– Mille et mille tristesses rongent, en une vie, l’âme de l’être généreux ; mais aucune ne lui est si pénible que la souffrance de son prochain : c’est cela, l’âme haïdouque !
» La terre est si belle, nos sens si puissants, les nécessités de la bouche si infimes, que, véritablement, il faut être venu au monde sans yeux, sans cœur, et rien qu’avec le besoin de dévorer, pour se réduire à écraser son semblable et à enlaidir l’existence plutôt que de préférer la justice, la pitié, le droit d’autrui au bonheur.
» C’est en cela que le haïdouc se sépare de la société, de la société des dévorants, et devient son ennemi.
» Il n’est pas cruel. Nullement sanguinaire. S’il tue, c’est parce que la cruauté de ses ennemis l’y oblige.
» Le haïdouc, c’est l’homme né bon, et seule la bonté nous distingue de l’animalité : elle est l’unique distinction de la vie humaine.
» En gagnant la forêt et en se mettant hors la loi, tout vrai haïdouc reste bon, point rancuneux, indulgent à l’erreur. Il n’oublie pas que ce qui fait la grandeur d’un chef, c’est surtout la compréhension. Sans quoi les gospodars sauraient commander, eux aussi. Il n’oublie pas non plus qu’il est un révolté généreux : pour lui, le meurtre et le pillage ne sont pas un but.
» Le haïdouc n’est pas un bandit.
» Tout homme doit être haïdouc pour que le monde devienne meilleur. »
C’est par ces paroles que Floarea Codrilor ouvrit l’assemblée des haïdoucs de Tazlau.
Se trouvaient présentes les quatre plus belles figures de ce temps-là : Groza, Jiano, Codreano et Boujor. Les hommes qui les accompagnaient étaient au nombre de deux cents environ, touchante réunion de frères mus par les mêmes sentiments, poursuivis par les mêmes potéras, menacés par le même destin.
Une forêt séculaire, en grande partie vierge, les abritait de toute surprise. L’ours, le loup, le sanglier, la marmotte en étaient les habitants bien moins injustes et moins dangereux que l’homme. On sentait leur voisinage et on ne s’en inquiétait pas : les braves bêtes se contentaient de déchirer aujourd’hui un mouton, demain un porc mi-sauvage, et fuyaient l’être que nul animal ne dépasse en gloutonnerie.
Le campement des proscrits était une vaste prairie bordée de fougères. L’odeur du mélilot, apportée d’une proche campagne par la brise, l’embaumait. Juste en dessous, très bas, le Faucon tumultueux se jetait avec violence dans les bras de son frère aîné le Tazlau, qui le recevait en lui murmurant des reproches amicaux, cependant que les merles, irrités de ne pas pouvoir dominer le bruit du torrent, s’égosillaient avec rage.
Tout ce monde de haïdoucs nous attendait là depuis quelques jours. L’apparition de notre capitaine, chevauchant sur son coursier bistre, fut saluée par deux cents bonnets lancés vers les faîtes des arbres :
– Vive Floarea Codrilor !
– Vive la femme haïdouque !
Groza, son ami d’enfance, et le chantre Joakime, leur maître de grec, se précipitèrent les premiers pour l’embrasser. Les autres chefs firent de même sans trop demander permission, comme il est d’usage entre haïdoucs. Elle les accueillit tous avec des élans de « sœur passionnée », mais ce fut au bon Joakime qu’allèrent ses caresses les plus tendres :
– Mon ami ! Mon amoureux ! Tu as beaucoup vieilli ! M’aimeras-tu encore comme jadis ? Te fais-tu à la vie de haïdouc ?
Le chantre se lamentait :
– Ô Floritchica ! Mes amours ne tiennent plus de ce monde, et ma haïdoucie n’est qu’un soupir du cœur ! Je vis comme les arbres, qui ne font aucun mal aux oiseaux du Seigneur. Matin et soir, je m’étonne de tout ce que je vois, et je pleure beaucoup.
Nous fûmes surpris d’apprendre que la nouvelle de notre coup au monastère Orbou nous avait devancés, mais, affirmaient les capitaines, on en ignorait les auteurs et l’on soupçonnait Groza.
Cet exploit, jugé audacieux pour la poignée d’hommes de troupe, donna à Floarea tout le prestige dont elle avait besoin pour parler avec autorité à quatre chefs et à deux cents haïdoucs des plus fameux.
