AU GRÉ DU DESTIN

Le mois d’avril de cette même armée-là, après une longue maladie qui faillit l’emporter, Floritchica pénétrait dans nos bois favoris de la Bâsca en chantant à tue-tête :

Hé, codrou, feuillage fin !

Laisse-moi te traverser,

Avec quatorze à mes côtés :

Je ne te ferai aucun dégât !

Griserie de cœur navré… Nous n’avions pas de quoi être si contents.

D’abord, la santé de la pauvre femme était pour toujours compromise ; ensuite, les désertions avaient réduit le nombre de nos haïdoucs au-dessous de ces « quatorze », même, dont parlait la chanson. C’était peu, pour trois capitaines qui comptaient chacun vingt fusils environ, le matin du désastre de Snagov, lequel cependant ne nous coûta pas un seul homme, hors le sacrifice volontaire de Joakime.

Mais le plus grand désastre de la haïdoucie, c’est précisément de vouloir épargner la vie du haïdouc : si elle lui était si chère, il ne lui aurait pas préféré le danger ; et celui qui a fini de briser son âme sur le mépris de la mort perd l’équilibre de la vie et ne peut plus lui faire de concession. C’est un désespéré. Toutes les croisades se font avec des désespérés, mais elles ne profitent ni à ceux qui se battent ni à la cause pour laquelle ils sont partis en guerre, car le millénaire arbre de la vie, pas plus que les arbres ordinaires, ne donne de fruits lorsqu’on le flambe, soi-disant pour le débarrasser de chenilles.

Floritchica, fidèle à sa méthode mûrement étudiée, voulait employer l’échenilloir de la raison. Elle disait aux haïdoucs :

– Dans votre haine contre l’oppresseur vous seriez prêts à mettre le feu au monde et à vous brûler vous-mêmes. Erreur ! Il est inutile de vouloir se tuer, ou de passer sa vie à tuer les poux sur le corps de son voisin, du moment qu’il les laisse revenir dès que vous avez le dos tourné. Apprenez-lui à se laver de ses propres mains. Vous verrez que les poux périront d’eux-mêmes.

Elle avait eu le temps de leur parler ainsi longuement lors de sa maladie, une maudite fluxion de poitrine contractée la nuit de notre fuite. Nous nous étions réfugiés dans une sous-préfecture amie, où nous passâmes le reste de l’hiver et où Floritchica fut soignée avec dévouement. Nos compagnons, la sachant souffrante, l’écoutèrent avec déférence, l’approuvèrent de la tête et se gardèrent bien de dévoiler leurs vraies intentions. Mais dès que les bourgeons parurent dans le codrou, quarante-cinq haïdoucs s’éclipsèrent un beau matin sans même nous dire adieu. Ils s’en furent brigander dans les départements du delta. J’ai beaucoup regretté un des fugitifs qui se nommait Bouzdougan, homme d’une violence inouïe, mais dont la bonté venait promptement calmer les fureurs. En plus, il était doué d’une belle voix et savait, comme pas un, tirer d’une feuille d’acacia les plus incroyables mélodies. Les jeunes filles étaient folles de lui. D’ailleurs, beau garçon et méprisant l’argent.

Je devais le retrouver un jour, mais dans quelles tristes circonstances !

 

Nous passâmes l’été en flâneries sur la Bâsca et dans les montagnes de Penteleu. Floritchica s’essorait en aspirant avidement l’air pur des sapins, buvait du lait cru d’ânesse et suivait de près le cours des événements politiques. Elle n’était plus que l’ombre de ce capitaine qui, à la tête d’une vingtaine d’hommes, descendait ces mêmes montagnes, cinq années auparavant. Son beau corps avait fondu. Ses grands yeux noirs, doux et caressants autrefois, nourris maintenant de fièvre, lançaient d’étranges éclairs.

Pour la première fois depuis que je la connaissais, je sentis naître dans mon cœur l’amour filial : je m’épris d’elle passionnément. Sachant que les nouvelles de Bucarest lui procuraient des instants de plaisir, j’organisai un service de courriers spéciaux qui arrivaient deux fois par jour avec des lettres, tantôt de Miron, tantôt du bon abbé Uhrich, parfois de Couza même. Leur lecture, les méditations qui les suivaient, les brèves réponses qu’elle y faisait la remplissaient de joie :

– Je n’ai plus beaucoup à vivre, disait-elle, mais au moins j’ai vu se réaliser le commencement de l’espoir pour lequel je lutte depuis vingt ans : les principautés sont unies sous le règne d’un homme qui ne fera pas tout ce qu’il voudra, mais tout ce qui sera en son pouvoir. Miron est son conseiller, et ce n’est pas peu dire ; à eux deux, ils ont assez d’énergie pour basculer les hésitants et au besoin se passer d’eux. Quant au reste, ma foi, je n’ai jamais rêvé d’un paradis terrestre.

Après le coup d’Arghiropol, qui nous chassa de Snagov, Couza et Miron offrirent à Floritchica seule un asile sûr dans Bucarest même. Elle se refusa à y aller, ne voulant risquer de compromettre dans un scandale public le chef de l’État et son premier ministre, accusés déjà par tous les ciocoï d’avoir été au courant de notre haïdoucie et de s’être fait porter au pouvoir par les bandits. Le mot d’usurpateur, par lequel ces domestiques enrichis désignaient Couza vers la fin de son court règne, fut lancé dès son avènement au trône.

