III DIRETTISSIMO

Pour atteindre la France – qui a toujours été regardée par l’Orient comme une amante idéale –, nombre de vagabonds rêveurs se sont éperdument lancés à son appel, bien plus qu’à sa conquête, mais la plupart, les meilleurs peut-être, ont laissé leurs os avant de l’avoir connue, ou après, ce qui revient au même. Car il n’y a de beauté que dans l’illusion. Et qu’on atteigne ou non le but de sa course, l’amertume a presque le même goût dans les deux cas. Les fins se valent toujours. Ce qui importe, pour l’homme aux désirs démesurés, c’est la lutte, la bataille qu’il livre à son sort pendant que ces désirs persistent : voilà toute la vie, la vie du rêveur.

Je suis un de ces rêveurs. Et j’ai voulu, jadis, entre tant d’autres désirs, atteindre aussi la terre française. Voici une de mes tentatives échouées, la plus belle.

*

Je me trouvais au Pirée (il y a de cela juste vingt ans), en compagnie du meilleur frère de route que mon existence ait connu, le seul ami dont l’âme se soit jamais entièrement soudée à la mienne. Et cependant, nous allions nous séparer : une tristesse intime, qui venait de déchirer subitement son cœur, l’arrachait à ma passion amicale et l’envoyait s’enfermer pendant quelque temps dans un monastère du mont Athos.

Pendant trois jours, après notre débarquement au Pirée, nous nous promenâmes, silencieux et chagrins, parmi des ruines glorieuses qui ne firent qu’augmenter la détresse de nos pauvres âmes ; puis, l’instant vint où nous dûmes nous embrasser, pour ne plus nous revoir peut-être. Ah ! que cela est triste lorsqu’on aime un homme !

De notre dernier repas – du pain et des olives étalés sur un journal –, nous ne pûmes presque rien avaler. La petite chambre d’hôtel nous semblait mortuaire. Nous séparâmes nos effets, partageâmes notre avoir en commun, une soixantaine de drachmes, et pleurâmes bravement.

Comme je voulais partir pour la France, et que mon ami s’y opposait, il me dit une dernière fois :

– N’y va pas… Sois raisonnable… Tu as une mère qui tremble pour ta vie. Tant que nous étions ensemble, cela pouvait encore aller ; je parle plusieurs langues et suis plus débrouillard que toi. Mais, seul, tu souffriras beaucoup plus. Puis l’Occident, qui a des asiles de nuit, est plus dur pour les vagabonds que l’Orient, qui n’en a point. Laisse au diable Marseille : si tu savais ce que cette ville me coûte ! Rentre chez toi, épouse une petite nigaude cousue d’or, vis d’un travail assuré et meurs en paix. Les rêves ?… Couve-les au coin du feu de ta cheminée, qui est moins coûteux que celui qui embrase le sang : le jour de ta mort, ton visage en portera bien moins les balafres. Crois-moi, Panaït… Le bilan de tous les rêves vécus se chiffre par des désastres. Et il est juste qu’il en soit ainsi ; autrement, il n’y aurait que des rêveurs. Allons… Promets-moi que tu prendras demain le bateau de Constantza.

 

Mon ami me parlait en me serrant les deux mains, et ses beaux yeux humides, son beau visage de frère étaient tendrement faux : il ne croyait qu’à moitié ce qu’il disait, il mentait affectueusement.

Je lui mentis à mon tour, en lui promettant de suivre ses conseils, et il partit convaincu que je n’en ferais rien, car ce n’est pas en vain que nous étions de la même trempe.

Dès que je me trouvai seul, la terre se vida de sens, les hommes me parurent absurdes. Le lendemain, debout sur le quai, les oreilles bourdonnant de belles rimes françaises que mon ami récitait le soir, je laissai les dernières embarcations accoster le bateau roumain, puis le bateau lui-même partir vers Constantza.

Deux jours après, un navire de la Compagnie des Messageries maritimes, le Saghalien, partait pour Marseille, via Naples.

Je fis ma valise.

*

Cette opération s’accomplit tragiquement, quand on est vagabond, misérable et ami abandonné, mais de cela, que sait le monde ?

De ce qu’une valise peut enfermer de douleur, quand elle a été faite, lors du premier départ, par les mains calleuses d’une mère qui sanglote ; de ce qu’un bon fils doit sentir dans son cœur, quand toute une banlieue glapit qu’il s’est lié à un « vaurien » ; du désert qu’un tel « vaurien » peut créer dans l’âme d’un adolescent effréné, quand il le quitte « pour, peut-être, ne plus le retrouver », après lui avoir parlé désespérément, de tout cela, le monde, que sait-il ?

Sait-il seulement comment on fait sa valise, lorsqu’on est certain de ne pas pouvoir payer le voyage ?

 

Multiples sont les ressources que la vie offre à notre amour, et inflexible le courage que le désir engendre.

En cette fin de janvier 1907, qui suivit le désastreux départ de mon ami, on aurait pu me voir, devant les embarcadères du Pirée, tranquillement assis sur ma valise et contemplant les évolutions des paquebots : j’étudiais, depuis deux jours, le mouvement des foules maritimes qui vont et viennent ; j’observais leurs habitudes, voyageurs, marins et navires.

C’est qu’un gros événement se préparait dans ma nouvelle vie de vagabond novice à l’étranger, resté sans argent et brusquement expulsé de dessous l’aile protectrice de mon mentor. Aussi, le cœur réduit aux dimensions d’une noisette, je pensais fréquemment à la pièce d’or que j’avais cousue dans le pan de ma chemise, une demi-livre sterling, toute ma fortune, une fois achetés et enfermés dans ma valise, entre la Vie de Socrate et les Poésies d’Eminescu, un pain de deux kilos et une livre de fromage grec, l’excellent cascavali . Je pensais également à ma montre Roskopf, scrupuleuse et sympathique machine de nickel oxydé, riche de souvenirs, depuis quatre ans que je la traînais partout, et joyeuse d’avoir tant de fois échappé à la mort par strangulation. Cette montre, je l’avais glissée dans le pan droit de mon paletot, tout au fond, entre l’étoffe et sa doublure, après avoir percé la poche. Pour la chercher et consulter l’heure, je plongeais le bras jusqu’à l’épaule. Elle me rappelait constamment son existence, en me tapant le genou à chaque pas.

Ainsi, il ne me restait, à la portée d’une fouille violente, que quelques drachmes destinées en partie à ce bonhomme de bar-cadji, lequel – du fond de sa barque où il était allongé, les bras sous la tête – m’épiait aimablement, depuis les deux jours que j’observais le Saghalien, me souriait avec grâce et me disait à chacun de ses retours de course, en se jetant sur le dos : Kalosto patrioti (salut).

Je ne lui accordais en réponse que le regard glacial de l’homme qui se meurt, mais une heure avant le départ « du Français », je dus abandonner mon amer dédain :

– Oui, kalosto patrioti, et dis-moi : combien me prendrais-tu pour me transporter à ce navire qui est ancré là-bas, à l’entrée du port ?

D’un bond, il se mit sur son séant et regarda vers l’endroit indiqué, où il y avait deux bateaux.

– To Galiko ou to Gherrnaniko ? (« le Français » ou « l’Allemand » ?)

– To Galiko !

L’homme se tapa les cuisses, jovial, patelin.

– Eh ! patrioti… Tu sais bien : trente centimes… C’est bien loin, kaïméni (pauvres de nous) !

– Oui, dis-je, c’est loin. Et puis, je n’ai pas de billet…

Le barcadji exulta :

– Donne-moi l’argent, pour que je te l’achète, s’écria-t-il, sautant sur le quai. Tu comprends, c’est le même prix, mais, moi, je gagnerai cinquante centimes dessus.

– Combien ça coûte jusqu’à Marseille, katastromatos  ?

 Soixante drachmes.

– Il faut les avoir… Kaïmeni.

 

Cette mise à la page fit changer le batelier de ton et d’attitude. Son visage maigre se fit solennel ; il parla gravement :

– Ça, c’est une autre paire de manches !… Allons prendre un café, là, en face !

Et au café, croisant les bras sur la table, son nez dans le mien :

– Tu veux donc faire le palikaraki (petit vaillant) ?

– Oui, à peu près…

– Eh bien ! donne-moi deux drachmes et je t’embarque !

Je lui remis les deux drachmes.

– Maintenant, écoute, matia mou  ! Je te conduirai au grand escalier des première classe. Là, tu monteras vite, comme un coq. Si l’on t’arrête, réponds en grec : « C’est pour voir un ami. » Comme tu es bien habillé, ils te laisseront passer. Surtout, ne te cache pas avant le départ : ils ont l’œil. Pendant ce temps, je glisserai ta valise parmi les malles des riches. Toi, à l’intérieur, attends qu’elle apparaisse, empoigne-la sans donner d’explications et… que Dieu te protège, mon enfant.

