’ai planté là mon magot et sa mousseline, et je suis partie avec celui qui était prêt à faire dix ans de bagne pour un baiser. Voilà ! Je ne regrette rien, sauf ma vie qui s’en va !
D’une propreté extrême, poussée jusqu’à la manie, Léléa Zinca, toujours blottie sur son divan, criait à quiconque voulait entrer :
– Hé !… Essuie tes pieds !
Pour créer un divertissement dans son modeste intérieur, elle déménageait les meubles chaque samedi, jour de grand nettoyage, se crevant à traîner seule le lit à la place de l’armoire, celle-ci à la place du buffet, le buffet là où se trouvait anciennement le lavabo. Puis, de nouveau, au bout de quelques semaines, les meubles reprenaient leur place après avoir fait le tour de la chambre. Les soirs de ces changements, en rentrant chez sa femme, tout propre et pimpant, Kir Nicolas jetait son exclamation brève et chantante :
– Autre mode, ma Zincoutza !
Ce mot, toujours le même, plaisait à sa Zincoutza et la rendait meilleure. Car, malgré la bonté de son ami, la pauvre femme, à force de souffrir, était devenue avec lui acariâtre comme une mégère. Cependant, Kir Nicolas ne la contredisait jamais et s’efforçait de satisfaire tous ses caprices. Ceux-ci, parfois, frisaient le dévergondage. Ainsi, dans ces festins du dimanche sous la tonnelle du jardin quand, rassemblant « amis et amies » devant un plantureux et exquis repas généreusement arrosé, Léléa Zinca faisait venir un bon accordéon ou un orgue de Barbarie. Elle se grisait jusqu’à l’oubli, entamait la fête avec des romances accompagnées par les criailleries des instruments qu’elle modérait ou accélérait d’un doigt savant, et finissait vers les deux heures du matin avec des chansons obscènes, des larmes et des insultes pour tout le monde, en commençant par son mari, et terminant l’algarade sur la tête du musicien.
L’explosion se produisait presque régulièrement à la suite du reproche qu’elle faisait à Kir Nicolas de ne pas prendre une part suffisante à la joie générale.
– Regardez-moi cet imbécile ! éclatait-elle brusquement, en montrant aux convives son mari. Ce vieil idiot qui n’a ouvert la bouche pendant toute la soirée que pour engloutir du poulet et rire comme un sot, alors qu’avec les abrutis de sa sale nation il sait chanter et s’emballer ! Misérable, c’est toi qui m’as rendue malheureuse ! Pouilleux sans religion ! Vagabond sans Dieu ! J’étais sûrement aveugle quand je me suis amourachée de toi ! Et dire que maintenant je dois faire des singeries, m’épuiser, cracher le sang, pour amuser ce scélérat… aussi bien que vous, oui, vous tous, bande d’affamés et de profiteurs, qui vous plaisez bien à ma table mais ne payez jamais un dîner aux autres ! Fichez-moi le camp, saligauds, je ne veux plus jamais vous voir, ni même entendre votre nom !
Puis, s’apercevant que l’accordéoniste écoutait et rigolait sous cape :
– Et toi, mendiant des quatre chemins ! Qu’est-ce que tu fais encore là, à écouter ce qui ne te regarde pas ? Prends vite la porte, voyou, et ne mets plus jamais les pieds ici !
Au début, la poitrinaire fut vivement blâmée pour son sale caractère. Plus tard, les choses s’arrangèrent. Les invités prenaient la poudre d’escampette aussitôt que l’orage se déclenchait, laissant le mari seul lui tenir tête. Jouant les offensés, ils boudaient jusqu’au jeudi suivant. Dès ce jour, Léléa Zinca, de son côté, ne pouvait plus supporter la solitude de sa chambre. Ses méditations se perdaient stérilement dans la fumée de ses cigarettes et le ronron du chat finissait par lui porter sur les nerfs.
Alors, elle envoyait une gamine chercher la moins rancunière des « amies » offensées, et celle-ci, sans exiger trop d’excuses, arrivait, l’embrassait et se chargeait ensuite d’entraîner les autres boudeuses, invoquant – argument suprême – l’état maladif de Léléa Zinca ; ces dernières agissaient si bien auprès de leurs maris que le dimanche arrivant trouvait tout le monde de nouveau réuni sous la tonnelle.