L’« usurpateur » n’en tint aucun compte, mais sachant ce qui l’attendait, travailla jour et nuit à l’élaboration des lois qui devaient inscrire son nom parmi ceux des plus honnêtes princes que les peuples aient adorés au cours des siècles. À jamais inoubliables resteront, dans le souvenir de nos paysans, ses fameuses apparitions en travesti dans les tavernes, les marchés et les foires des villages, où, sous les dehors d’un berger ou d’un marchand de bestiaux, il venait se convaincre en personne de la façon dont on appliquait ses lois ; et lorsque, en buvant avec les habitants, il demandait qu’on lui servît une oka de Couza, malheur aux fraudeurs surpris avec la petite oka ! Outre l’amende et la prison, Couza, déboutonnant brusquement sa ghéba râpée et exhibant sa tunique princière, commençait par livrer le coupable à la risée du village, l’obligeant de marcher à quatre pattes – les faux poids autour du cou –, de sa boutique jusqu’à la mairie, où il était écroué.

Juste Dieu ! Quel est l’homme sensé qui demanderait à n’en faire qu’à sa tête, si les peuples étaient gouvernés par de tels caractères, fussent-ils princes, voire empereurs ou despotes ?

*

Vers le début de ce septembre-là, Couza vint secrètement, accompagné de Miron, nous rendre visite dans notre retraite.

Nous nous trouvions lors à Lopatari, le froid hâtif ayant obligé Floritchica à quitter le haut Penteleu et à chercher un abri provisoire dans l’accueillante demeure de père Manole, le cabaretier ami qui menait avec son fils une existence d’ours jovial, à l’orée d’un bois effrayant. Il lui fut possible de nous loger tous, car maintenant nous ne comptions plus que cinq têtes : Floritchica, Groza, Élie, Movila et moi. Codreano et Spilca, entourés de cinq autres haïdoucs, voulurent à tout prix aller assouvir une vengeance qui leur tenait à cœur. Ils partirent en juin, se rencontrèrent avec une potéra à Dragosloveni et furent massacrés jusqu’au dernier. Trasnila n’y était pas. Le colosse, après d’exténuantes recherches et de nombreux pièges tendus dans les montagnes, réussit à s’emparer d’un bel ourson, qu’il dompta avec beaucoup d’adresse et sans abrutir l’animal puis, tous deux, presque aussi gais l’un que l’autre, partirent « dans le monde » gagner leur pain, l’homme faisant danser la bête et la vie faisant danser l’homme.

Le départ de Trasnila avait affecté Floritchica plus que tous les autres. Elle aimait la force et la bonne humeur du tzigane :

– Chaque fois qu’il me parlait, je me sentais aussi pleine de vie que lui, nous disait-elle le jour de l’arrivée du prince, en regardant de sa chambre le feuillage automnal des hêtres.

Son visage terreux émut nos deux amis. Ils ne l’avaient plus revue depuis le jour où, à Galatz, en nous séparant, elle avait conseillé à Couza de faire attention aux défenses des sangliers. Pour chasser leur impression pénible, elle revint à cette plaisanterie :

– C’est à des sangliers autrement dangereux que tu as affaire maintenant ! Pauvre ami ! Te voilà aux prises avec les ciocoï, les ennemis que tu as le plus méprisés. Je te plains, mais c’est ta tâche. Elle commence seulement. La mienne est finie, par bonheur.

Couza et Miron, habillés en simples bourgeois, restaient assis sur des tabourets et semblaient réfléchir davantage à son triste état qu’à ce qu’elle disait. Le prince la gronda :

– Je suis fâché de ne pas t’avoir visitée dès le début de ta maladie. Je t’aurais envoyée de force dans une maison de santé, en Suisse. Miron ne m’a pas dit que tu étais si gravement souffrante.

– Je ne le savais pas non plus, se défendit l’autre. Dans ses lettres, elle ne me parle que d’un refroidissement. J’incline à croire qu’elle nous aime moins depuis le 24 janvier.

– Au contraire, j’ai voulu vous laisser à vos travaux, vous éviter des médisances fort possibles, un gros ennui politique, peut-être. Vous êtes des hommes d’État. Moi, je suis une hors-la-loi.

– Je n’ai pas à te défendre devant la loi qui est dans le code pénal ; mais devant celle de ma conscience, je suis libre d’agir à ma guise ! répliqua Couza.

– De toute façon, dit Floritchica, je n’aurais pas accepté de quitter le pays dans un temps où ma soif de nouvelles était si grande. Et puis, j’ai toujours cru que je finirais dans le codrou. Il n’y a que deux genres de tombes qui soient dignes d’enfermer les cœurs généreux : les océans et les fourrés.

Le père Manole, tout pimpant dans son costume national et en bras de chemise blanche comme la neige, entra avec une oka de vin, du lard fumé et du pain, les posa sur une table, versa dans les verres, voulut dire quelque chose, s’embrouilla.

– Qu’est-ce qu’il y a, Manole ? demanda Couza.

– Il y a, Sire, que voilà, les guides qui vous ont amenés ici n’ont su se taire qu’à moitié.

– Pas de mal.

– Nous vous remercions pour l’indulgence, mais vous aurez quand même un ennui…

– Lequel ?

– Le père Ion est là. Vous savez ? Le père Ion : notre dernier razèche, le vieillard de Lopatari. Il est là, avec un fils, un petit-fils et un arrière-petit-fils…

– Dis-leur d’entrer.

Quatre « haïdoucs » entrèrent, grands comme des chênes, le cœur sur les lèvres, les consciences dans le regard. Ôtant leurs bonnets, assis sur des chevelures qui allaient du brun clair au blanc d’argent, ils crièrent d’une seule voix :

– Que tu vives, Sire !

– Nous vous remercions pour le souhait. Que vous viviez vous aussi !

Et Couza alla leur serrer les mains, puis, restant debout :

– Parle, père Ion ! dit-il.