Il en fut fait comme il avait dit. Monté sans aucun encombre, je descendis sur le pont inférieur et vis mon barcadji jouer des coudes, se quereller avec ses camarades ; puis, lorsqu’il m’eut passé la valise et se fut assuré que je la tenais, il me dit, encore une fois, avec un geste de large soulagement :

– Maintenant, que Dieu te protège !…

*

Oui, que Dieu te protège, mon enfant… jusqu’à ce que le contrôleur t’attrape.

Mais en attendant cette terrible catastrophe, il est permis d’espérer une bonne issue et de prendre part à la vie qui vous entoure. Et la vie qui m’entoure sur le Saghalien est bien émouvante : quatre cents Grecs, venus de toutes les contrées de la Grèce, de l’Anatolie et de la Macédoine, sont parqués là, sur le pont, dans un pêle-mêle comique, tragique, pittoresque, plus que théâtral, et presque invraisemblable. Tous les costumes, tous les dialectes, tous les caractères. Des jeunes, des vieux, des enfants. Des célibataires et des couples. Des gais, des mélancoliques, des moroses, des indifférents et des sages. Les uns dansent, ou font danser leurs enfants. D’autres chantent, pincent les cordes d’un instrument ou jouent aux cartes. Il y en a qui discutent si passionnément qu’on dirait qu’ils se disputent, cependant que tel soupire dans un coin, ou que tel autre mesure le pont, gesticulant, les doigts de ses mains écarquillés, et hurlant au ciel :

– Oh ! patrida mou… patrida mou ! (Ma patrie ! ma patrie !)

Tous mangent et boivent. Le pont est jonché de noyaux d’olives, de têtes de harengs, d’épluchures d’oignons, d’écorces d’oranges. Ça pue partout le tzir , le fromage fort, et le reste, qui est considérable.

Un refrain monte plus particulièrement de tous les groupes :

Éhé, moré, éhé

Thapami stin xenithia ! (Nous partons à l’étranger.)

Et c’est au milieu de ce brouhaha que la sirène lance son premier coup et me rappelle que je n’ai pas de billet. Je l’ai presque oublié, mais je suis si bien perdu dans cette foule que je ne m’effraie pas trop ; je laisse la sirène vrombir tous ses coups, et le bateau part, dans le délire de cette masse humaine hurlante :

– Adieu, patrida mou !

– Adieu, mes amis !

L’éhé, moré, éhé tonne maintenant au ciel, dans un chœur repris par quatre cents voix :

Tout le monde chante.

C’est ainsi sur le bateau :

On est gai ; on est joyeux.

Tout le monde, sauf le Juif.

Le Juif errant, lui, il n’a pas le voyage gai.

Le Saghalien prend le large, sous le souffle d’une mer qui nous asperge pour se jouer. Les tentes claquent au vent. Les émigrants, blottis les uns contre les autres, se font soucieux, de plus en plus soucieux. Moi aussi, et pour cause. Je ne cesse, cependant, de songer avec joie au bonheur de me trouver dans quelques jours à Marseille. Ah ! je ferai tout, tout – débardeur, plongeur, mendiant – uniquement pour y arriver. Je me vois déjà lisant, moi aussi, des livres français, en original, comme mon ami !

Mais mon cœur se détache de ce songe et se rapetisse, en frappant fort. Autour de moi : des katastromatos, des hommes fouillis, des rêveurs de dollars. Quel lien y a-t-il entre ce troupeau et moi ?

Avec une haleine saturée d’ail, un jeune émigrant me lance dans le nez :

– Moi, je vais à San Francisco… Et toi ?

– À Tombouctou !

– Où est-ce ?

– Au Canada.

– Il fait trop froid, là-bas…

– Laisse-moi tranquille !

Le regard fixé sur le commandant, qui se promène dans sa cage de chef, je me demande si cet homme aurait pitié de moi, en cas de grand malheur.

Soudain, une phrase brève, retentissante, criée en grec, me poignarde la poitrine :

– Hé ! Ta sitiria, pédia ! (Allons ! Les billets, enfants !)

Celui qui a lancé cet ordre calamiteux c’est le cafédji , tenancier du buffet de troisième, interprète et infailliblement grec sur tous les navires qui sillonnent le bassin de la Méditerranée.

À côté de lui se tient un officier du bord, la mine sévère.

– Ah ! kaïméni palikaraki !

*

Profitant du remous qui s’est produit dans la foule, ainsi que de l’inattention des deux contrôleurs, je déguerpis, je file en douce. Où ? Est-ce que je sais ? Je rôde, je déambule, à droite, à gauche, les yeux en quête d’un trou de rat, tout en tâtant la pièce d’or cousue à ma chemise, pendant que ma Roskopf me tape le genou.

Me glisser dans une barque de sauvetage ? Elles sont couvertes de bâches, solidement fixées par des cordes, qu’il faudrait couper. Descendre à la chaufferie ? Je n’y connais personne : ce sont des Français. Et voilà qu’un matelot qui passe me toise déjà à la dérobée et sourit. Il doit avoir reconnu le palikaraki !

Me jugeant perdu, je me tapis dans les petits couloirs qui font labyrinthe autour de la grosse cheminée. Je me blottis au-dessus de la grille qui protège les chaudières. Là, parmi les manches à vent, je me sens en sûreté. On ne me découvrira pas ici, c’est trop compliqué. Ils ne vont tout de même pas se mettre à fouiller dans les mille coins et recoins de ce navire ! Peut-être – sait-on jamais – ne le connaissent-ils pas si bien qu’un vagabond qui est à son premier coup, hé, palikaraki ?

Et l’éternité, la lourde éternité passe, s’écoule, avec son incertitude, sa pluie fine qui commence à tomber sur mes épaules, les chaudières qui me brûlent par-dessous la grille, la cendre qui monte et me suffoque, le roulis qui me cahote dur… Et ma valise, abandonnée à ces pirates-là, que devient-elle, avec son pain et le fromage, dont je voudrais bien me repaître un peu ?… Car, ma foi, j’ai faim. Mais il faut patienter, et je patiente, l’oreille aux écoutes, le regard entre mes jambes. Glacé par le haut, grillé par le bas, je change constamment de semelle, comme les cigognes au repos.

Mon Dieu, que c’est long !

Pas tant que ça !

Un bruit de pas qui s’approchent, toc, toc, sur le pont… Ils sont deux… Ils s’arrêtent ! Pourquoi s’arrêtent-ils ? Il n’y a rien à faire ici ? Je risque un coup d’œil autour de moi pour voir s’il y a quelque chose à faire : rien ; crasse et ferrailles poussiéreuses.

Mais les pas – les pas d’un seul, maintenant – avancent de nouveau, toc, toc, et de nouveau s’arrêtent, cette fois dans mon propre labyrinthe ! Ah ! Marseille, je ne te vois déjà plus si bien ! Je vois plutôt la casquette du cafédji, l’interprète du contrôleur, dont une seule manche à air me sépare. Et la détresse me coupe le souffle, mais il est inutile de ne plus respirer devant une telle catastrophe, car voici un pas, et le cafédji me regarde, avec ses yeux de crapaud, sa face boursouflée : il ne dit rien, mais de sa place, me fait un signe de l’index : viens ici !

J’obéis, bien entendu… Je me présente…

Palikaraki…

 

Sur le pont, le Français et le Grec échangent quelques mots que je ne comprends pas. Le premier me toise avec calme. Le second me dit :

– Suis-nous !

Je le suis, comme une jeune mariée, en pensant tendrement à ma demi-livre sterling et à ma Roskopf, chacune encore à sa place respective.

Quand mon convoi funèbre arrive sous la tente des katastromatos, tous les émigrants sont debout. Les plus nerveux nous cernent. Et les exclamations :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Qu’a-t-il fait ?

– Il n’a pas de billet ?

– Le pauvre ! Kaïménos !

Je regarde tout ce monde, mes deux juges, la mer, le ciel, et je tremble pour mon bien, que je regrette de n’avoir pas caché dans le fromage.

Et voici l’interrogatoire, mené par l’interprète grec et écouté avec indifférence par l’officier français, avec vif intérêt par les émigrants :

– Que fais-tu dans cette cachette ?

– Je vais à Marseille.

– Mba ! Et ton billet ?

– Je n’en ai point.

Le cafédji devient rouge, m’empoigne par le revers du paletot et me secoue violemment :

– Kérata ! Est-ce que tu te crois sur le bateau de ton père ?

L’officier tend la main et calme l’excès de zèle du valet. Une voix crie dans l’assistance :

– Allons, moré, ne fais pas le léké (vil valet). Nous sommes des chrétiens !