Elle bouscula les bases de la haïdoucie primitive, en professant d’emblée son mépris pour tout révolté qui n’était pas doublé d’un idéaliste, et continua hardiment à développer ses idées.
– Il est plus facile de tuer un homme que de le convaincre. Les peuples ont toujours mis moins de temps à se soumettre aux ordres des chefs qui les envoyaient au massacre, qu’ils n’en ont mis à se persuader de la justesse d’une parole sage.
» C’est là que gît le mal dont souffre l’humanité, mais de ce mal personne n’est fautif, et c’est pourquoi nous le devons tolérer. Nous devons comprendre la vie telle qu’elle est, telle que nous la voyons.
» La substance humaine est d’une composition fort diverse : la bonne qualité y est rare et se trouve débordée par la mauvaise. Les végétaux nutritifs et les fleurs sont étouffés par les herbes inutiles.
» À qui la faute si le monde est tel qu’il est ? Ses tyrans ne sont pas descendus de la lune pour terroriser, mais ils ont bel et bien surgi de la famille humaine. On est esclave ou esclavagiste, voilà les deux aspects de la chose pour la plupart des hommes. Le milieu entre ces deux atroces extrémités de la vie, l’homme juste, est aussi rare que le diamant parmi les cailloux.
» Prenez neuf cent quatre-vingt-dix-neuf habitants de la terre sur mille et regardez-les de face : ce sont des humbles. Palpez-leur le crâne : vous y découvrez la bosse du tyran.
» Il n’y a presque point de misérable qui ne tyrannise un plus misérable, ne serait-ce que sa femme, son âne ou son chien.
» Ne me parlez donc pas d’une humanité divisée en deux. Je ne reconnais que le trait qui sépare le juste de l’injuste, le bon du méchant.
» Partager le monde en ceux d’en haut et en ceux d’en bas, n’attribuer aux premiers rien que des défauts, aux seconds rien que des qualités, et vouloir détruire les uns, pour livrer la terre aux autres, ce serait ne rien changer à la vie d’aujourd’hui, parce qu’il est rare de trouver des étranglés qui n’aient jamais voulu être des étrangleurs. Néanmoins, les grands criminels restent, sans conteste, les hommes qui gouvernent le monde et qui manquent à leur unique devoir : celui d’obliger ce monde à la justice, en étant d’abord justes eux-mêmes.
» Ce sont ces criminels-là que le haïdouc doit pourchasser, car, si l’homme n’est pas fautif d’être méchant et vorace tant qu’il est un assujetti, sa faute tourne en crime d’État, le jour où il prend le gouvernail d’un peuple pour mieux l’écraser.
» Haïdoucs ! En attendant que la meute de loups devienne troupeau de brebis, notre espoir d’une vie meilleure doit s’attacher aux hommes qui souffrent. Ils sont de deux espèces : ceux qui vivent dans la peine et ceux que torture la générosité de leur cœur.
» Je ne saurais vous dire laquelle des deux sortes serait la plus ferme dans la bonté, mais je sais qu’aussi longtemps qu’un homme souffre, on peut lui faire confiance.
» Par contre, guerre sans merci à tout homme qui reste indifférent devant la douleur universelle, et plus particulièrement à celui qui, en mesure d’exercer la justice, ne le fait pas.
» Cet homme indifférent, il faut le traquer là où il se trouve, et le considérer comme notre ennemi alors même qu’il serait notre propre frère, car c’est surtout à l’indifférence, aux indifférents, que les tyrans doivent de se maintenir.
» Et il nous faut également aller à la recherche du héros qui compatit avec les écrasés de la vie, principalement lorsqu’il est un fortuné, et même un puissant. Ils ne sont pas nombreux, ces héros-là, mais il y en a, j’en connais plusieurs, et je les sais prêts à tout mettre en jeu pour le salut de la patrie : ne leur faites pas le tort de les confondre avec la horde éblouissante des tyrans qui les entourent. Ce serait faire preuve d’une injustice criante que de dénier à un homme générosité, bonté, droiture, parce que sa naissance l’a placé parmi les étrangleurs. Qui naît où il voudrait ? Et quel est le milieu social dans lequel un homme juste se sentirait le plus avantageusement placé ?
» Nous en avons un exemple frappant devant nos yeux, notre ami Jiano. Il est né dans la noblesse et la fortune, cadet d’une lignée de frères qui sont, tous, nos ennemis, et il aurait dû l’être lui-même si son âme haïdouque ne l’avait obligé à partir en haïdoucie. Aujourd’hui, Jiano partage notre vie et notre sort ; sa tête est mise à prix comme les nôtres, et il n’est pas exclu qu’il finisse au gibet, tout fils de grand boïar qu’il est.