Le vieillard souleva les sourcils ; sa parole fut aussi claire que sa vue :

– Sire ! Je suis un descendant d’hommes justes… Mon père se gardait de faire tort à un chien même… C’est là tout l’héritage dont je suis fier. Et me voilà, à quatre-vingt-douze ans, giflé par un boïar, un vrai boïar, mais devenu ciocoï depuis que la servilité s’est mise en honneur. L’homme qui a frappé ma joue est notre propriétaire, il siège dans le Conseil du pays. Il y a un mois, je suis allé me plaindre à lui d’un vol que son fermier a commis à mon préjudice, et il m’a giflé. Sire, je te demande de me faire justice !

Couza avança d’un pas, prit la tête du razèche entre ses mains et lui baisa les deux joues :

– Là où le ciocoï a frappé, le prince du pays embrasse et lave l’outrage. C’est, père Ion, toute la justice que je puis te faire contre ces sauterelles qui seront bientôt plus fortes que moi et que la justice !

– Que tu sois en bonne santé, Sire !

– Allez en bonne santé, mes amis !

 

Vers la chute du jour, Couza et Miron se levèrent pour partir. Le fils du cabaretier s’approcha timidement du prince :

– Sire, puisque je ne me rencontrerai pas deux fois dans ma vie avec un homme comme Votre Altesse, je voudrais être éclairé sur un fait qui me tourmente…

– De quoi s’agit-il ?

– Voici : d’après ce que j’ai entendu raconter à nos vieux et ce que j’ai vécu moi-même, pendant cette guerre de Crimée, j’ai compris que les grandes puissances se sont toujours battues entre elles pour la possession des petits peuples comme le nôtre, qu’elles écrasent à tour de rôle ; mais les nations écrasées ne meurent quand même pas, à preuve nous, les Roumains ; et les grandes puissances, telles la Russie et la Turquie dans la dernière guerre, sont contentes, à la fin, de se retrouver là où elles étaient avant de se battre. Pourquoi se battent-elles alors ?

Couza songea un instant, puis :

– Mon garçon, tu me mets dans l’embarras, mais je m’en tirerai en te répondant que les grandes puissances font comme ces deux hommes qui ont mangé le crapaud. Connais-tu l’histoire ?

– Non, sire, je ne la connais pas…

– Écoute donc !

*

Deux paysans quittaient un matin leur village pour aller au marché d’une grande ville. L’un menait une vache, qu’il voulait vendre. L’autre n’avait que ses bras, dont il ne savait pas trop quoi faire. Comme ils longeaient une mare, l’homme à la vache, qui était un insensé, dit à son compagnon de route, en lui montrant un crapaud écœurant :

– Tiens ! Si tu manges ce crapaud-là, je te donne ma vache ; elle sera à toi !

Les insensés aiment à provoquer, et ils tombent toujours sur de plus insensés qu’eux, qui attrapent le défi au vol. Le compagnon – un paresseux qui vivait de ce qu’apportait le vent – pensa : « Ça doit être affreux de manger un crapaud vivant, alors qu’on ne les mange même pas cuits ; mais, une vache, cela en vaut bien la peine ! » Et, empoignant le crapaud, il dit au premier fou :

– Tu me donnes tout de suite la vache ?

– Dès que tu auras mangé le crapaud !

L’autre mordit, mâcha vite et avala promptement, mais il eut le cœur levé : « Nom de dieu, ce sera dur ! » À la seconde bouchée, il faillit vomir ses entrailles, et, suant de dégoût, s’assit sur l’herbe.

Le voyant arriver à près de la moitié du crapaud, le propriétaire de la vache se dit : « Ça y est ! Il va le manger et j’aurai perdu ma vache ! » Et il sua à son tour. Cependant le mangeur, après un troisième morceau avalé, était à bout de forces et se faisait la réflexion suivante : « Non, je ne pourrai pas le finir, mais si je jette le reste, il se moquera de moi et j’en serai pour la peine. »

– Tu sais, mon vieux ? fit-il ; si tu veux manger l’autre moitié du crapaud, eh bien, je te laisse ta vache !

Le piteux provocateur n’attendait que ce mot :

– Comme tu veux, mon ami ; si cela fait ton affaire, j’accepte.

Et il dut avaler le reste, avec le même écœurement, puis les deux insensés continuèrent leur voyage en vomissant tout le long du chemin, l’un conduisant sa vache, l’autre ne sachant quoi faire de ses bras, tels qu’ils étaient avant de se partager le crapaud.

*

Après le départ de nos deux amis, Floarea Codrilor pouvait dire adieu à « domnitza de Snagov », avant de le dire à sa propre vie. On ne le savait pas, mais on voyait bien que c’était écrit : elle se refusa jusqu’au bout à accepter des soins plus conformes à sa maladie et une retraite sûre, ailleurs que dans les fourrés roumains.

Elle voulut même passer l’hiver chez le père Manole, qui fit tout pour que sa malade ne manquât de rien, et nous commencions à nous installer, quand, par un jour froid et pluvieux d’octobre, nous fûmes avertis qu’Arghiropol montait avec une potéra pour nous arrêter.

– Eh bien, dit Floritchica, nous allons partir… La terre roumaine est vaste.

Oui, la terre roumaine était vaste, mais pour nous elle commençait à se rétrécir. Le Vallon obscur et sa Grotte aux Ours, qui nous voyaient arriver, six années plus tôt, par une même journée d’octobre, nous offraient de nouveau leur asile, asile dur, inconcevable pour une malade.

Trois mulets furent chargés de ce qui était nécessaire à l’aménagement des deux cabanes que nous devions construire, une pour celle qui se mourait et une pour nous, les quatre hommes. Nous avions tous le cœur serré. Les chevaux aussi étaient tristes. Floritchica, à cheval, semblait le spectre de la résignation.