D’autres voix :

– Eh quoi ! Le bateau n’est pas à ton père non plus !

– … Et il ne sera pas plus lourd à cause de ce kaïmenos.

L’hostilité contre l’interprète monte de partout. Un émigrant tire de sa poche un mouchoir, y jette quelques sous, puis, nerveusement, poursuit sa quête parmi la foule, faisant sonner l’argent et clamant d’une voix métallique :

– Hé ! les frères ! un peu de bonne volonté ! Donnez ce que votre cœur vous permet ! Nous allons ramasser quelques sous pour ce malheureux ! Pour lui ! Pas pour le bateau ! Au diable le bateau !

Je regarde ce garçon et je crois reconnaître celui même qui disait aller à San Francisco et que j’ai envoyé au diable.

Devant ce mouvement, le cafédji interroge des yeux son supérieur. Celui-ci prononce une phrase, et le Grec se met en devoir de me fouiller les poches. Résultat : quelques gros sous. On me les laisse.

Alors, j’entends l’officier dire :

– Aux escarbilles.

Et il tourne le dos, mais revient aussitôt, considère mes vêtements propres, et modifie sa sentence :

– Non… Surveiller… Débarquer à Naples…

L’interprète me jette dans un cabinet-débarras, et là, fonçant sur moi, me hurle dans le nez :

– Vodi ! Gaïdouri ! (Bœuf ! Âne !) Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher avant le départ du navire ? Pour quelques drachmes je t’aurais montré, moi, où il fallait te cacher ! Zoo ! (Animal !)

– Je le saurai à l’avenir…

Je l’ai su, en effet, et je l’ai passablement mis à profit.

*

Tout va bien jusqu’au moment où Messine est en vue. Les émigrants mangent, boivent : le pont est une vraie écurie ; on ne marche que sur des déchets. Les chants, assoupis la nuit, reprennent le matin de plus belle :

Éhé, moré, éhé !

Et des claquements de mains, et des danses :

Nous allons manger et boire,

Et nous allons danser,

Éhé, moré, éhé…

quand, brusquement, un orage se déchaîne et nous voilà, êtres et choses, sens dessus dessous.

Un coup de vent insoupçonné, lourd, massif, comme mille tonnes d’eau, frappe violemment notre tente, la gonfle, l’arrache à tous ses liens et la projette contre le mât, qui craque à faire croire que c’est la fin du monde. Hommes, femmes, enfants, bagages, bouteilles, pains, tzirs, oignons, oranges, tout cela ne fait plus qu’une masse informe que le navire roule de tribord à bâbord, écrase, fracasse pendant que la tempête ravage le pont et que le commandant crie de son poste :

– Tout le monde dans les cales !

Les émigrants, eux, ont changé de chanson. Glissant sur les mains et sur les fesses, inondés d’eau, la terreur aux yeux, ils se cramponnent à tout ce qui leur tombe sous la main et invoquent, à grands cris, les deux saints grecs protecteurs des mers :

– Aghios Nicolas ! Aghios Ghérasimos !

Le cafédji, qui opère la descente dans les soutes et qui s’amuse du spectacle, crie aux katastromatos effarés, en leur marchant dessus :

– Aha-a ! Voilà le naufrage ! Maintenant : éhé, moré, éhé !

Et, les jetant comme des paquets, il nettoie le pont de tout le fouillis.

Je suis le seul qui aime mieux affronter l’orage que de descendre dans la puanteur et les vomissements. Calé entre la balustrade et la cuisine, je me gare comme je peux des vagues qui balaient le pont et, un moment, je crois vraiment au naufrage. Adieu, ma mère ! Tu ne me reverras plus !

Le cafédji, m’apercevant là, me crie :

– Descends, malheureux, une vague va t’emporter !

– Qu’elle m’emporte !

Mais il en est autrement écrit.

 

Par une soirée au ciel couvert d’étoiles, Naples ouvre devant ma misère son golfe unique au monde, hisse jusqu’aux nues les lumières de son amphithéâtre, m’accueille dans un enchantement qui me fait pardonner au destin d’avoir contrarié mon désir d’atteindre la France.

Je suis débarqué à Naples… Mais j’admire Naples ! Mon cœur se gonfle à éclater, pendant que mes yeux scrutent les ténèbres pour découvrir la masse noire du Vésuve.

– Tu descendras ici, me crie l’interprète, au milieu d’un vacarme assourdissant.

Le Saghalien stoppe, jette l’ancre. Les voyageurs s’entassent dans les barques qui fourmillent autour du navire. Moi, valise au dos, je suis pris dans la foule des émigrants qui débarquent ici, d’où un transatlantique les reprendra pour les transporter en Amérique. Et nous voilà, vrai troupeau de moutons, poussés dans un chaland qu’un remorqueur traîne jusqu’au quai des douanes. C’est toujours ça de gagné, me dis-je, pensant aux trois lires que des bateliers demandent aux voyageurs pour la course du bateau au quai. Et puisque personne ne s’occupe de moi, je me laisse aller. Qui sait ? Un dîner chipé, une nuit passée à l’œil ne sont pas à dédaigner, du moment qu’on est palikaraki. Jouons donc à l’émigrant, tant que ça marche !

Mais ça ne marche pas, et ça se gâte d’une façon tout à fait imprévue.

Conduit dans un immense bâtiment, aux lits alignés comme des tombeaux, je vois les Grecs s’approcher des murs et lire des inscriptions faites par d’anciens compatriotes : Frères ! Ici nous avons été dévorés par des punaises grosses comme des lentilles !

J’empoigne ma valise et décampe en vitesse !

Me voilà maintenant dans la rue, seul, sans ami, sans mon mentor, bonhomme de Braïla projeté par le monde, bonhomme qui ne se doute nullement des jours noirs qui lui sont réservés, adolescent crevant de vie et content de se trouver à Naples, puisqu’il n’y a pas eu moyen d’arriver à Marseille. Content de ce Naples dont il ne connaît encore que la poésie, content de sa pièce d’or cousue à sa chemise, de sa Roskopf réinstallée dans sa poche de gilet, et du misérable magot d’une quinzaine de drachmes en gros sous que les émigrants lui ont ramassé.

Mais il n’est pas très content de ce qui s’accomplit soudain, rapidement, pendant qu’il chemine en rêvant : un larron s’approche, lui propose de le conduire chez un albergatore et, sans plus attendre la réponse, lui arrache la valise et lui ordonne de le suivre !

Mon Dieu ! me dis-je, cet homme doit crever de faim, pour procéder de la sorte ! On m’a débarqué dans une ville plus misérable que celles de la Grèce !

Et je le suis. Via Duomo, puis une ruelle : nous voici au quatrième, chez l’albergatore. Il est jeune, noiraud, face dure d’homme qui lutte. L’intérieur me paraît propret. Le marché : cinquante centimes pour la nuit, vingt-cinq pour un plat de viande ou de poisson aux légumes. Très bien. Je paie le portefaix, qui ne me demande que trente centimes. Et je vais me coucher, car la maison oscille comme si j’étais encore en pleine mer.

Le patron me conduit à ma chambre, ouvre la porte et, me laissant passer, s’arrête sur le seuil, la main tendue. Je regarde sa bouche amère, ses yeux feu et glace, l’immobilité de son visage mâle et je ne comprends rien.

– Les cinquante centimes ! fait-il, d’une voix cassante qui me donne le frisson.

Je paie vite. Il ferme la porte. Cloué au milieu de la pièce, mes yeux se promènent du lit ignoble à la fenêtre sinistre, et aux murs, dont le papier peint porte les traces de punaises écrasées sous le doigt. Une complainte lamentable monte de cette tranchée noire, profonde, lugubre, qui s’appelle rue, rue d’Occident, rue de Naples, où, pour gagner trente centimes, un homme m’a sauté dessus comme s’il voulait me dévaliser, et m’a amené chez cet albergatore qui a l’air d’un exécuteur.

Une frayeur me saisit. Mon cœur s’emplit de sombres pressentiments. J’ai envie de pleurer.

Loin, mon ami. Loin, ma mère. Et moi, qu’est-ce que je fais ici ? Je pense à notre foyer, humble mais propre, douillet. Je pense aux camarades de mon âge, presque tous mariés, chacun dans sa famille, à son travail. Pourquoi cette malédiction de ne pas pouvoir faire comme eux, comme tout le monde ? Qu’est-ce qui me pousse continuellement sur des routes lointaines, quand, dans mon pays, les étrangers mêmes se créent une vie et demeurent ? Qu’est-ce que je veux ? Après quoi est-ce que je cours ?

Seul. À mille lieues de toute âme qui me comprenne et m’aide.