» Eh bien, Jiano n’est pas le seul boïar au cœur haïdouc. Mais tout le monde ne peut pas gagner la montagne. D’ailleurs, je doute fort que la meilleure haïdoucie soit celle qui se met hors la loi, et c’est pourquoi, jusqu’à ce jour, appuyée par une jeunesse enthousiaste, j’ai agi, à Snagov d’abord, à Constantinople ensuite, plus utilement que tous les haïdoucs qui opèrent dans le codrou.
» C’est grâce, en partie, à mes relations avec les ambassadeurs de France et d’Angleterre à Stamboul, le général Aupick et Lord Canning, qu’a été renversé le rapace Michel Stourdza et que l’humain Grégoire Ghica est monté sur le trône de Moldavie. C’est moi, également, qui ai protégé, à Brousse, la pléiade de jeunes boïars qui ont tenté leur petit « 1848 » et se sont exilés en Anatolie. J’ai contribué à leur rapatriement et suis en étroite liaison avec eux. Ils ont une éducation occidentale, l’oppression les révolte, qu’elle soit le fait des étrangers ou de nos compatriotes, et ils accepteront, pour la briser, le concours de tout patriote.
» À leur tête se trouve un homme sur la bonne foi duquel j’engage ma tête. Vous vous en convaincrez vous-même, car je l’ai invité lui aussi à participer à cette réunion, et il ne tardera pas à arriver de Jassy : c’est le hetman Miron, que j’ai poussé au poste de commandant de la milice moldave…
Un murmure d’étonnement couvrit les derniers mots de la parleuse.
Groza s’écria :
– Un hetman parmi les haïdoucs !
– Oui, répliqua Floarea : hetman haïdouc !
Jiano se leva – aristocrate au visage finement ciselé, aux mouvements gracieux, à l’air constamment grave. Il dit, avec élan :
– Ne vous inquiétez pas ! Floritchica ne se trompe nullement. Je connais Miron. Il est mon ami. Nous avons fait ensemble notre éducation, à Paris et à Lunéville. C’est un haïdouc, en effet. S’il est hetman de la milice moldave, tant mieux pour la patrie que nous voulons forger.
– Nous ne pourrions faire rien de durable sans la contribution de cette jeunesse, affirma notre capitaine. Ce n’est pas en tuant par-ci par-là tantôt un Grec, tantôt un boïar roumain, que nous changerons d’un iota l’état du pays. La vie des tyrans ne nous intéresse pas ; leur mort ne nous satisfait guère. Ce qu’il nous faut, c’est la terre qu’ils ont volée au paysan, et de bonnes lois pour tout le monde. Cela ne s’obtient qu’en remplaçant l’absolutisme d’aujourd’hui par un ordre plus juste ayant à sa base le peuple lui-même.
» Mais où est la volonté populaire qui poussera des hommes nouveaux à cette tâche ? Elle est inexistante. Le peuple est tenu à l’écart de tout mouvement d’idées. Alors, sans le peuple, avec qui commencer ? Avec vous, les idéalistes qui venez d’en bas, et avec les Miron révoltés qui nous viennent d’en haut.
» Et voici ce que je vous propose : les grâces d’une femme ne sont pas faites pour ensorceler des arbres. Laissez-moi donc aller exercer ma haïdoucie là où il y a des hommes forts qui plient comme du saule devant une fausse caresse. Ceux qui ne plient pas cassent comme du verre, et cela revient au même pour une amoureuse de mon espèce.
» À Snagov, près de Bucarest et bien plus près du fameux codrou Vlassia où tant de tyrans ont laissé leur bourse en même temps que leur vie, beaucoup d’hommes se sont pliés devant domnitza de Snagov, d’autres ont cassé, et certains, fiers de leur cruauté, se sont convaincus pitoyablement que la dureté d’une femme n’a point d’égale.
» Je retournerai à ma maison, qui deviendra la maison des haïdoucs. J’ouvrirai larges ses portes, et nous les fermerons de temps à autre sur quelques puissants par trop encombrants ; ces affaires-là ne nous coûteront qu’un bâillon et une grosse pierre ; l’immense étang dans lequel se mirent mes balcons et avant-toits se charge du reste.
» Nous flatterons l’imbécillité des grands qui échapperont à nos opérations. Avec ceux qui accepteront le marchandage, nous jouerons franc jeu et paierons comptant.