Au thé de l’après-midi qui précédait la fête du soir, la malade avait des larmes de regret et d’excuses indirectes :
– Que voulez-vous ! Je suis si malheureuse ! Ce n’est pas parce que je vais mourir bientôt ; oh ! de cela je me moque ! Mais cet homme me délaisse trop maintenant ; je ne suis plus rien pour lui : un corps desséché, bon à mettre entre quatre planches. Il baragouine toute la journée avec ses compatriotes, crasseux comme lui, ne me voit qu’à midi pendant le repas, et le soir, quand dans le lit il se tient le plus loin possible de moi. Je n’ai plus rien que mon chat et mes cigarettes.
– Oui, c’est triste, pauvre Léléa Zinca ! concluaient les assistants, miséricordieux.
Et tout le monde s’embrassait.
Mais à ce moment, Kir Nicolas apparaissait, remis à neuf, lavé, pommadé, barbe peignée, démarche droite, regard enflammé d’Oriental, et alors Léléa Zinca changeait de ton du tout au tout. Elle le prenait par la main, le faisait asseoir près d’elle, lui versait du thé et lui disait :
– Mais non, mon ami, ce n’est pas à toi que j’en veux… C’est que, vois-tu, cette vie… Cette vie, qui promet tant de choses au départ, tient si peu ses promesses ! Il n’y a plus moyen de boire un verre sans qu’on trouve du fiel au fond… Et puis, tu sais, je serai bientôt au port ; tout de même, cela ne me fait pas plaisir, je n’ai que trente-deux ans ! Te rappelles-tu quand, à Bucarest, jeune et belle, habillée de mousseline, tu m’as dit pour la première fois : « Ah ! tourterelle amoureuse, je ferais volontiers dix ans de bagne, rien que pour baiser les mûres de tes yeux ! » Comme le temps passe ! On dirait que c’était hier ! Et peut-être que le printemps prochain l’alouette chantera déjà au-dessus de ma tombe !
Puis, le considérant avec affection, elle le montrait aux amis :
– Voyez comme il est heureux ! Je mettrais ma main au feu qu’il vient de peloter les nichons d’une garce pour deux sous de platchynta ! Je lui en veux, mais me console quand je pense à toutes ces choses, seule dans ma chambre, en reconnaissant qu’à sa place, je ferais de même ! Il n’y a rien à dire : la roue tourne, tant pis pour ceux qu’elle écrase !
Le soir tombant, à la fin du thé, la porte de la rue s’ouvrait timidement, comme poussée par la main d’un enfant ; l’accordéoniste, chassé huit jours avant, introduisait sa tête. Et Léléa Zinca était toujours là pour lui crier :
– Entre vite, voyou, les voisins te regardent !
*
C’est avec ce milieu, où habitaient ensemble toute la joie et la misère humaines, qu’Adrien fit connaissance pendant cet été de travail chez Kir Nicolas !
Un milieu aussi riche et aussi nouveau offert à ses yeux avides : la caserne du 11e régiment de cavalerie, à deux pas de la pâtisserie. Kir Nicolas y écoulait beaucoup de platchynta et de craquelins au sésame. Là encore existaient bien des choses que la plupart des gens ignoraient ou connaissaient mal. Adrien les découvrit et en fit sa pâture.
Comme tous les garçons de son âge, Adrien savait que « la caserne est l’endroit où il y a des soldats », et que « les soldats sont des militaires ». La caserne ! C’est ainsi qu’il avait entendu définir cette immense cour sévèrement clôturée où fourmillaient hommes et chevaux, où les trompettes sonnaient sans arrêt, où il y avait un va-et-vient incessant – mais par des portes différentes – de breaks amenant les officiers, de fourragères transportant la paille et le fumier, et au milieu de laquelle s’élevaient de vastes bâtisses aussi sombres que la prison préventive qui lui était contiguë.
Quant à ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur de cette cour, Adrien n’en savait pas plus que les autres garçons, mais à la différence de ceux-ci, comme il n’oubliait rien de ce qu’il voyait ou entendait, il s’amusait à confronter en lui-même la légende et la réalité. Ainsi, son discernement précoce saisissait la contradiction qu’il y avait entre la chanson écolière :
Comme est belle la vie de soldat…
et ce que les soldats faisaient et disaient sous ses yeux. Cette chanson-rengaine, Adrien ne l’avait entendue dans la bouche d’aucun soldat, ni lors du recrutement, ni pendant le service, ni après, mais seulement chez les enfants. C’étaient les enfants qui disaient que la vie de soldat était belle, mais pas les soldats, pas un seul soldat.