Au moment du départ, lui prenant les deux mains et les portant à ses lèvres, le bon cabaretier fondit en larmes :

– Vous avez voulu le bien de ce monde, et il vous chasse de partout !

– C’est justice, père Manole : j’ai chassé, moi aussi, et quelques-uns hors de la vie même !

Et elle prit la tête de cette victorieuse et lamentable cavalcade, en murmurant, le regard braqué vers les cimes brumeuses des montagnes :

– C’est peut-être encore là-haut le seul endroit où l’homme pourrait rester bon…

……………………

À ces paroles – les dernières qui sortirent de sa bouche – suivirent deux heures de montée ininterrompue, silencieuse et morne, durant laquelle nous nous croyions à mille lieues l’un de l’autre, puis au moment où le convoi traversait la Bâsca, nous vîmes Floritchica osciller sur sa monture et s’écrouler dans l’eau boueuse, sans lâcher un cri.

Nous sautâmes dans le lit rocailleux du torrent, je la soulevai et la portai sur la berge, en la serrant passionnément sur ma poitrine, mais je ne serrais plus qu’un cœur qui avait cessé de battre. Un peu d’écume rosée sortait des coins de ses lèvres bleues.

J’enterrai ma mère à la racine d’un grand sapin, sur le tronc duquel j’entaillai une croix, le signe de la souffrance des hommes et de la pitié pour le sort qu’ils se forgent de leurs propres mains.

On dit chez nous qu’en vieillissant le matou se fait moine. Le haïdouc, lui, n’a pas trop l’habitude de faire de vieux os, mais lorsque l’étoile de sa haïdoucie se couche pour toujours – ce qui arrive souvent – il se fait berger.

C’est ce qu’il nous était arrivé à nous aussi, et nous nous sommes faits bergers tous les quatre, Groza, Élie, Movila et moi. Nous avons monté, sur le versant transylvain des Carpates, une petite bergerie à nous, avec peu de brebis, encore moins de soucis, mais avec beaucoup, beaucoup de souvenirs navrants !

Groza savourait leur douce amertume en traînant, l’été au soleil, l’hiver au coin du feu, ses membres qui s’engourdissaient. Élie et Movila, plus maîtres de leurs cœurs, couraient les pâturages avec les troupeaux en jouant de la flûte, et se chargeaient à eux seuls de toute la besogne de la bergerie, alors que moi – ah, misère de l’âme humaine ! –, je montais sur la cime du Penteleu et criais à celle qui reposait à la racine du sapin marqué d’une croix :

– Hé, Floritchica ! Ma mère jolie ! Ce n’est pas vrai qu’ils sont meilleurs, les hommes qui vivent dans le désert joyeux des montagnes ! Et le seraient-ils que je ne voudrais pas de leur bonté, ô ma vaillante domnitza de Snagov ! Ils se passent du monde, parce qu’ils n’ont rien à donner au monde. Ils supportent la solitude, parce que la solitude ne les trouble point. Ils sont silencieux, parce qu’ils n’ont rien à dire. Pour eux, la forêt, c’est du bois de chauffage ; l’impétueux torrent, de l’eau pour la lessive de leurs chemises ; le rocher qui surplombe l’abîme, immense et inutile caillou. Je veux te dire encore, amie généreuse, que leur première pensée, à la vue d’un homme qui grimpe en été vers leur nid, c’est de le prendre pour un malfaiteur.

 

Il nous arriva à nous aussi, un après-midi de juillet, d’accueillir un homme qui avait grimpé jusqu’à notre bergerie. Il saignait abondamment d’un gros trou qu’une poignée de plombs lui avait fait dans le dos, et nous comprîmes que c’était un malfaiteur fusillé par un bienfaiteur. Deux compagnons, aussi peu honnêtes que lui, l’aidaient à traîner les jambes, une de leurs mains appuyant sur la blessure qu’ils avaient bouchée avec des chiffons brûlés.

– Chrétiens ! gémit-il, qui que vous soyez ! Je me livre à vous, mais donnez-moi à boire : je souffre de la soif plus que de ma plaie. Je monte depuis trois heures sans avoir rencontré une goutte d’eau !

Celui qui nous suppliait ainsi était Mândreano, fameux cambrioleur d’églises, que nous connaissions de nom. La brèche ouverte par le coup de feu au-dessus de son rein droit était telle que l’on se demandait comment il avait pu vivre et marcher pendant une demi-journée. Il but, entra en agonie et rendit son âme au cours de la nuit. Son corps, trapu et lourd comme du plomb, alla pourrir derrière notre bergerie.

L’histoire de cet homme était plutôt amusante que tragique. Il n’avait jamais tué, ni blessé, ni même porté une arme à feu, et sans la menace du service militaire de sept ans, qu’il redoutait, il ne se serait jamais brouillé avec les autorités de son village. Mais voilà, sa jeunesse fut empoisonnée par le maudit arcan . Et tout en se sauvant dans les montagnes, avec les gars de sa commune, aux époques annuelles de l’arcan, il finit un jour par ne plus redescendre que pour vivre de vol. Ses victimes étaient uniquement les saints : il les dépouillait de leurs vêtements d’or et d’argent. Il était serrurier de son état. Les portes des maisons du Seigneur ne pouvaient pas lui résister. Quant aux martyrs de la foi chrétienne, on sait qu’ils se sont toujours laissé faire.

Mândreano n’a jamais eu de compagnons ni senti le besoin d’en avoir. Il se débrouillait tout seul, mais un jour la destinée lui en offrit deux, et cruels compagnons ! Ils étaient ceux-là mêmes qui venaient de nous l’amener à moitié mort et qui nous racontèrent les péripéties de leur voyage forcé en haïdoucie.