» S’il faut que je glisse mes doigts dans une barbe blanche pour épargner le gibet à quelque compagnon, je m’y prêterai.
» Mais surtout, surtout, nous serons sincères avec les sincères, honnêtes avec les honnêtes, justes avec les justes, bons avec les bons, dans cette maison des haïdoucs qui n’aura qu’une seule raison d’être : obtenir la justice des hommes pour ce pauvre pays, ou bien la leur arracher. Car toute la tactique d’un homme d’espoir est de commencer par ouvrir son cœur, par se jeter, fût-ce sur la pierre même, la chauffer à la chaleur de son sang, mais, s’il se voit accueilli par un crachat au visage, de fouler aux pieds tout ce qui est méchant, car ce n’est pas l’homme tout court qui doit faire l’Humanité, c’est l’homme bon.
» Voilà ce que j’ai appris en vivant.
» J’ai appris encore à faire grand crédit à l’homme qui manque de pain par la faute de son semblable : la faim dévore l’esprit et c’est alors que l’être humain tombe au-dessous de la bête.
» Cet homme-là n’est plus qu’un ventre. Comment parler à un ventre ? Comment dire, à celui qui flaire le sol pour dénicher un os : lève ton front, mon frère, et regarde le soleil ?
» Hélas, je sais que le monde partage sa vie entre flairer le sol par besoin et contempler le soleil par vanité, mais je préfère un vaniteux à un affamé. Nous sommes tous ainsi. À preuve notre haïdoucie.
» Et c’est pourquoi je vous dis : travaillons d’abord avec l’animal qui peut nous écouter ; ensuite nous nous adresserons à celui qui ne le peut pas !
*
À ce moment, parut la silhouette mince de l’hetman Miron, accompagné de son guide. Le jeune boïar était en civil. Il portait la redingote de son temps, et des bottes en cuir rouge. Il alla se jeter dans les bras ouverts de Jiano, qui l’étreignit à l’étouffer, puis, se tournant vers Floritchica, il lui baisa longuement la main et lui dit :
– De quel « animal » parlais-tu ?
– Je parlais de deux animaux…
– Et lequel est celui qui peut vous écouter ?
– Toi. Tu n’as pas faim.
– Pardon, si c’est ainsi : j’ai une faim de loup !
– Eh bien, dit le capitaine, nous commencerons par nous nourrir ; nous nous écouterons après. La faim est générale, je crois.
Movila satisfit tout le monde en criant :
– Minute ! Ils vont éclater à l’instant !
Il s’agissait des moutons : il n’y en avait pas moins d’une trentaine qui cuisaient chacun dans sa petite fosse chauffée comme un four, chacun dans sa peau et son tas de cendres – longue rangée de tombes pareilles à un cimetière d’enfants, mais dont la chaleur était infernale. La bête ne subit aucun apprêt : on la tue, on la bourre de sel et de poivre, on la couche dans ce lit grillé à l’extrême, où, enveloppée d’un monceau de braise, elle éclate au bout de quelque temps, signe qu’on peut la manger. Cela s’appelle… mouton cuit à la haïdouque.
Ils éclatèrent à tour de rôle, jetant en l’air leur peu amicale couverture. Chaque détonation était saluée par des cris d’ogres.
Et naturellement, les premières fritures prêtes furent servies aux chefs, car les chefs sont toujours et partout servis les premiers, même quand ils sont des haïdoucs.
Pendant le repas, Floarea mit l’hetman au courant de son projet, Miron l’écouta, sérieux. À la fin, il dit :
– Tout est bien ; et vous pouvez me compter parmi les plus dévoués à notre idéal patriotique, mais à condition de ne plus répéter le coup du monastère Orbou…
– Comment : on le sait déjà à Jassy ? demanda Floritchica.
– On le sait surtout à Bucarest, où la tête de cette aventurière inconnue est mise à prix mille ducats, ainsi que parle l’ordre de poursuites lancé contre toi.
– C’est cela, l’esprit du nouvel ordre dont se pare votre jeunesse généreuse ? s’écria Jiano, piqué.
L’hetman répliqua :
– Frère Ianco, je te connais violent, mais point naïf : tu ne voudrais tout de même pas que les Divans des deux pays fussent composés de haïdoucs. Et puis, permets-moi de te dire que je ne vois pas le but de vos assassinats individuels…
– Tu vois peut-être mieux les résultats de vos assassinats en masse, dans les rangs du peuple !