Ceux-ci, Adrien les avait vus faire et entendus dire autre chose ; et à ce sujet, une image ineffaçable était restée vivante dans la nuit de ses souvenirs d’enfant. Il avait alors sept ans. Comme il rentrait un soir en compagnie de sa mère d’une promenade aux environs de la ville et qu’ils longeaient tous les deux la grille qui ceint la cour du 3e régiment d’artillerie, un soldat qui se tenait immobile derrière les barreaux héla sa mère. Ils s’approchèrent. Le jeune homme mendia « un peu de tabac ». La mère courut lui en acheter un paquet de deux sous, et pendant ce temps Adrien considéra à son aise le visage de l’artilleur qui portait une large blessure :
– Qui t’a fait cette plaie ? demanda l’enfant.
– Mon sergent, répondit l’interrogé.
– Et pourquoi ?
– Quand tu seras soldat, tu verras pourquoi…
Adrien n’oublia plus cette courte scène, qui lui revenait à la mémoire chaque fois que des soldats se rassemblaient et buvaient à la taverne du quartier. Alors il les entendait crier :
– J’ai fait « une aune », il m’en reste encore deux !
Ou :
– Plus que six mois sur mes trois années de bagne !
Puis, les conscrits, chaque automne :
– Frères ! Trois ans de jeunesse perdus !
– Adio, ma belle chevelure !
– Ô mon amie, quand te reverrai-je ?
– Amis, nous allons emplir le vêtement de l’État, le vêtement du diable ; adio liberté !
Enfin, les matelots, qui font cinq années de service, passaient en chantant :
Qu’il soit puni par le Seigneur
Celui qui a inventé l’armée !
Que les vers le rongent tout vivant !
Que sa descendance crève dans le désert !
Donc, il s’agissait de bagne, jeunesse foutue, vêtement du diable, et d’imprécations adressées à celui qui a inventé l’armée. Où étaient-ils alors, ces soldats qui, soi-disant, chantaient :
Combien est belle la vie de soldat !
Armé de son observation personnelle, Adrien alla voir de près la « vie de soldat ».
Il y allait seulement le dimanche, jour d’exercice pour les territoriaux, quand les clients étaient plus nombreux. Après avoir confié sa boutique à la garde d’un compatriote, Kir Nicolas venait au secours de son vendeur régulier. Ce vendeur était un larron. Le pâtissier avait des prises de bec avec lui à chaque règlement de comptes.
– J’ai été volé ! Les soldats me volent, tu le sais bien ! s’écriait-il tous les soirs.
Kir Nicolas se fâchait un peu, acceptait les comptes, puis disait à Adrien :
– Je sais bien que les soldats volent, mais je sais aussi que leur vol est un bon prétexte pour que lui me vole à son tour plus sûrement. Mais ça ne fait rien : il a plus de peine à mentir tous les jours que moi à perdre tous les jours vingt sous.
– Il serait peut-être mieux, objectait Adrien, d’augmenter son salaire pour qu’il n’ait plus besoin de voler.
– Eh oui, mon ami, je l’ai déjà fait une fois, en pensant comme toi, mais une semaine après, les soldats recommencèrent à voler !
Adrien put se convaincre cependant que ces vols étaient souvent réels. Les soldats entouraient les platchyntars dès qu’ils déposaient les tantours sur le trépied, et se partageaient aussitôt en trois catégories bien distinctes. Il y avait d’abord les acheteurs honnêtes qui, l’argent à la main, demandaient un craquelin chaud ou de la platchynta qu’ils payaient loyalement. Ensuite les rôdeurs qui procédaient de deux manières différentes : quelques-uns, profitant d’un manque d’attention, chipaient la marchandise sans être aperçus ; d’autres, créatures basses, vrais terroristes, bagnards nés qu’on appelait les « gâtosi », s’approchaient effrontément et demandaient « un morceau de deux sous ». Kir Nicolas reconnaissait le bandit, mais n’osait refuser par crainte de voir son tantour renversé tout de suite dans la poussière. L’homme servi, on le surveillait. Celui-ci, tout en mangeant son morceau, s’éloignait doucement. Alors le patron criait :
– Dis donc, là-bas, tu ne m’as pas payé !