Vite je me déshabille et découds la pièce d’or, que je caresse tendrement : c’est elle qui va me protéger, elle et aussi les gros sous des katastromatos, qui représentent presque autant. La Roskopf également, toute misérable qu’elle soit, vaut toujours deux à trois francs.

J’aligne mes trésors sur le lit : la montre, le tas de cuivre et le petit bouton d’or. Tout cela représente une livre sterling. Bon. J’ai de quoi vivre une quinzaine, à raison de trente sous par jour, tabac compris. Mais dès demain matin, j’irai chercher et accepter du travail, n’importe quoi.

Cette idée me calme. Je me couche en me disant : il faut que je me débrouille ! Je suis un homme seul au monde !

*

Seul au monde ? Mais non ! Détresse d’un soir… Le lendemain, à sept heures, Naples est là ! Naples, la cité sans pareille, le coin du monde dont j’ai entendu dire qu’il fallait le voir, puis mourir !

Je ne suis pas mort, mais j’ai perdu la tête. Et deux jours durant, je ne fais que courir. Partout. Musées, Vésuve, Pompéi, jardins, promenades, monuments, tout cela je l’avale d’un coup, un morceau de pain dans une main, ma Roskopf dans l’autre.

Mais le soir du second jour, en rentrant chez moi, il ne reste pas un liard du tas de cuivre fourni par les pauvres émigrants.

Alors, je prends peur. Maintenant, mon vieux, il faut travailler ! Attention aussi à l’argent ! Il file. Nous allons goûter ce fameux plat de l’hôtelier qui ne coûte que cinq sous, viande et légumes.

C’est un mélange de nouilles, haricots, morue salée avec beaucoup de sauce : mélange qui semble avoir été déjà mangé une fois. Pas bon ; laissons cette marmelade pour des jours plus sombres, qui, peut-être, ne viendront pas. Pour le moment, la demi-sterling est encore intacte, bien que déjà changée. Et courons, cette fois, vers le travail.

Je suis certain d’en trouver ! N’ai-je pas aperçu, lors de mes balades, des magasins aux enseignes : Latteria Romana ? Ce sont, à n’en pas douter, des Laiteries… roumaines ! Cette enseigne, ainsi qu’une pancarte accrochée sur toutes les maisons et disant : si loca un piano, m’ont fait croire qu’à Naples toutes les laiteries sont tenues par des Roumains et que tout le monde loue des… pianos ! Deux choses différentes, qui dansent devant mes yeux pendant que je cours après les trams et dont la première me réjouit. Non, je ne suis pas perdu. Laptaria Româna, c’est cela, Latteria Romana !

Sacrée langue latine : tu as fait du joli ! Car, trop certain de trouver un emploi chez ces Roumains qui ne me laisseront tout de même pas mourir de faim, je retarde l’heure du servage, je m’élance, pendant trois autres jours, à travers les somptueuses campagnes qui environnent Naples. Je cours le port, les quais, les églises. Je fais des connaissances.

 

Parfaitement, des connaissances !

Une de celles-ci m’entraîne un soir dans un bouge où l’on danse au son de l’accordéon. Beaucoup de jeunes filles. Joie, sincérité, rien de louche.

Comme je ne danse pas, je bois, je plaisante, je regarde. Une fillette sort dehors avec une régularité chronométrique, met les mains en œillères des deux côtés de sa bouche et crie, d’une voix divine, vers quelques divinités d’un cinquième :

– Na-a-a-ni-i !

Une fenêtre s’ouvre au ciel. Une autre voix divine répond :

– Qué bouoï ? (Que veux-tu ?)

– Chendi a basso ! Tché oun soldatiello, oun pasquale, que ti bouolé ! (Descends en bas. Il y a un petit soldat qui te veut !)

Et la chose divine descend… « en bas », bien bas, dans l’enfer terrestre, en y entraînant le soldatiello. Le tout ne coûte que cinquante centimes.

Mais c’est encore trop cher, il faut le croire, puisque à la porte du cabaret, un « père de famille » fait une concurrence terrible à cette entreprise céleste. Jugez-en : ce père, un fouet sur l’épaule, attrape les pasquale par la manche, leur montre ses deux filles installées sur un chariot à attelage mixte, âne et vache, et offre, pour une lire, manger, boire et… le reste !

Un soldatiello monte. Puis un autre. Je monte aussi. Le père prend la tête. Vache, âne et commerce s’ébranlent dans la nuit. En route, un abonné grimpe au trot du tombereau, salue, distribue des baisers, des poignées de main et des cigarettes.

Banlieue. Maison de campagne. Fouillis. Misère. Sur une grande table, la mère et une fillette déposent du pain, du fromage, des pâtes, du vin. On mange, on boit et on passe à côté, dans une pièce qui n’a qu’un rideau à la place de porte. Les couples y entrent à tour de rôle. Deux mioches, cinq ou sept ans, deux vrais gnomes, vont et viennent, eux aussi, sérieux, l’un portant une cuvette, l’autre un broc d’eau.

On est gai. On rit. On ne s’en fait pas. Je reste assis et je regarde la fillette. Elle peut avoir douze à treize ans. À quand son tour ?

Ma foi, tout de suite, car la mère, m’en supposant l’envie, la pousse du coude, me désignant :

– Hé vaï… (Va donc !)

– Co dgio anda qué non mi chiama ! (Comment aller, puisqu’il ne m’appelle pas !) répond, vexée, la petite.

*

Oui, je connais Naples.

Pour en arriver là, il a fallu que je paie. Plus cher, bien plus cher que ce que vous prennent, pour vous y mal promener, Thos, Cook and Son.

J’ai connu Naples avant la fin de la première semaine de séjour.

Et j’ai su, en effet, que je pouvais mourir ensuite. Pour moi, Naples n’a point de salut, pas plus que pour une bonne part de ses propres enfants.

Épouvanté, mes trois dernières lires en poche, je bats les quais, les embarcadères, je scrute tous les paquebots qui mettent le cap sur Marseille, mais ici, il n’y a point de barcadji grec pour consentir à fourrer dans quelque nouveau Saghalien le désespéré palikaraki que je fais après avoir vu Naples. Du matin à la nuit, j’assiste aux départs des navires qui vont, sans moi, vers des rives plus miséricordieuses. J’espère, cependant, y parvenir un jour.

Nous sommes en février, début de ma seconde huitaine dans la ville du plus beau golfe du monde.

Courageusement, j’appelle l’albergatore, j’ouvre ma valise devant ses yeux.

Voici : complet neuf, linge neuf, bottines neuves, plus Socrate et Eminescu. Combien de temps, pour tout cela, mangiare et dormire ?

 Ouna settimana. (Une semaine.)

Bon. Adieu, ma valise ! Je reste avec deux chemises et deux caleçons sur moi ; une paire de chaussettes, deux mouchoirs, deux faux cols, une serviette, un savon, mon rasoir s’éparpillent dans mes poches.

Et que je n’oublie pas d’évoquer, à cette heure solennelle où j’écris l’aventure qui a le plus amusé mes amis, l’objet principal que j’ai sans le vouloir sauvé du désastre : le minuscule livre intitulé Ombra, de Gennevray, traduction roumaine parue dans une de ces collections populaires qui ont nourri et instruit une génération entière, et dont l’éditeur, un Juif sans nom dans le monde, a fait faillite et s’est tué.

Je dédie à sa mémoire cette page de ma vie, pour le bien que ce conte, édité par lui, m’a apporté pendant mes longs jours de famine à Naples.

J’ai tout oublié des effets qu’une mère endolorie avait achetés et enfermés dans cette valise, la première que je perdis au début d’un vagabondage qui continue encore. Jamais je n’oublierai Ombra, seule nourriture et seul témoin d’une âme que la détresse épiait.

Maintenant que la pièce d’or et le tas de cuivre ne sont plus, une nouvelle vie commence, une vie qui va durer une semaine et dont ma valise fera les frais.

Je suis mis de force au régime de la « ragougnasse » de morue salée aux haricots secs et aux nouilles. Pour pouvoir la faire descendre, je mâche en me tenant le nez hermétiquement clos. Sais-je, Seigneur, que tu me réserves des jours où je serai heureux de la retrouver ?

Du travail, je n’en cherche plus qu’entre-temps, bien inutilement d’ailleurs. Et tout ce temps je l’emploie à rôder dans le port, en quête d’un second Saghalien. Il y en a, mais voilà : chat échaudé craint l’eau froide ; je ne veux plus des Saghalien qui font escale et d’où l’on vous débarque dans des Naples. D’autres, il n’y a point, mais il est permis d’espérer.