– Voilà une année, nous étions soldats, et nous faisions partie de la garde d’une prison, quand on nous amena Mândreano. Il fut jugé et condamné à dix ans de bagne. On nous choisit, nous deux, pour le transporter pendant toute la journée, et nous partîmes contents, car, d’abord, on est toujours contents d’aller se balader à travers champs, et puis Mândreano était un blagueur qui avait égayé tous les gardiens pendant ses deux mois de prévention. Il nous amusa bien mieux en route avec ses histoires d’églises, de popes, et de saints joyaux chipés :

» – Bien sûr ! disait-il, les saints dépouillés ne m’en voudront point, ils ont vécu en guenilles et ont maudit les riches qui se chamarraient d’ornements. Alors ? Où est mon crime ?

» Et il nous pria de lâcher un peu sa lourde ferraille des mains et des pieds. Nous pensâmes : « Le pauvre ! ça doit lui faire mal. Allons, lâchons-lui un bras et un pied ! Nous sommes deux, fusil en main, comment nous échapperait-il ? » Et nous le libérâmes à moitié. Il fut sage. En route, tous les cabaretiers le connaissaient. Nous mangeâmes et bûmes… et lui enlevâmes les chaînes, qu’il roula autour de son cou. Puis, les têtes échauffées, nous fîmes une halte dans un champ de maïs et allumâmes des cigarettes, en jetant les fusils sur l’herbe. Maintenant nous étions trois bons copains, mais il était toujours Mândreano, et vite s’empara de nos armes et commença à s’éloigner à reculons.

» – Tu plaisantes, Mândreano ! lui criâmes-nous.

» – Pas du tout, mes amis ! Je m’en vais !

» – Malheur à nous ! Frère ! tu ne voudras pas nous faire pourrir en prison !

» – Certes, non, cela ne me ferait pas plaisir !

» – Alors !

» – Alors… venez avec moi ! Des églises il y en a ! Je vous apprendrai le métier !

» Enfin, quoi, nous étions bus, et nous sommes partis avec lui, voilà juste une année ce mois-ci. Il ne nous a jamais poussés au vol, mais nous faisions quand même le guet, et l’argent fut toujours partagé en trois parties égales. C’était un homme juste et un bon camarade. Maintenant qu’il est mort, nous ne savons pas trop quoi faire. »

 

C’est un paysan qui, surprenant Mândreano en train de dévaliser une église, lui avait tiré presque à bout portant dans le dos avec son fusil de chasse et donné l’alarme, mais les fuyards avaient réussi à dérouter les poursuivants.

Nous offrîmes aux « deux veufs » – ainsi que les baptisa Groza – le moyen de vivre en bricolant autour de notre ferme.

Et d’ailleurs, ils étaient tombés fort à propos, car, si Movila se révéla bon berger, Élie n’en fit qu’un médiocre, et Groza et moi de très mauvais. On n’aime pas impunément toute la terre et toute la vie. On ne se sent pas la poitrine bouillonnante de passions, amours et haines, ni les yeux toujours assoiffés d’images nouvelles, pour les faire échouer à jamais sur le même coin du monde, si beau soit-il !

Au bout de cinq années de patience et de nostalgies déchirantes, les moutons qu’on tondait et les horizons qu’on avait assez vus nous donnèrent des nausées, et nous décidâmes de quitter Movila par une journée radieuse de ce mois de mai 1864. Alors, Élie, qui n’était pas pour rien un sage, fit cette réflexion sage :

– Nous savons ce que nous abandonnons mais nous ignorons ce qui nous attend. Cela Dieu le sait.

Dieu…

Nos ennemis le savaient aussi, qui nous cherchaient partout. Le savaient peut-être encore mieux les cœurs simples de deux femmes que le destin fit surgir sur notre chemin le jour où, après avoir vendu notre troupeau de moutons au marché de Slobozia, nous allâmes tous les trois demander hospitalité à leur auberge sise dans les environs de cette commune.

Il n’y eut point de piège. Pas même de méchanceté. Mais y aurait-il eu cent pièges et mille malices que nous y serions tombés du pied, des mains et de la tête comme des aveugles et des sourds-muets, tellement nos cœurs se gonflèrent de joie, quand, abordant les vallées et les plaines valaques, après cinq ans d’absence, nous apprîmes que Couza avait dépassé les espérances que le peuple roumain avait mises en lui lors de son élection. Il avait créé la grande propriété paysanne, sécularisé les biens ecclésiastiques, purifié l’administration de tous ses éléments corrompus et doté le pays d’une Constitution copiée sur celle de la Belgique.

Oh, bonheur de découvrir un homme bon et incorruptible, où qu’il se trouve ! Dix siècles de méchanceté ne peuvent détruire toute la foi qu’un seul lustre de justice sait implanter dans le cœur d’un peuple. Où sont-ils, les gouvernants justes ? Voici cent nations prêtes à leur obéir !

Nous nous soûlâmes comme des ivrognes et trouvâmes que Lina l’aubergiste et sa fille Maritza étaient des créatures qui savaient aller au-devant des désirs longuement étouffés. Cinq années de claustration, à douze cents mètres d’altitude ! Quoique dans la quarantaine Lina avait des seins et des hanches aussi fermes que ceux de sa fille, des joues qu’on eût pu balafrer avec un cheveu et elle n’aimait point qu’on l’appelât « mère », mais tzatza . Groza s’éprit aussitôt de son jupon blanc, amidonné et toujours propre, que la jupe suspendue bien haut laissait voir plus qu’à moitié. À mon tour, je tombai éperdument amoureux des yeux brûlants de Maritza, laquelle n’était pas au noviciat des choses humaines. Élie, lui, se contenta de nous dire :

– Faites attention : ces femmes sont bêtes, et la bêtise, bien mieux que l’intelligence, donne du fil à retordre.