Et le fripon de se retourner avec aplomb :
– Et quoi, sale Albanais, as-tu oublié que je t’ai jeté l’argent à l’avance ? Ou tu veux peut-être que je te flanque ma main sur la figure ?
Kir Nicolas se taisait, regardait Adrien longuement et lui disait en grec :
– Vois-tu cet homme-là ? Eh bien, tant qu’il existera de pareilles brutes, le monde aura besoin de prisons solides !
Enfin, la troisième catégorie était composée de ceux qui n’avaient point d’argent et étaient honnêtes. Là, le spectacle n’était plus comique comme avec les gosses, mais tout à fait triste. Il était douloureux de voir ces visages mâles et maigres de paysans – qui étaient dévorés par une envie aussi forte que celle des enfants – s’allonger, se crisper, devenir ridicules à force de contempler la friandise.
– Comme elle sent bon, sacré nom d’un chien !
Sur cette exclamation, ils tournaient le dos, crachaient et s’en allaient.
Parfois, un caporal, en « uniforme de fantaisie », achetait un gros morceau, se tournait vers les badauds et se mettait à s’empiffrer de grosses bouchées. Puis, s’apercevant qu’une recrue avait le bec ouvert et crachait sans cesse, il lui tendait le gâteau « pour y mordre une fois ».
– Tiens, mon vieux, tu as l’air d’être le plus gourmand !
Le naïf paysan avançait la bouche vers le morceau, mais à l’instant même, une gifle appliquée en pleine joue envoyait son képi à terre :
– Cojane puant ! Non, vraiment, croyais-tu que j’allais te laisser mordre ?
Et après, s’essuyant les mains avec son mouchoir, le « gradé » s’approchait de l’homme dupé et battu – dont les yeux brillaient d’une haine impuissante – et lui disait, parmi l’hilarité générale :
– Maintenant, tu sais, il y a moyen de s’arranger. Si tu me laisses aller ce soir chez ta femme, je te paie une livre de platchynta !
L’humilié recevait l’insulte et n’osait rien répondre. Alors, révolté, Kir Nicolas coupait une bonne tranche, la portait au malheureux et lui disait :
– Mange ça, mon garçon. Et si tu veux te plaindre à tes supérieurs, je suis témoin de l’injure qu’on t’a faite.
Le pauvre bougre répondait :
– Hum ! Me plaindre… Les corbeaux ne s’arrachent pas les yeux entre eux !
Convaincu de cette vérité, Kir Nicolas se lamentait en grec :
– Ah ! mon infortuné. Même si un homme entre avec de bons sentiments dans cette usine à malheurs, il en sort avec de mauvais !
*
Ce mot d’« usine à malheurs », Adrien se rendit compte par lui-même jusqu’à quel point il était vrai.
L’enfant allait partout, à l’intérieur du vaste quartier, des écuries au manège, de l’infirmerie aux ateliers ; partout où il y avait quelque chose à apprendre, Kir Nicolas, tel un Mentor, ne manquait pas d’envoyer son petit Télémaque.
– Va voir ce qui se passe là-bas.
Et là-bas, au coin d’une caserne isolée, Adrien voyait un trompette-major instruisant quelques élèves trompettes. Les gars soufflaient :
– Ta ta-ra ta…
Ce n’était pas bien. Bleu de colère, le sergent se jetait sur l’homme, lui « déménageait » les mâchoires, puis, arrachant de ses mains l’instrument, sonnait :
– Ta ta-ra ta ta !… Voilà… Comme ça !… Quelle sacrée putain celle qui t’a mis au monde !… pose la langue comme je te montre.
Et souffle, sec et fort, car c’est pour cela que Dieu t’a donné des poumons !
Adrien regardait les joues tuméfiées des recrues, leurs yeux larmoyants, et s’éloignait en disant :
– Dieu nous a donné des poumons pour souffler dans les trompettes !…
Chez le maréchal-ferrant, Adrien vit le maître forgeron frapper son aide avec le fer rouge quand la guenille dont celui-ci était habillé prenait feu.
Mais ce fut au manège qu’il assista aux plus indicibles cruautés. Là, la recrue ne savait ni monter assez promptement, ni se tenir comme il fallait sur le cheval, ni le manier selon les indications, ni encore moins brandir le lourd sabre qui devait décrire en l’air toutes sortes de mouvements très savants.