En attendant, je fais grande attention de ne pas me trouver devant une « bonne occasion », dépourvu de la somme de deux lires, absolument nécessaire au paiement du batelier qui doit me transporter jusqu’au Saghalien de mon rêve. Et c’est dur, Seigneur ! car je fume, et je dépense, chaque jour, trente centimes rien qu’en tabac ! Mes deux lires sont déjà écornées, mais j’ai un petit trésor de réserve : ma Roskopf, un très beau canif, un joli portefeuille de cuir et un tout aussi joli porte-monnaie. Sacrifiés au moment opportun, ces menus objets me sauveront de la misère. Cela, je me l’enfonce profondément dans la tête et je ne me permets plus de défaillance : je sais que je suis un homme perdu et que pour moi n’existe plus ni Dieu ni âme qui vive. Homme seul au monde, homme plus en détresse qu’un chien vagabond, homme qui n’a plus qu’à s’étendre au milieu de la rue pleine de passants et à y mourir !

 

Pendant cette semaine de morue, aux frais de la valise, un petit événement intervient pour me procurer le tabac quotidien. C’est une famille d’Arméniens, en route pour l’Amérique, qui descend dans mon albergo et à laquelle je me propose comme cicérone, non sans garder un œil sur le mouvement des bateaux directs. Elle accepte, mais là, encore, quelle misère du cœur humain ! Pour toute une matinée ou un après-midi de balade à pied, d’explications chaudes et de dévouement de vrai guide, ces rapiats ne me donnent que cinquante centimes ! Ô homme, que tu es laid !

Ce sont, cependant, des gens aisés, le père, la mère et sept enfants. La moitié de la journée ils se promènent ; l’autre moitié, ils la passent dans l’appartement, où ils se repaissent de toutes les douceurs, mangent, boivent, rient et fument des narguilés somptueux. Ils n’ont aucune idée de la morue et ne me demandent rien, à moi qui en sais quelque chose. Ils me donnent cinquante centimes et me regardent avec des faces joviales et grassouillettes, le père surtout, un beau barbu. Il raffole du dernier-né, un garçon de six ans, qui danse du nombril pendant que « papa » frappe sur un tambour de basque et chante, d’une voix mâle de basse noble. Cette mélodie – ce refrain plutôt –, que je possède avec justesse, et ses paroles, où il n’y a peut-être rien à comprendre, me hantent, depuis, comme un doux et triste rêve de ma vie. Longtemps, je n’ai pu les évoquer sans me sentir crouler sous le poids de ce souvenir de Naples, avec sa splendeur, avec son atrocité, et avec l’égoïste bonheur de cette famille.

Je transcris ici mon souvenir, musique exacte et paroles incompréhensibles. Je le fais pour moi, rien que pour moi… Peut-être, aussi, pour l’attendrissement des hommes qui ont le cœur plein de chansons cruelles et qui connaissent le prix des évocations lamentables.

Et voici une, greffée dans ma chair :

*

Terminée, la semaine de morue ! Partie, la famille arménienne ! Tout est fini : abri, nourriture, tabac ! Je suis dans la rue, navrant palikaraki !

Pendant deux jours, je rôde encore autour de mon albergo, un bout de pain sec dans le ventre. Le patron s’apitoie et m’offre, une dernière fois, un plat de sa morue, que je dévore, puis :

– Venga con mé ! (Viens avec moi !)

– Où ?

– Au Consulat roumain !

Je reste perplexe : je n’y avais pas pensé. Et cette idée ne me dit rien : qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun entre le consul de ma patrie et moi ?

– Il pourrait te rapatrier, me dit l’Italien, en me traînant chez le consul, et, surtout, me payer les quinze lires que tu me dois !

Je pense : « Il pourrait aussi me demander ce que je fiche là, et, surtout, réclamer un passeport, que je n’ai point ! » Et je dis à mon albergatore, qui marche, anxieux, ses beaux sourcils froncés :

– Savez-vous ce que c’est qu’un palikaraki ?

– Non.

– Eh bien ! c’est un sujet que les consuls n’aiment guère, et c’est moi !

L’homme s’arrête, les mains dans les poches, et me regarde, dépité.

– Porco Dio !

Un instant, je crois qu’il va renoncer à son projet. Mais non.

– Andiamo sempre ! (Allons toujours !)

Et le supplice commence.

D’abord, chez le consul, qui n’est qu’honorifique et ne sait pas un mot de roumain.

– Voici… Monsieur… Ce Roumain, qui est venu chez moi, il y a quinze jours. Il crève de misère et me doit quinze lires.

– Je ne suis ici que pour les visas et ne puis rien faire.

Nous descendons bredouilles. Dans la rue, l’Italien songe. Puis :

– Viens !

– Où ?

– À la préfecture !

– De grâce ! Vous avez ma valise ! Cela ne vous suffit pas ?

– Si ! Mais j’aimerais mieux avoir mon argent et te rendre ta valise !

Le brave homme !

À la préfecture. Un chef de bureau qui somnole, les mains réunies sur le ventre. Le Napolitain recommence :

– Scusate… Signore… Questo Tumeno… otto giorni… non pagato… quindici lire…

 C’est un malfaiteur ?

– Non, mais…

– Ici on ne s’occupe pas de dettes !

Dehors, je respire : enfin !

Il n’y a pas d’« enfin » : le Napolitain fouille dans son esprit :

– Viens !

– Encore !… Mama !…

– Hec ! Il fallait rester avec mama ! Ici : Napoli !

– Vedi. Napoli, poi mori ?

– Davvero !

Je le suis. Cette fois, c’est à la mairie qu’il me traîne :

– Signore… Guardate… Questo… Rumeno…

Même monologue, pendant que je reste là, comme un chien battu. Même résultat, et…

Dans la rue, s’essuyant deux fois de suite le dessous du menton avec le dos de sa main, l’albergatore crie à mon nez :

– Non tché mangiaré ! Non tché dormiré !

Et il s’en va.

Brave homme quand même… Homme qui lutte, qui peine et qui fait son possible pour rester bon. Mais la vie se moque de tout cela.

*

Cloué sur le trottoir, je m’appuie contre le bâtiment de la mairie et je ferme les yeux, pour garder l’image de cet hôtelier qui s’éloigne, navré, en gesticulant. Il m’est impossible de lui en vouloir. Je n’en veux, d’ailleurs, à personne. C’est moi le fautif. Ai-je jamais voulu être un homme rangé ? Non. Depuis toujours je me connais ainsi. Alors ? Ce n’est pas pour rien que le Roumain dit : « Aux ennuis que l’homme se crée de ses propres mains, le diable même ne peut rien. »

Machinalement, je me dirige vers le port. Là-bas, il y a d’immenses piles de bois, protégées par des toits à double pente. Ce sera mon gîte de nuit à partir de ce jour. Ah ! mes pauvres vêtements, qui sont encore neufs ! Mais j’y ferai attention… Puis, les planches doivent être propres ; c’est du bois de menuiserie.

Propres ? Va te promener !

Je grimpe, à quatre pattes, dans la nuit noire, et tout de suite mes mains rencontrent des pieds qui puent à faire vomir. Ce sont des camarades, des palikaraki, comme moi ! Celui que j’ai touché gronde amicalement et me dit qu’il y a « assez de place ».

Je vide mes poches, qui sont bourrées d’effets, je me forge un petit oreiller, et je m’allonge, en me couvrant de mon paletot. Mais je ne puis fermer l’œil de la nuit. Il fait froid… Je grelotte. Et il y a encore quelque chose : mes compagnons me passent généreusement leurs poux. Seigneur ! C’est à ne pas croire ! Ah ! ceux-là, à coup sûr, ne se nourrissent pas de morue salée !

Furieux, je pars le lendemain matin à la recherche de « n’importe quoi ». Je fais toute la ville et le port ; je m’offre, pour des salaires dérisoires, partout où je vois une besogne à faire, mais je me rends compte de l’inanité de mes efforts : les Napolitains mêmes sont de trop et crèvent plus de faim que moi. Il y en a dix qui se battent pour une place, pour une heure de travail, pour une malle à porter. Le soir venu, je me glisse, sous notre toit, sans avoir mangé de toute la journée, plutôt par dépit, car j’ai encore quelques « soldi », précieusement réservés pour le tabac, ma seule consolation. Comme je porte en main une canne de bambou, je me figure que c’est peut-être à cause d’elle que je ne suis pas accepté, et je l’abandonne sur la pile de bois, en repartant, après une seconde nuit passée à me gratter.

De nouveau, je cours toute la région, je joue des coudes, je réclame ma part de vie, si misérable soit-elle. Rien, rien, rien !

Alors, je fais la paix avec mon destin. Inutile d’user ses chaussures. Inutile de vouloir enfoncer un mur avec sa tête. Paix ! Paix avec soi-même !