Elles étaient bêtes ? Ma foi, tant pis pour l’intelligence qui tiendrait la dragée haute à deux haïdoucs pressés. Nous lui préférions cette pauvreté d’esprit qui nous consolait avec tant d’à-propos. En plus, tzatza Lina était une ardente couziste, exaltait l’œuvre du grand prince et donnait à boire à qui entrait dans son auberge en criant : vive Couza ! Ce fut d’ailleurs ce qui nous la rendit sympathique et nous fit pénétrer rapidement dans le cœur des deux femmes, car, la tête tournée par la même passion autant que par le bon vin, je confiai un soir à Maritza qui nous étions et ce que nous avait coûté l’élection de notre idole.

Vanité, c’est toi la cause de tout le mal qui survient à l’homme ! Et c’est Élie qui eut encore une fois raison.

Pas tout de suite, mais la bêtise ne rate jamais l’occasion que pour mieux prouver, dans une autre, combien son étendue est infinie. Aussi eûmes-nous au moins le loisir de goûter pendant deux mois au bonheur qu’il est si difficile de rencontrer dans le désert des montagnes, et de nous étourdir en chantant les soirs de clair de lune :

Allons, Lina, passons l’Oltou !

Changeons de parler et de mise,

Vivons en non mariés,

Et disons que nous sommes frères !

 

Un dimanche de fin juin, le cabaret de tzatza Lina était bondé du monde le plus divers : paysans, vachers, bergers, popes, officiers et même un sous-préfet. Beaucoup d’amis de Couza, beaucoup d’ennemis. L’aubergiste, grisée plus que d’habitude, amusa ses clients en racontant cette anecdote sur le prince :

Couza alla un jour inspecter une petite prison de province. Le directeur fit aligner dans la cour ses hôtes, une douzaine de vauriens, la plupart des mercantis condamnés pour fraude, et le prince commença à interroger :

– Qu’est-ce que tu as fait ?

– Rien, sire !

– Tiens ! Et toi ?

– Rien, je vous le jure !

– Tiens, tiens !

Il continua :

– Dis-moi ta faute !

– Aucune !

– Et la tienne ?

– Je suis innocent aussi !

Ce fut la même réponse d’un bout à l’autre ; quand Couza arriva au dernier prisonnier :

– Et toi ? qu’as-tu fait ?

– Volé, sire !

– Tu as volé ?

– Oui, deux poules !

– Et qu’est-ce que tu fais ici, parmi tous ces honnêtes gens ? Décampe, chenapan !

Et il ordonna au directeur :

– Mettez-moi cet homme à la porte, immédiatement !

……………………

Amis et ennemis de Couza rirent tous ensemble de cette boutade attribuée à l’homme pour le moment le plus aimé et le plus détesté de toute la Roumanie.

Oui, ils rirent, et la tenancière rayonna de bonheur, mais sa bêtise aussi n’attendait que ce comble de béatitude pour s’épanouir comme un chou sous le nez du sous-préfet, car, en se glissant derrière le banc où nous étions assis tous les trois, tzatza Lina nous montra à ses clients et dit fièrement, en tapant sur nos épaules :

– Ah ! je vous crois, que Couza est un homme, mais si nous l’avons aujourd’hui à la tête du pays… c’est à des « haïdoucs » comme ceux-ci qu’on le doit !

– Ça y est ! murmura Groza. Elle l’a lâché !

Élie se mit à siffloter, en se grattant au-dessous du bonnet.

Le sous-préfet, lui, ne sifflota point, mais cria soudain :

– Sus à eux, enfants !

Les « enfants » étaient, comme par hasard, justement une bonne moitié des consommateurs. Rien ne les distinguait des vrais habitués de l’auberge, des paysans, vachers, bergers, popes et officiers, mais ils n’en étaient pas moins d’authentiques potéraches, amenés là à la suite d’une adroite filature pour nous prouver, à tzatza Lina et à nous-mêmes, que Couza n’était pas tout dans le pays.

Sans armes ni chevaux, nous ne pûmes faire autre chose, devant les douze pistolets braqués contre nos poitrines, que de nous laisser garrotter – au grand désespoir des aubergistes qui hurlaient et se débattaient pour venir à notre secours.

Elles étaient sincères. Il n’y eut point de piège. Pas même de la malice. Mais la bêtise des cœurs simples donne bien plus de fil à retordre que la ruse des malins.

Pour le reste, la vanité et la joie béate s’en chargent.

 

Nous fûmes conduits à la gendarmerie de Slobozia, où nous passâmes la nuit.

Le lendemain, au petit jour, Lina était dans la cour de la prison et criait comme une folle :

– Je vendrai jusqu’à ma chemise mais je les tirerai de là ! Ah, ciocoï maudits ! Je vous montrerai, moi !

Les gendarmes nous mettaient les fers aux mains et aux pieds pour nous transporter au chef-lieu du département. Ils dévisageaient l’aubergiste et rigolaient :

– Sacrés haïdoucs ! Toutes les tenancières les aiment…

– C’est qu’ils sont de bons tireurs !

Le convoi s’ébranla vers le lever du soleil, et aussitôt la chaleur devint suffocante. C’était la sécheresse. Pas une goutte d’eau depuis près de deux mois. Les plantations, grillées, ne laissaient plus d’espoir. Seul le maïs pouvait encore se redresser et dédommager en partie le paysan, si quelque bonne averse arrivait à temps. C’est pourquoi on ne voyait que processions avec drapeaux, icônes, encens et reliques.