Au milieu du manège, à cheval lui aussi et tenant un sabre nu, un sous-lieutenant, maigre comme un squelette et furibond, n’attendait qu’une faute pour rejoindre d’un saut le maladroit et le corriger. La correction consistait en coups de sabre appliqués à plat sur le dos des délinquants. Adrien compta un jour dix coups de sabre appliqués au même homme pendant l’heure que dura l’exercice, et il se demanda dans quel état devait se trouver le dos du malheureux auquel le poète avait dédié sa chanson : Combien est belle la vie de soldat !
De tels spectacles le fixèrent définitivement sur la beauté de cette vie. Mais son indignation atteignit le comble lorsqu’il lut un jour dans les journaux qu’un officier de cavalerie avait, de son sabre, percé le corps d’un soldat. Aussi ne fut-il pas trop étonné, huit ans plus tard, en apprenant que le soldat Ipsasoï, de Craïova, puni de trente jours d’arrêts pour avoir eu l’audace d’aller se plaindre au roi Charles, avait, dans la cour de la caserne, déchargé les cinq cartouches de son fusil sur un groupe d’officiers entassés dans un break, tuant les uns et blessant les autres.
*
Pendant les occupations de la journée, Kir Nicolas se montrait pour Adrien un ami enjoué et de tous les instants. Mais la nuit, alors qu’ils étaient seuls tous les deux, il devenait un homme presque mystérieux. Il arrivait même qu’Adrien s’effrayait parfois, sans cesser pour cela de l’aimer, quand il percevait le vrai fond de son tempérament. Le métier de platchyntar, qui était plein d’attraits pour Adrien et assurait son indépendance, avait aussi ses côtés pénibles. Si la journée se passait en bavardages, flâneries, petites siestes, ventes qui étaient un amusement, la nuit, par contre, était beaucoup plus dure. Il fallait se lever à quatre heures du matin et aller « mettre la main à la pâte » (c’est le cas de le dire). Il est vrai que Kir Nicolas n’obligeait pas le garçon à se lever de si grand matin, mais Adrien le faisait joyeusement, poussé par la sympathie qu’il nourrissait pour son vieil ami.
On fermait boutique après le souper, et on se couchait vers les neuf heures, après avoir brouillé la levure. À minuit, Kir Nicolas se levait et allait pétrir cinquante kilos de farine pendant une heure, puis regagnait son lit pour dormir trois heures encore. Enfin, à quatre heures commençait la fabrication de la platchynta et, en même temps, celle des craquelins. Kir Nicolas dépensait alors une énergie qui le rendait méconnaissable. Les soixante-dix kilos de pâte, dont un tiers était destiné au gâteau et le reste aux craquelins, devaient être transformés en marchandise vendable avant sept heures du matin, sous le risque de voir toute l’affaire compromise. Le vendeur arrivait à cinq heures et chauffait le four. Une heure plus tard, la peine était finie. Gâteaux et craquelins sortant du four en avalanches emplissaient la pâtisserie jusqu’aux combles, chatouillaient le nez de leur arôme et flattaient les yeux de leur couleur vermeille.
C’était bien le meilleur moment. Des centaines d’ouvriers passaient en bandes et raflaient la friandise encore brûlante. Après quoi commençaient le repos, la vente insignifiante et les causeries avec des compatriotes devant un verre.
Le laboratoire où Adrien vécut des heures si émouvantes formait l’arrière-boutique. Venaient ensuite le dépôt de farine et d’ustensiles, et seulement après celui-ci, c’est-à-dire tout au fond de la cour, les deux chambres qui constituaient l’habitation du pâtissier et où Léléa Zinca se morfondait, abîmée dans une perpétuelle mélancolie entre son chat et ses cigarettes.
Ainsi, isolé du monde, enveloppé par les ténèbres, Kir Nicolas redevenait chaque nuit l’homme-nature, tel que les montagnes d’Albanie l’avaient créé, tel qu’il avait été avant d’être offensé par les hommes et mis à genoux par la vie. Plus de visage souriant, plus de mines complaisantes, plus de dos courbé, car il n’y avait plus de client qui lui demandât deux fois son dû, ni de commère qui lui enviât sa fortune ni de goujat qui le menaçât de renverser son tantour, ni d’officier qui lui rappelât d’un regard qu’il était temps de lui porter la platchynta au beurre à la maison. Il n’y avait même plus de Léléa Zinca qui lui reprochât sa maladie, à elle, et sa gaillardise, à lui. Libre de tout et de tous, Kir Nicolas se retrouvait lui-même.