Défaillant, affamé, le cœur vide de tout sentiment, je me laisse choir sur un banc. C’est une place publique à la sortie du port. Devant moi, des vauriens se bousculent autour d’un immense chaudron qui dégage des vapeurs en plein vent.

Je m’approche et je vois qu’un cuisinier ambulant distribue à manger. Quoi ? De la morue ? Non. Pire ! De la couenne et des restes de pain de toutes qualités, ramassés dans les restaurants. Pain et couenne bouillent dans une cinquantaine de litres d’eau ; le chef les attrape comme il peut, avec sa louche ou avec les doigts, et les balance dans l’assiette de métal qu’un mangeur vient d’abandonner dans le tas.

Combien ça coûte ? Un sou la portion ! Et on vous en met ! Et c’est bon, nom de Dieu ! Ça fond dans la bouche. Mais il faut se presser, car le chaudron se vide en un clin d’œil… Il faut aussi ne pas être difficile, devant cette soupe dans laquelle on dirait que tous les palikaraki de Naples se sont lavé les pieds !

N’empêche, on en redemande, le sou dans une main, l’écuelle dans l’autre, et on avale tout cela, avec des grognements de satisfaction. Puis, les mains dans les poches, l’œil à moitié clos et indifférent, on se dandine jusqu’au bureau de tabac, où l’on achète un « pac » à six sous ; on en roule une cigarette, en lâchant de gros renvois, et on la fume, allongé au soleil, le cerveau inexistant. On admire Naples !…

Voilà l’homme qui a fait la paix avec son sort.

Je la fais avec mon sort et avec Naples : je tire la chemise sale de dessous et la met dessus, en me faisant ainsi de deux chemises sales, deux propres.

Pour mon malheur, je n’ai jamais pu conserver cette paix plus d’un quart d’heure, ni dans l’abrutissement de la pensée ni dans l’inaction complète, en dépit des promesses que je me suis tant de fois faites de regarder la vie froidement. L’a quoi bon n’a jamais été mon ami plus d’une minute de cafard. Tout est bon qui fait vrombir la machine humaine, même la gaffe impardonnable, comme celle, par exemple, que je commets ce jour où je me suis, pour la première fois, repu de couenne.

Les mains dans les poches, savourant ma cigarette, je tombe sur un camelot qui explique son jeu : « Un franc pour deux sous ! » Le jeu : sur une table, une boule suspendue à une chaînette. Devant elle, une quille, que la boule, lancée, doit renverser.

Le malin prend la boule :

– Vous voyez, messieurs : on vise droit et on lâche : la quille est renversée ! On gagne un franc avec deux sous seulement. Là, comme ça !…

En effet, il lance et renverse la quille. D’autres – des comparses, probablement – la renversent aussi. C’est vraiment facile. Je vais tenter ma chance !

Oui, mais avec quel argent ? car je n’ai plus qu’un sou. Eh bien ! avec la lire que le camelot, lui-même, me donne, en échange de mon canif, gardé pour les instants sinistres !

Ah ! me dis-je : si j’arrive à renverser la quille deux ou trois fois, je gagne de quoi tenir autant de jours ! Et j’attrape la boule, je vise, je lâche, et… l’imbécile passe à gauche, sans toucher la quille. Ça y est, j’ai perdu mes deux sous !

Il faut que je les rattrape. Et, à coup sûr, c’est une maladresse due à l’ignorance du jeu ; je n’ai pas bien visé. Mais le jeu est simple, je l’ai bien vu.

Je reprends la boule, vise, lâche : elle passe cette fois à droite et ne touche pas davantage la quille. Ça fait quatre sous de perdus ! Comment les laisser ?

Je continue, en visant, en lâchant, et la boule passe toujours, tantôt à gauche, tantôt à droite, et avec elle, tous mes sous, tout mon canif, dans la poche du filou !

Défait, le cœur battant, comme si j’avais tué un homme, je me dirige vers ma couchette, où un sommeil, lourd cette fois, m’empêche de sentir la vermine et les conséquences de ma grave faute.

*

À la fin de cette première semaine passée à la belle étoile – la troisième à Naples –, je n’ai plus que ma Roskopf, destinée à une suprême tentative de salut. D’ailleurs, elle est invendable dans cette ville où les Napolitains proposent, à tous les coins de rue, des montres prétendues en or et soi-disant volées. Ils les offrent à tous les étrangers, après les avoir frottées tout le long de leur cuisse, et ils trouvent même des gogos pour les acheter. Ce sont, plus particulièrement, des Anglais, ces éternels chercheurs de bonnes occasions à travers tous les continents.

Aussi, presque malgré moi, ma Roskopf est sauvée par cette concurrence. Le reste : portefeuille et porte-monnaie sont vendus ; le produit tombe dans la poche du cuisinier ambulant. De la couenne, encore de la couenne et toujours de la couenne !

Quoique friand de couenne, dès mon enfance, je n’en ai, de ma vie, ni vu ni mangé autant ! Je la sens, pendant des heures, me monter au nez, avec son odeur de semelle grillée.

Tout à l’heure, ce sera autre chose de bien moins substantiel, qui me montera au nez.

Pour le moment, j’ai le ventre vide depuis deux jours et je rôde sur les quais, où je rencontre mon ancien albergatore :

– Rien ? me demande-t-il.

– Rien encore.

– Mangé ?

– Non.

– Viens à la maison : j’ai quelque chose de bon !

À la maison, je dévore un ragoût de viande, que je trouve excellent :

– Qu’est-ce ?

– Du lapin ! fait-il, en suçant un os et en souriant drôlement.

Je n’y fais pas attention, mais, agacé par les miaulements désespérés d’un chat enfermé dans un sac, je demande, pendant que nous nous régalons d’un bon café :

– Pourquoi tenez-vous ce pauvre chat dans le sac ?

– Pour le ragoût de demain, me répond-il, gravement.

Et, séance tenante, il se lève, prend le chat, lui lie autour du cou le nœud coulant d’un gros fil de fer, passe ce dernier par le trou d’un tabouret, et, montant sur le tabouret, tire du fil de fer et, sous mes yeux, étrangle la pauvre bête, qui se débat horriblement.

Je remercie et sors. Avant d’arriver dans la cour, j’ai vomi tout mon repas.

Nous sommes un peuple arriéré, mais chez nous personne ne mange le chat, pas plus que la grenouille, ni même le cheval.

*

Ce délicieux ragoût de chat, que je n’ai pas eu la vertu de digérer, fut mon dernier repas à Naples… et, cependant, huit jours devaient s’écouler encore avant que je pusse espérer un changement.

Un jour, comme j’allais à la dérive, du côté de Filippo Santo, mon regard rencontra une grosse affiche dont les grands caractères me clouèrent sur place. Il était dit, entre tant d’autres éloges, que

IL MAGNIFICO VAPORE

HOHENZOLLERN

partira à (telle date)

DIRETTISSIMO

DA NAPOLI À ALESSANDRIA D’ÉGITTO.

Cela se passait vers fin février 1907.

Je lis et relis la merveilleuse affiche, et mon cœur se gonfle de joie sous le pressentiment du salut qui approche. Ce Magnifico, ce « direttissimo » surtout, c’est mon navire ! C’est mon salut ! Il doit l’être, dussé-je me cramponner à son gouvernail, dussé-je commettre un crime !

 

Et, certain de la réussite, débordant d’espoir, je cours, presque en dansant, par toute la campagne napolitaine, je me roule sur l’herbe, j’aboie, je chante :

Tambour, tambour !

Yavasch, Yavasch…

Siga, siga, yécâché

Haï, kyravéndi, karaghésléri !

Mais comme je chante, le soir vient, et j’ai faim… J’ai faim, pauvre de moi, et je sais que huit jours vont se passer avant que je prenne un repas, car ce repas je dois le prendre sur le Magnifico, sur le direttissimo, ou nulle part, nulle part !… Je suis un homme qui ne mange plus ! Je n’ai plus rien à vendre, plus que ma Roskopf, mais avec celle-ci je pense payer le batelier qui, le moment venu, devra me transporter jusqu’au pied du Hohenzollern !

Cela sera ainsi, mon brave palikaraki, dusses-tu mordre la poussière, brouter de l’herbe…

Et, en effet, je suis au milieu d’une immense plantation de salade romaine, haute jusqu’aux genoux ! J’en arrache une, la dépouille jusqu’au cœur et… Courage, mon ami ! De la morue, tu en avais assez. La couenne te donnait des nausées. Le chat, tu l’as vomi. Eh bien ! bouffe maintenant de l’herbe et cours, cours ensuite, comme les oies dans les pâturages, au début du printemps !

Il en fut ainsi : j’ai bouffé de la romaine huit jours durant et j’ai couru comme les oies !