Nous rencontrâmes en chemin une de ces mascarades. Elle était triomphale car, en effet, vers midi, une pluie torrentielle s’était abattue sur la sottise humaine et sur nos pauvres corps brûlés par la boue, poussière et sueur mêlées.

La procession nous croisa alors que, escortés par six carabiniers à cheval, nous traînions lamentablement ferraille lourde, pieds saignants et destinée ingrate. Les popes, en tête, hurlaient leurs prières de remerciement. Ils passèrent en nous foudroyant du regard. La foule qui les suivait, la lie de la sainte et belle vie terrestre, fit mieux que les popes, elle nous croisa en murmurant :

– Des bandits ! Des assassins !

Groza ragea :

– Mais non ! Sacré nom de Dieu ! Nous ne sommes pas des bandits ni des « assassins » ! Nous sommes des haïdoucs ! Animaux ! Racaille ! Heureusement que je n’ai jamais compté sur votre appui, autrement, il y aurait de quoi s’écrabouiller la cervelle !

Les conspués baissèrent la tête. Le cortège passa en mâchonnant ses litanies.

Plus d’une année et demie s’était écoulée depuis le jour de notre arrestation, et nous languissions toujours dans les fers, isolés chacun dans notre cachot humide, sans avoir été jugés, sans rien savoir du sort qui nous attendait : l’instruction allait son petit train, en amassant sur notre dos tous les crimes et les pillages dont les auteurs, depuis une vingtaine d’années, étaient restés inconnus.

Groza, devenu une masse informe, ne pouvait plus ouvrir les yeux. Le second hiver abrégea ses souffrances, et il s’en alla raconter à domnitza de Snagov que nos luttes n’avaient pas été vaines, et qu’au moins Couza s’était avéré digne de la confiance des haïdoucs.

On le tira de ses fers par une morne matinée de mi-décembre, et on nous permit, à Élie et à moi, de le regarder une dernière fois dans la cour du pénitencier, où on l’avait allongé face au ciel. Des paysans, venus pour vendre leurs produits aux détenus, entouraient le corps inanimé de l’indomptable haïdouc et priaient, quand, l’un d’eux, un vieillard au regard doux, ôta son bonnet et dit avec fermeté :

– Frères, chrétiens ! Voyez-vous cet homme ? Sans l’assistance qu’il me prêta autrefois, depuis longtemps je serais mort. Voilà dix ans, le meilleur et le plus vaillant de mes trois fils me fut arraché à l’arcan. Pendant les sept années de son service militaire, je ne devais compter sur l’aide de personne, car ses frères étaient des ingrats. Aussi, vieux et malade, je dépérissais, seul, dans ma chaumière, quand un jour je rencontrai cet homme – que Dieu lui pardonne ses péchés ! – et il me demanda de lui raconter mes peines. Je lui avouai ma détresse. Il venait précisément pour me porter secours. Il avait entendu dire par les habitants qu’un pauvre vieux vivait abandonné tout en haut du village, dans les bois, et, ce jour-là, il me mit dans la main de quoi vivre pendant une année. Il revint deux fois par an, tout le temps que mon fils fut retenu loin de moi par le maudit service ; il me laissa chaque fois de l’argent, plus que je n’en avais besoin, si bien que j’en envoyais même au pauvre soldat – et, un été, ce bienfaiteur vint accompagné d’une trentaine de gars, ils démolirent ma cabane délabrée et m’en construisirent une neuve dans la journée. Maintenant, je le retrouve ici. Que les portes du ciel lui soient ouvertes !

Le vieillard courut à la cantine et revint avec un petit cierge, qu’il alluma au chevet du mort, puis s’agenouilla et lui baisa la main droite posée sur la poitrine.

 

Le jour même de l’enterrement de Groza, alors que mon cœur gémissait de sa triste fin, il me fut donné d’éprouver une drôle de joie. Drôle parce que, si nous nous réjouissons toujours d’être retrouvés par un bon ami, on ne peut tout de même pas être heureux de le voir arriver par la porte d’une prison. J’eus cependant du plaisir à revoir le brave Bouzdougan, le compagnon des jours heureux d’autrefois, le gai joueur qui savait émerveiller les jeunes filles avec une feuille d’acacia et qui nous avait lâchés après le désastre de Snagov pour aller brigander Dieu sait où. C’est lui qui nous fut amené, aussi gaillard que jadis, quoique dans les fers.

– Ah, vous êtes là ? s’écria-t-il devant ses gardiens, en se jetant exténué sur le pavé de la cour.

Puis, profitant d’une inattention de leur part, il nous chuchota :

– Vous serez bientôt libres ! Lina me l’a dit, voilà un mois…

On nous fit regagner nos cellules – mais quels horribles jours, quelles nuits sans sommeil j’eus à vivre en pensant continuellement à cet espoir : nous serons bientôt libres ! Qu’est-ce qu’il y avait de sérieux dans cette affirmation de l’aubergiste ? Que pouvait-elle en savoir, la malheureuse ?

Serions-nous acquittés ? Folie d’y songer même ! Pense-t-elle à faire attaquer la prison par une armée de haïdoucs imaginaires, et nous délivrer comme dans les contes ?

Je m’épuisais en conjectures ; surtout la nuit, les yeux ouverts dans le noir, pendant que les sentinelles criaient à tour de rôle :

– Nu-mé-ro 1 ! Tout va bi-en !

 

Deux semaines d’angoisse suivirent la mort de Groza, puis, le 1er janvier 1866, la porte de mon cachot s’ouvrit : Élie entra, et, avec lui, un monsieur, qui était le nouveau directeur du pénitencier, arrivé la veille, et dans lequel je reconnus un jeune boïar « couziste », ancien ami de Snagov.