Il était alors beau à voir.
Tête découverte, nu jusqu’à la ceinture, la face embrasée, ses bras musculeux et son buste carré semblaient emportés dans un tourbillon. D’énormes morceaux de pâte lourde, arrachés d’un coup de pétrin, cédaient comme des chiffons sous la violence de son effort. Sur la table à pétrir, le tas se transformait rapidement en longs serpents ; ceux-ci étaient comme mécaniquement sectionnés en cent, deux cents, trois cents boulettes de la grosseur d’un citron. Quelques gestes adroits pour chaque boule et bientôt les craquelins, en files ininterrompues, après avoir décrit une belle courbe, allaient tomber dans la chaudière où Adrien les faisait bouillir. Puis, les ayant sortis, il les amincissait et les parsemait de graines de sésame. Il ne lui restait plus alors qu’à les aligner sur les planches pour les porter au four. Partie banale du travail qui ne plaisait guère à Kir Nicolas : les vulgaires craquelins !
Mais venait ensuite la maîtresse de la maison, la belle au beurre dormant dans l’œuf et le fromage, celle que désiraient toutes les bouches, la succulente platchynta !
Ici, halte !… Arrête-toi, barbouilleur, imposteur, écrivassier sans vergogne ! Il ne s’agit plus de raconter choses et autres : c’est à l’âme même de Kir Nicolas que tu veux toucher. Eh bien, touche donc, mais avec une main pieuse, ou sinon va-t’en au diable !
Adrien couvre la chaudière et ouvre la porte pour sortir les vapeurs. Kir Nicolas s’essuie le front, s’assoit sur un tas de sacs vides et roule une cigarette :
– Adriani… mon amour… Fini avec ces sacrés craquelins !
– Fini, Kir Nicolas… Maintenant, c’est le tour de la platchynta !
– Pla-tchyn-ta… épelle Kir Nicolas.
Et il aspire fortement la fumée du tabac. Son regard, braqué devant lui, dans la nuit que l’aube blanchit, s’élance vers les amours passées, toutes les amours, depuis barba Vanghélis jusqu’à Léléa Zinca :
– Oui, Adriani : la platchynta… C’est elle qui connaît toute ma vie. Allons !
On descend la planche enduite de saindoux. Elle a une surface de quatre mètres carrés, et la voici à son tour à moitié couverte de boulettes et de rondins. Adrien est maintenant debout à côté de son patron. Leurs coudes se touchent presque. Leurs visages sont face à l’aurore. Avant de commencer le pétrissage des boulettes, Kir Nicolas prête l’oreille au vent ; par la porte ouverte, il entend l’impitoyable quinte de toux dont la tuberculeuse est saisie tous les matins. Les chiens aboient.
– Ferme la porte, Adrien.
Adrien la ferme et jette un coup d’œil discret sur le visage de Kir Nicolas, qui est calme, pâle, la bouche entrouverte, les narines dilatées ; ses bons yeux deviennent presque méchants. Mais voici que les mains du pâtissier saisissent chacune une boulette. Par des mouvements rythmiques, elles sont pétries et rendues sphériques. Adrien les passe au saindoux et les range en lignes compactes.
Soudain, les deux mains qui pétrissent se crispent sur la pâte, en même temps que l’homme bombe ses pectoraux et projette une cataracte de sons métalliques qui font trembler les vitres. Sa voix puissante module harmonieusement une chanson sauvage. Il s’oublie. Et cependant que, sous la poussée violente des poumons, son cou se gonfle, devient bleu, que ses cordes vocales semblent près de se briser, ses deux mains s’acharnent à meurtrir, machinalement, interminablement, les mêmes boules.
Adrien, vibrant de tout son être, regarde à la dérobée ce visage contracté par le spasme, dirait-on, de la plus cruelle détresse, ces yeux assombris de douleur, cette bouche tordue, et s’éloigne, respectueux.
Dans quelle langue chante Kir Nicolas ? En grec ? En turc ? En albanais ? Et que dit-il ?