Pas une miette de pain, dans tout Naples, pour ma bouche : pas un sou pour en acheter, pendant une semaine entière ! La trempant dans du sel, que je chipe devant les épiceries, je ne mange que de la salade, bois de l’eau et cours ! Mon tabac, ce sont les mégots. Mon domicile, toujours sur la pile de bois, dans le port. Je suis devenu si moche que je ne me reconnais plus quand je vois mon image dans les vitrines.

Mais « Dieu est grand » et, sur la terre, toute chose arrive à sa fin.

 

Voici le Hohenzollern ! C’est le jour de son départ. Du quai, on aperçoit à peine son pavillon, qui flotte très loin. De belles embarcations font la navette entre lui et la rive. Cook lui envoie déjà de beaux messieurs, de belles dames et leurs grosses malles.

Et moi ? Moi, aussi, je ne voyage qu’avec les direttissimo.

Allons, palikaraki !

Devant un lavoir public grouillant de femmes, je me mets en bras de chemise : une bonne savonnade et, un miroir de poche sous les yeux, je me fais la barbe. Les femmes rient. Moi aussi, car c’est le jour de mon départ sur le Magnifico !

Une fois rasé, j’ajuste mon faux col et confectionne un beau nœud de cravate, comme au temps où j’étais moi aussi un homme. Puis, avec ma brosse à moustache, je procède au nettoyage radical du complet et du paletot, je frotte mes bottines. Me voici jeune homme à la mise correcte, respectable !

Je cours chercher ma canne, dont personne n’a voulu. Adieu, mon toit ! J’ai choisi mon bateau ! Maintenant, c’est le tour de ma Roskopf. À qui la vendre ? Ma foi, si ce n’est pas à mon albergatore, ce sera dur !

Je pars courageusement et, avant de monter, je sors ma montre et la regarde :

– Chère Roskopf ! Sept francs tu m’as coûté ! Quatre années, depuis, que je te porte ! Pardonne-moi ma traîtrise et fais le possible pour que j’obtienne les deux lires dont j’ai besoin pour la barque !

J’entre. L’Italien boit son café. Il fait de grands yeux, à me voir si beau :

– Monneda ?

 Oui, monneda, dis-je, mais c’est pour vous en demander ! Je pars tout à l’heure, car depuis votre dernier repas, je ne me nourris que de salade, je suis un homme-salade ! Voici ma montre : donnez-moi deux lires, je vous en conjure !

Et je lui raconte ce que je veux faire.

Le brave homme m’écoute, visiblement ému ; hoche la tête, sans desserrer les mâchoires, et me donne trois lires, au lieu de deux, pour cette vieille boîte invendable. Je lui écrase les mains et vole vers le salut !

Au batelier – l’air impérial, canne à la main et tirant sur ma cigarette –, je demande, comme si je ne le savais pas :

– Où est le Hohenzollern ?

 Le voilà, monsieur !

– Est-il direttissimo ?

– … Da Napoli a Alessandria !

 Combien, la course ?

– Deux lires.

– Conduisez-moi !

Et je saute dans la barque.

Glissant sur le miroir d’émeraude, chaque coup d’aviron m’éloigne de mon épouvante certaine et m’approche d’une autre, bien pire, parce que incertaine. Le batelier me dépose au bas d’un escalier dont l’extrémité supérieure est gardée par un bersagliere et un officier de bord.

Propreté éblouissante. Rien que du « beau monde ». Pas de katastromatos. Grand luxe. Il Magnifico !

Autour du paquebot, des Napolitaines dansent dans des barques, au son des guitares, mandolines, violons, accordéons. C’est un charivari assourdissant. Les passagers du bord jettent des sous dans les barques et dans la mer, qui fourmille de nageurs. Ceux-ci, la bouche pleine de pièces, guettent la main qui va lancer la lire et, avant que la monnaie ait fini de parcourir sa trajectoire, ils plongent comme une flèche, et s’en saisissent pendant qu’elle descend à la manière d’une feuille morte. En revenant à la surface, ils la montrent entre leurs dents.

Je paie le batelier et monte… « Comme un coq »… Mais déjà mon regard se voile, mes jambes fléchissent, j’ai le souffle coupé ; oui, en ce moment, je suis près de tuer !

En haut de l’escalier… Les deux hommes me saluent poliment… L’un me demande :

– Votre billet ?…

M’imposant un calme mortel, je réponds, l’air las :

– C’est pour conduire un ami…

– Passez, monsieur.

Je passe, prêt à m’évanouir.

*

À partir de cet instant et jusqu’au départ du navire, une heure environ, j’ai vécu les secondes les plus atroces, les plus meurtrières de ma vie ! Je ne connais rien qui égale ce supplice, je ne connais rien de plus sanglant, ni la faim, ni la prison, ni la blessure féroce. Seul le tourment que donne l’amour charnel contrarié peut se mesurer avec ce déchirement des pauvres entrailles humaines.

Car c’est cela : des lambeaux de vie qui se détachent de vous, brûlent comme des météores sans que vous le vouliez et s’en vont dans l’infini, en emportant le meilleur de votre sang : la joie de vivre. Après quoi, vous n’êtes plus qu’un paquet d’ossements, un squelette qui ricane, qui pleurniche et qui s’appelle : pauvre bonhomme.

 

Je vais aussitôt jeter ma loque sur la balustrade de bâbord puis j’appuie ma tête fiévreuse contre un pilier. De là, je peux voir l’escalier, car toute ma vie dépend maintenant de cet escalier, qui est ma terreur tant qu’il n’est pas remonté, tant que quelqu’un peut encore me saisir par la nuque et me lancer, où ? Dans une vedette de police ? Dans une ville de misère ? Non, non ; dans la salade !

Il ne s’agit pas de la misère, qui est une chose supportable, que je connais et dont je n’ai pas peur, mais il s’agit de la salade. Huit jours de salade, après huit jours de couenne qui ont suivi huit jours de morue salée ! Ce n’est pas de la misère, cela : je suis un jeune homme gavé d’herbe et qui risque à chaque seconde d’être renvoyé au pâturage ! Et ce qui est le plus terrible, c’est que je n’ai aucune envie de me jeter dans cette mer, qui est à mes pieds, je ne pense nullement à la mort : je veux vivre, la vie me plaît, et ce Naples, et cette humanité imbécile. Il n’y a que la salade qui ne me plaise plus !

Et toute blouse blanche qui passe derrière moi, tout képi, tout mouvement qui se produit à proximité de ma nuque – soit pour donner un ordre, soit pour jeter une pièce de monnaie dans l’eau, soit même pour cracher par-dessus la rampe –, ce sont autant de mains qui m’empoignent pour me conduire à ce maudit escalier et me balancer dans la salade.

Je sens ma chair fondre comme la cire qu’on approche d’un brasier. Pour moi, la vie s’est arrêtée, le soleil ne bouge plus, à l’exemple de cet escalier.

Afin de me donner une contenance, je sors de ma poche Ombra, que je connais par cœur, et je fais semblant de lire, mais je ne vois pas une seule ligne ; je ne vois que l’escalier figé dans sa position, des bras d’homme qui me frôlent en passant et… la salade. C’est tout ce que mes yeux peuvent voir.

Mais je tâche de fixer autre chose, quelque chose qui tienne du rêve : j’appuie mon front contre le pilier, je fais du Vésuve une cible et j’attends la minute où la montagne aura bougé, très lentement d’abord, puis vite, vite, loin de ces rives.

J’attends. Et rien ne bouge. La montagne, mon pilier, ces marches à lames de cuivre brillant qui conduisent droit à la salade, tout est frappé d’immobilité. Moi seul, je suis mobile, mon cœur seul vibre de toutes les terreurs de l’univers, il n’y a que moi qu’on peut déplacer comme on veut et expédier lestement dans les plantations de salade, où je dois vivre dorénavant en herbivore, comme les oies, me nourrir cent fois par jour et autant de fois me vider.

Le pilier dans les bras, les yeux fixés sur le Vésuve, je me rappelle que j’ai Ombra dans les mains, Ombra qui a été mon seul compagnon de route, mon confident et mon ami, pendant ces interminables jours, et je me demande : pourquoi est-ce que les hommes écrivent des Ombra émouvantes, des Ombra pathétiques, alors que la terre n’est qu’un immense champ de salade, dans lequel nous pouvons tomber pour n’en plus jamais sortir ?

 

Un bou-ou-ou formidable ébranle le ciel et la mer, et me jette les dents contre mon pilier.