Il nous serra les mains, et dit tout bas :

– Vous vous enfuirez d’ici dès que j’aurai choisi une garde à mon goût. Ce sera dans quelques jours. Nous arrangerons alors une petite évasion qui sauve les apparences. Puis je démissionnerai. C’est Couza qui m’envoie, pour vous arracher au bagne à perpétuité que les ciocoï vous préparent, car sachez que le trône de notre ami chancelle fort. Il n’en a plus pour longtemps ! C’est une question de semaines.

Je lui dis :

– Il y a encore un ami que vous devez laisser partir avec nous : c’est Bouzdougan.

– Bouzdougan n’est pas un haïdouc !

– Si ! Il a lutté avec nous, sous les ordres de Floritchica. Depuis, il s’est livré au brigandage, mais par désespoir.

– Bien, vous partirez tous les trois. Et vous aurez cinq jours pour vous rendre introuvables, après quoi je vous déclare évadés, et gare à vous ! Même Dieu ne pourrait plus vous sauver !

……………………

Une nuit de bise, de tourbillons et de neige, nous sortions habillés en paysans de la montagne, les têtes enfouies en d’énormes bonnets, et chacun muni d’une carabine sous ses fourrures.

Gel à faire éclater les pierres. Dans le désert sinistre, on entendait les loups hurler au loin. La terre s’ouvrait devant nos pas, hostile, menaçante, prête à nous engloutir.

Jamais la vie ne m’a paru si belle.

Mais, bon Dieu, pourquoi la terre ne s’ouvre-t-elle plutôt pour engloutir l’homme égoïste et nul ?

C’est cela que j’ai pensé, le jour terrible d’hiver où nous échouâmes – trois pauvres évadés morts de froid – à la bergerie « haïdouque » de Transylvanie, et fûmes accueillis par un Movila laid, mesquin, avare !

Ô monde ! Tu ne me fais pas de peine quand tu es laid. C’est ton droit, et tu l’exerces neuf fois sur dix. Mais quand tu veux étendre ta laideur sur cette dixième partie de la vie, alors non ! Ce bout-là, il est à moi, lâche-le ! Il a, lui aussi, droit à l’existence !

– Movila ! Movila ! C’est cela tout ce que tu demandais à la vie. Avoir mille brebis à tondre et à traire ? Dix garçons de ferme chichement payés ? Un gros ventre, une grosse nuque, épouse avec dot, papiers en règle et te voir gros batch  ? C’est donc de fromage, de moutons et de laine dont, à ton sens, le monde manquait le plus ? Mais alors que diable cherchais-tu dans la vie de haïdouc et pourquoi n’avoir pas fait toujours ce que, depuis toujours, les rassasiés permettent de faire aux Movila qui ne demandent à la vie que d’être de gros batch ?…

 

Vers le début d’avril nous quittions la ferme infectée et le versant transylvain pour rentrer en Roumanie. Dès le mois de février, un coup d’État militaire avait renversé Couza. Les ciocoï étaient les maîtres du pays. Plus de boïars, mais leurs domestiques, donc pire ! Et la vallée de la Bâsca qui résonnait déjà de la nouvelle chanson haïdouque :

Feuille verte de pomme reinette !

je songe au milieu du chemin :

quoi faire ? à quoi travailler ?

Pour gagner mon pain,

nourrir mes enfants ?

Où que j’aille, et quoi que je fasse

les ciocoï me poursuivent !

La peur du sous-préfet

et l’épouvante de l’impôt

m’ont fait oublier le chemin du village

et les mancherons de la charrue ;

j’ai pris le chemin du bocage,

et le sentier du codrou,

et le mousquet du haïdouc

car vaut mieux aller en haïdoucie

que de vivre dans la contrainte :

que cela soit comme Dieu voudra !

Nous nous trouvions sur la tombe de Floritchica, et je m’écriai :

– Domnitza de Snagov ! Entends-tu ces clameurs ? Nous venons de là-haut, où l’homme reste tel que Dieu l’a fait, et ici, dans la vallée, tout est à recommencer ! Voilà treize ans, en cet endroit même où tes os reposent, nous écoutions la légende du haïdouc Gheorghitza, et tu disais que dans ce monde, tout finit par une chanson haïdouque. Oui, tout finit, mais aussi tout commence par une chanson haïdouque, et c’est cela, la vie !

Bouzdougan alla chercher du vin dans un village proche. Élie s’allongea à l’ombre du sapin de Floritchica. Le dernier temps, notre bon sage ne parlait plus, s’était retiré en lui-même. Il avait beaucoup vieilli et se nourrissait à peine.

Je le quittai pour aller à la recherche d’un peu de bois sec, car nous avions de la viande de mouton à griller, mais je ne fis qu’une cinquantaine de pas et, soudain, une détonation ébranla l’air et me cloua sur place. Tout me passa par la tête, sauf l’idée du suicide de l’homme qui n’avait jamais désespéré dans sa vie.

Je revins cependant sur mes pas, en me disant : « Sûrement, Élie a lâché le coup par mégarde ! »

Non, ce n’était point par mégarde, car je le trouvai, le crâne défoncé et dans le coma, la carabine entre ses jambes.

……………………

De loin, Bouzdougan revenait en jouant de la feuille d’acacia, deux gourdes de vin pendues au bout de ses bras ballants. J’allai à sa rencontre, me jetai à son cou et lui criai :

– Frère Bouzdougan ! Nous voilà seuls maintenant ! Mais nous sommes jeunes et bons. Nous irons ensemble répandre dans le monde le meilleur de notre jeunesse et de notre bonté.

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