– Halte ! cria Floarea Codrilor. C’est moi qui suis ici votre chef ! Eh bien, je vous défends d’aller plus loin dans cette voie ! Nous sommes, tous, animés du désir de nous mettre d’accord et de travailler à l’avenir en commun : pourquoi alors discuter sur des choses passées ? Aura raison celui qui laissera une œuvre derrière soi. Donc, à l’œuvre !
Elle fixa Miron d’un regard énergique :
– Hetman ! L’heure approche. Je viens de Constantinople avec la conviction que les Russes perdront la guerre de Crimée : Napoléon l’assure pour l’année prochaine. Mais les Turcs aussi perdront le prix de leur victoire, tout au moins en ce qui concerne nos principautés : la France et l’Angleterre soutiendront les « unionistes ». À l’étranger, ce travail est très avancé. Il faut qu’il le soit dans les principautés également. Où en sommes-nous ?
– Nous gagnons du terrain chaque jour. Les meilleurs hommes, jeunes ou vieux, sont pour l’union. Néanmoins, les « séparatistes » restent assez forts, surtout chez nous, en Moldavie, où le caïmacam intrigue ouvertement contre l’union des principautés et achète des partisans, ici et à Stamboul, espérant se voir attribuer le trône de Moldavie. Cela plaît à tous nos ennemis, aux Russes, aux Turcs, aux Autrichiens.
– Oui, mais cela ne plaît pas à la France, notre amie ; et c’est elle qui aura le dessus. Aussi, je ne crains pas le caïmacam, malgré l’immense fortune de sa femme, la plus riche héritière du pays moldave ; c’est que son épouse même nourrit des sympathies pour l’idée unioniste ; en plus, j’ai eu le souci de le peindre aux yeux de la Sublime Porte comme vendu aux Russes et partisan de la défaite turque.
» Ce que je crains, c’est notre faiblesse, ou notre incapacité, car sachez que la France, pour pouvoir nous soutenir jusqu’au bout, nous demande de lui fournir la preuve du vœu de la nation roumaine, et, je le sais trop, notre pauvre nation est réduite à quelques milliers d’intrigants égoïstes et ambitieux.
» C’est pourquoi, hetman Miron, je mets tout mon espoir, du côté moldave, en toi et en Alexandre Couza, ce gaillard à la franchise brutale, sensuel comme un chien, mais bon et désintéressé. S’il joue bien son rôle dans l’armée du caïmacam, sous peu il sera colonel. Tâche de lui inculquer un peu de maîtrise, un peu d’hypocrisie. Tu seras peut-être, un jour, son premier ministre…
– Eh quoi ? Tu rêves d’en faire le préfet de Galatz ?
– Le premier Prince d’une Roumanie nouvelle !
La masse des haïdoucs se leva comme un seul homme. Ils avaient entendu parler de la droiture de ce noble, sévère avec les rapaces de sa classe, simple dans ses manières et généreux jusqu’au mépris de toute situation digne de son rang. On le considérait comme le seul capable de « couper des lambeaux dans la chair du boïar ».
Un hourra formidable ébranla l’air. Vingt flûtes se mirent à jouer la battue, la plus endiablée de toutes nos danses paysannes.
Entraînés par cet enthousiasme soudain, les chefs renoncèrent à prolonger leur palabre et se prirent par les mains. Cette première ronde fut encerclée par une seconde, plus large, formée par les états-majors des cinq capitaines, et celle-ci, à son tour, fut prise au milieu d’une troisième chaîne de haïdoucs. Le sol trembla sous le crépitement des deux cents semelles frappant dur.
Boujor et Codreano chantèrent, de leurs voix mâles :
Est parue la feuille de hêtre !
Et moi, j’ai plaqué le village,
J’ai emmanché ma hache d’armes ;
Car je nourris à l’égard du riche
Une pensée diabolique.
……………………
Que le diable t’emporte, richard,
Homme riche et sans conseil,
Qui me traînes ligoté par tout le village,
Et prétends que je ne t’ai point payé l’impôt !
Feuille verte de cognassier !
Hé ! Jiano, d’où viens-tu ?
– Eh, d’ici, d’outre Jii.
– I anco, qu’as-tu acheté là ?
– J’ai donné de l’or et de l’argent
pour quelque cinq kilos de plomb,
que je porte à mes gars dans la forêt,
car ce sont des étourdis :
ils gaspillent trop de balles,
ne savent pas tirer comme moi,
rien que dans la chair vivante !