Maintenant je suis un palikaraki si léger qu’on pourrait me saisir entre deux doigts et me poser où l’on voudrait : dans le chaudron à couenne ou dans la campagne napolitaine. Je ne respire plus, je me colle à la balustrade et supplie l’escalier de monter avant que je ne sois transformé en une plume que le vent emporte. Je ne sais pas si j’ai le droit de me réjouir. Entre le premier et le troisième bou-ou ! l’éternité est si cruelle qu’on pourrait, avec un léger souffle, et mille fois dans une minute, me balayer hors de ce désespérant direttissimo de mon salut.

Et voilà : un double coup de sirène, puis un triple, et je vois des bras puissants qui tirent à eux le méchant escalier et le replient à bâbord. Le navire part, majestueusement, faisant tourner la terre autour de lui. À la sortie du port, il stoppe, le pilote descend dans sa chaloupe. Un bref bou ! – le salut civilisé pour le pilote de Naples et pour sa salade – et nous prenons de l’allure, nous gagnons le large, pendant que le bâtiment tremble de toute sa puissance, pendant que le vent souffle dans les cordages et que les voyageurs soulèvent le col de leurs manteaux.

Alors, je me dis, à haute voix :

– Ça, c’est mon direttissimo !

Et, avançant les pectoraux – cigarette au bec, les mains dans les poches, la canne en bandoulière –, je me promène, crâneur, sous la passerelle du commandant, auquel j’ai envie de crier :

– Hé, l’ami !… Comment va-t-elle, cette petite santé ?

*

Il fait nuit. Belle nuit méridionale. Le paquebot ralentit… Comme ça, tout à coup !… En pleine mer… – Qu’est-ce qu’il y a ?

Salons et cabines se vident. Tout le monde est sur le pont, chaque classe a son pont, ceux qui ont mangé et ceux qui n’ont pas mangé, que ce soit par indisposition ou parce que personne ne les y invite.

– Qu’y a-t-il ?

C’est le Stromboli ! Et mon ami le commandant, qui est un chic type, a ralenti son Magnifico pour que nous puissions contempler à notre aise cet éternel cracheur de feu. Regardez-le ! Il est à deux pas de nous. À son sommet, le jaillissement rythmique de lave incandescente éclaire la nuit à de courts intervalles. Le sentier de feu, rouge sur les pentes supérieures, descend en zigzag, fréquemment entrecoupé, se ternit au fur et à mesure et disparaît au pied de la montagne, où une ébullition cyclopéenne gronde dans le silence nocturne. Spectacle unique, inoubliable. Le navire reprend son allure impétueuse.

 

Je m’assois et fume, dans la nuit calme. Je pense au contrôleur, qui va passer, mais… Nom de nom ! Il va voir comment je vais le recevoir ! Suis-je, oui ou non, sur un direttissimo ? Et alors ? Qu’est-ce que vous venez m’embêter ? Finie la terreur ! Ça bouge, maintenant, ça ne s’arrêtera plus que là où j’ai mon père Binder, et, par conséquent, moi, je m’en fous ! Vous m’enverrez aux charbons : la belle affaire ! Comme si j’ai jamais dit que je me refuserais de tirer à la mine ma part de charbon ! Oui, je suis prêt à empoigner les manches de la brouette ! Oui, je suis prêt à payer ma course de n’importe quel travail, le plus sale, le plus humble, mais, pour l’amour de Dieu, soyez des hommes, laissez-moi sortir de la salade ; j’ai droit, moi aussi, à un bout de pain !

Et comme je fume et pense à ce qui va m’arriver sur ce Magnifico, un monsieur trapu fume lui aussi un gros cigare, juste en face de moi, le dos appuyé au parapet. Il ne me lâche pas du regard depuis un bon moment, mais je m’en moque !

Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là, avec sa face de brave homme, sa casquette sur le nez, sa gabardine et son cigare qui brille dans la nuit ?

Il ne me veut rien. C’est un Autrichien ; je l’ai déjà entendu parler le viennois avec des voyageurs. Il m’interroge, soudain, en italien, alors que nous sommes seuls sur ce pont des troisièmes :

– Quelle cabine occupez-vous ?

– Je n’ai point de cabine.

– Comment ! Tout le monde a sa cabine, ici. Regardez le numéro de votre clef.

– Je n’ai point de clef.

Il paraît d’abord étonné, puis, comprenant, sourit et vient s’asseoir à côté de moi :

– Êtes-vous, par hasard, un… ?

– Oui, un palikaraki !

– Et vous n’avez sûrement pas mangé ?…

– Que si ! De la salade…

– Venez avec moi !

Dans sa cabine, avec des mouvements de bouledogue fébrile, il ouvre une valise, en tire des sandwichs, des tartines, des bananes, des oranges, du malaga, me bourre, me gave, me verse à boire, encore et encore… Puis, de beaux cigares, de belles cigarettes.

Ah ! palikaraki ! Tout se paie sur cette terre, le mal comme le bien.

– Ne craignez rien ! me dit ce brave Viennois. C’est un paquebot de luxe. Pas de contrôle en route ! À l’entrée, on prend votre billet et on vous donne la clef de votre cabine. C’est tout… Mais comment diable avez-vous fait pour arriver ici ?

– C’est que… il y avait la salade !

*

Maintenant il me faut une couchette. Où la trouver ? Partout !

Je m’allonge simplement sur le grand carré qui couvre la salle à manger des troisièmes et je dors. Je dors comme une bûche, jusqu’au matin, quand une main me secoue. Je lève la tête, un peu vexé – une blouse blanche, un jeune visage gaillard se penche sur moi :

– Fokïsta léï ? (Vous êtes chauffeur ?)

– Fokïsta…

Et je me couvre la tête, me rendors. Peu après, la même main, le même visage, reviennent à la charge :

– Passagiéri, léï ?

– Passagiéri…

Le garçon éclate de rire :

– Ha ! ha ! Tu n’es ni chauffeur ni passager, tu es un vagabond ! Viens avec moi !

Zut ! Qu’est-ce qu’il va me faire ? Contrôleur ? Charbon ? Adieu malaga, sandwichs, cigares !

Non ! Pas du tout… Bien au contraire : c’est la série du bien, après celle du mal ! C’est la vie.

Il me conduit dans la salle à manger, au-dessus de laquelle j’ai dormi. Là, petit déjeuner. Les voyageurs ont passé, et, sur trois couverts, deux sont intacts.

– Ils ont le mal de mer, eux ! Toi, tu ne l’as pas ! Vas-y !

Comme le loup dans le troupeau de brebis, je me jette sur ce beurre, cette confiture, ces petits pains tout chauds, ce bol de lait, ce café exquis, et j’envoie tout cela réparer mes pauvres boyaux purgés par tant de salade. Le sommelier me regarde les bras croisés, la face réjouie :

– Ne te presse pas ! C’est permis ! Tout cela doit aller à la mer, aux requins !… Et des rôtis, gros comme ça !… Et des kougloufs, comme ça ! À la mer !…

À la mer… Pour les requins… Et moi, et des millions comme moi : salade, couenne, chiasse !

Pauvre humanité ! Que tu es bête… Plus bête que méchante…

 

Trois jours, mer et ciel… Méditerranée joyeuse, parfois acariâtre. Firmament généreux, parfois boudeur.

De l’office des troisièmes – où, campé sur deux jambes solides, les manches retroussées, mes bras jonglent avec la vaisselle – je regarde par le hublot la mer et le ciel, qui se renversent en tous les sens, et je chante à tue-tête :

 

Tambour, tambour !

Yavasch, yavasch…

Soudain, en pleine mer démontée, en plein jour, le Magnifico stoppe ! Qu’est-ce qu’il y a ? Tout le monde envahit les ponts.

C’est un pauvre cargo grec en détresse. Il est complètement vide et roule à la dérive, le gouvernail brisé. Le Hohenzollern essaie de l’aborder prudemment. On s’entend au moyen des porte-voix :

– Tout ce que nous pouvons faire, c’est de vous prendre à bord ! crient les nôtres, en italien.

– Vous ne pouvez pas nous remorquer ? demandent les Grecs.

– Impossible ! Nous sommes un paquebot postal !

Je crie, moi aussi :

– Impossible ! Nous sommes un direttissimo !

Et mon ami le commandant sonne aux machinistes : drin !… drin !… toute vitesse en avant !…

Allons !… Chacun son destin…

…………………………

Et voilà !… Par une matinée radieuse : bou !… bou !… Hé, là, le pilote !…

Nous accostons à Alexandrie.

J’écrase les mains de l’Autrichien, puis celles du brave garçon. Celui-ci me dit :

– Donne-moi, en souvenir, ta canne en bambou !

– La voici !… Adieu !…

… Hé, la France !… Rien à faire, en 1907 ! Ce sera donc dans dix ans et… par une autre porte !…

Je vole chez mon vieux Binder…

Saint-Raphaël, mars 1927.

Share on Twitter Share on Facebook