Du sommet de la montagne,
Où il avait vu le jour,
Un jeune homme descend vers la vallée.
Il ne fait pas une promenade ;
Il ne va pas au marché de bestiaux :
Son départ sera peut-être sans retour.
Ah ! oui, il ne reviendra peut-être plus !
Et longtemps, le regard baigné de larmes
D’une bonne mère le poursuit :
– Mon cher enfant, se lamente-t-elle ;
Seule la mère connaît la douleur
Qui ne s’oublie jamais !
Que le Seigneur ne laisse plus en vie
Les mères qui ont perdu leur enfant,
L’enfant qui s’en va dans la terre,
Ou sur les rives étrangères
Où son parler sera raillé,
Où sa douleur et sa joie seront incomprises
Et où chacun lui criera : « Étranger ! »
Kir Nicolas s’arrête… Il contemple ses mains et s’aperçoit que les deux boules, à force d’être pétries et repétries, sont toutes couvertes de petites ampoules qui éclatent. Il les jette dans un coin et commence le feuilletage, ce feuilletage à la main que l’Occident ignore et qui exige une adresse digne d’admiration.
Les boulettes, déjà graissées et reposées, sont prises par deux à la fois et aplaties séparément, avec les mains, jusqu’à la dimension d’une assiette. De nouveau un peu de saindoux, et voici les deux galettes l’une sur l’autre, les bords soudés à l’aide des doigts. Alors commence le « battage ». La plaque de pâte est saisie, lancée en l’air où elle tournoie pour retomber à plat sur la table avec un grand bruit. De volée en volée, elle s’élargit, s’amincit, augmente de taille à vue d’œil. C’est à ce moment que Kir Nicolas, faisant pirouetter sa nappe de pâte transparente au-dessus de sa tête, devient, aux yeux d’Adrien, un héros qui lutte avec de redoutables éléments ennemis. Dans les mains d’un profane, la feuille, plus fine que le plus mince mica, se serait depuis longtemps déchirée en maints morceaux. Mais Kir Nicolas, qui ne la trouve jamais assez fine, l’arrache à la table collante, la fait tourner une fois encore en l’air d’où elle retombe en claquant. Elle couvre maintenant la surface de deux mètres carrés. On la plie en huit. Entre les couches, Adrien étale – à mesure que son patron fait le pliage – un mélange d’œufs battus, de fromage blanc et de sucre. La voilà prête pour le four, la délicieuse platchynta roumaine qui porte, en Orient, le nom grec de bougatz. Chez Kir Nicolas, elle est de forme rectangulaire et pèse une livre environ. Tout le monde apprécie sa saveur. Personne ne sait quelle somme de douleur elle enferme.
Ô vous, mangeurs de platchynta d’Orient ! Soyez humains envers les pauvres platchyntars crasseux qui répondent avec un humble sourire à votre noble arrogance !
*
À présent que les tourtières n’attendent que la minute où elles seront mises au four, Kir Nicolas et Adrien se reposent en dégustant un bon café turc :
– Kir Nicolas, pourquoi es-tu si malheureux la nuit ?
L’interrogé ne répond pas tout de suite. Il fume et considère longuement le garçon curieux. Ses yeux, ses lèvres, son visage sont redevenus bons. Il sourit en lui-même.
– Mon pauvre Adriani !… Tu veux savoir trop de choses. On ne peut pas dire tout ce qu’on sent… Laisse-moi plutôt embrasser le petit ami au bon cœur que tu es !
» Quand tu seras grand, je ne serai plus qu’un souvenir pour toi. Sache donc ceci : l’étranger est une ombre qui porte son pays sur le dos. Cela ne plaît pas aux patriotes et c’est pourquoi l’étranger est partout de trop. Mais il y a pis. Il arrive que l’être dépaysé déplaise à ceux-là mêmes qui l’ont aimé et voilà ce qui est triste.
» À l’époque où j’ai connu la pauvre Zincoutza, tout ce que je faisais et disais était charme pour elle : mes gaucheries, mes boutades, mon roumain estropié, et jusqu’à mes conversations avec des étrangers. Tout l’amusait, tout la faisait rire. Mais dès que les symptômes de la cruelle maladie se manifestèrent, je ne fus plus pour mon aimée qu’une « sale nation ».
» Eh !… Moré Adriani ! Tu ne peux pas te figurer combien c’est dur pour un ami tendre de voir le visage aimé devenir hargneux, et la bouche qui débitait des câlineries proférer des injures. Cela tombe sur notre cœur comme l’eau bouillante sur une belle rose, et si la rose se relève parfois de sa douche, elle n’est plus jamais ce qu’elle a été. J’ai pardonné, bien sûr, mais n’ai pas su oublier que mon amie elle-même s’associait aux plus vulgaires créatures pour cracher, faute d’arguments, sur ce qu’il y a de plus sacré dans un étranger : les lieux où il a vu le jour et a vécu ses instants les plus doux ! Doux, même lorsqu’ils ont été misérables !… Et plus elle bafouait mes chers souvenirs, plus je m’accrochais aux hommes de mon pays qui me les rappelaient. Au début de notre union, j’aurais abandonné volontiers ma peau albanaise, toute tachée de cicatrices, et me serais glissé sous la sienne, mais je n’eus bientôt plus, par sa faute, qu’une passion : revivre mon douloureux passé, m’enivrer avec mes compatriotes, ramener dans ma boutique un morceau d’Albanie.
» Que d’argent, en même temps, jeté par la fenêtre, sommes folles englouties par les médecins, les drogues et les bombances de ma chère et malheureuse Zincoutza ! Des tonnes de platchynta, des milliers et des milliers de craquelins fabriqués par ces pauvres mains en des nuits déchirantes et sacrifiés à l’âme du diable !
» Quand je me suis installé ici, à mon arrivée à Braïla, j’ai voulu prouver à mes voisins que je n’étais pas un rapace. Le jour de l’ouverture, j’ai distribué vingt kilos de platchynta et trois cents craquelins aux petites et grandes bouches du quartier, sans encaisser un sou. Résultat : « Sale Albanais. » Je n’ai pas fait attention, quoique cela me fît mal. J’ai continué, comme tu vois, à rester l’ami des chenapans, un bonhomme tolérant avec ceux qui me dérobent ce qu’ils peuvent et m’injurient autant que cela leur fait plaisir.
» À la caserne également, je me suis montré homme aimable. Ayant pourtant déjà versé à la caisse du régiment la taxe obligatoire, j’ai cru que je pouvais encore consentir de petites attentions. Ainsi, j’ai fait savoir au colonel que j’étais prêt à lui servir une grande platchynta au beurre, fromage et viande, de toute première qualité, chaque fois qu’il m’annoncerait un festin d’officiers ou quelque fête de famille. Résultat de cette amabilité aujourd’hui : fêtes et festins ont soi-disant lieu tous les quinze jours ! Si parfois je boude, on me parle comme s’il s’agissait d’une obligation, non pas d’une gentillesse. Jusqu’aux sergents et adjudants qui viennent se repaître à mon tantour et renvoient le paiement « à la solde », à une solde qui n’est jamais celle où je dois être réglé. Et s’il arrive que, dégoûté de ces procédés, devant un abus trop effronté je regimbe, alors je suis un « sale Albanais » qui « encombre le monde » ; on me renvoie d’un escadron à un autre ; on oublie que j’ai acquitté un droit de vente exigé par les règlements.
» Devant toutes ces injustices, je me tais, m’incline et cherche une consolation en compagnie de mes compatriotes. Je me soûle bassement et dépense, en un seul soir, le bénéfice d’une semaine.
» Mais ce genre de consolation me réserve des lendemains atroces. Je me rappelle que dans le feu de la bamboche, m’apitoyant avec adresse, plus d’un « cher ami » m’a soulagé d’une somme importante. Vois-tu, mon bon Adrien, donner de l’argent ne me fait rien – car je sais qu’on ne peut pas avoir un cœur, et être en même temps insensible –, mais voir exploiter les sentiments de cette manière-là, ah !… je préférerais mourir !
» Voilà où est mon mal. Pour mes amis, je suis, le plus souvent, une bonne poire. Pour ceux de la caserne, une brebis à tondre. Pour le quartier, un « sale Albanais ». Pour ma pauvre Zincoutza, une « sale nation ». Et je voudrais être un frère pour le monde, mais personne ne le veut. Personne ne veut aider un homme né bon à rester bon, et moins encore, aider à le devenir, celui qui n’a pas eu la chance de naître bon.