RÉCIT DE JÉRÉMIE

Vous prétendez savoir qui je suis. Vous ne savez rien du tout.

Je suis haïdouc né, non pas fait. Ma mère : la forêt. Ma vie : la liberté. Bébé de deux ans, je fus découvert par Cosma sur une route sauvage. Je ne pleurais pas, j’étais seulement étonné. Cosma m’avait mis dans sa besace et nourri avec du jus de viande et du vin. À six ans, je savais nager comme un poisson ; à onze, je lâchais mon premier coup d’arquebuse (ce qui me valut une grosse douleur à la mâchoire) ; à douze, j’affrontai la potéra et tombai en captivité.

C’est pendant ces deux années d’affreuse dépendance que la vie me fit faire son apprentissage. Oui : captif à la cour de l’archonte Samourakis, j’appris à connaître le monde. Et ce que je pensais pendant ce temps, ce que je pense encore aujourd’hui, ma foi, sûrement, ne vous fera pas beaucoup plaisir.

Tout d’abord, mon amour pour l’indépendance va jusqu’à l’ingratitude. Je n’aime devoir rien et à qui que ce soit. La vie m’a été donnée sans qu’on me demandât si je la voulais. Et si les auteurs de cette vie ont pu se réjouir de toutes mes joies, il leur a été impossible de souffrir de la moindre de mes souffrances. Quand je fus blessé, Cosma m’abandonna et se sauva. J’aurais pu être assommé, il eût continué de vivre. Il continua très bien, pendant que je me mourais chez l’archonte. Mon esclavage, pire que la mort, ne l’empêcha ni de manger comme quatre ni de vadrouiller comme un matou.

La même chose pour ma mère ; les hasards de la vie l’avaient envoyée dans la maison qui, depuis deux ans, était pour son fils un enfer, mais où elle vécut en princesse. Ils étaient cependant mes parents. J’étais leur fils. Pourquoi le leur et pas celui de n’importe quels autres habitants de la terre ? Parce qu’ils aimaient mieux me savoir en liberté qu’en esclavage ? Mais quel est l’être humain, digne de ce nom, qui n’aimerait mieux voir son prochain bien portant que malade ? Ou intact, plutôt qu’estropié ? C’est, je pense, la dernière des vertus qu’on puisse exiger de l’homme, et c’est tout, car, pour le reste, celui qui a la tête coupée est le seul à s’en apercevoir.

Alors, pourquoi toute cette histoire de parenté ? Je ne retrouve pas, entre fils et parents, le lien qu’il y a entre la tête et le corps. Et les autres ne sont que duperie. Ils me laissent froid. Je n’aime pas à être dupé, comme ces orphelins auxquels on donne des parents adoptifs.

Voilà pour la parenté.

 

Je suis tout aussi peu généreux avec la populace que vous voulez libérer, ou venger. Là encore, mon cœur ne connaît point d’élan. Il n’y a aucun lien entre moi et le troupeau humain qui bêlait à la cour de l’archonte Samourakis. Je suis haïdouc pour moi, pas pour mes semblables. Ceux-ci n’ont qu’à le devenir, s’ils ne sont pas nés haïdoucs. D’ailleurs, je me le demande : comment peut-on être haïdouc pour son prochain ? Une parole roumaine dit : De force, on peut prendre à quelqu’un, de force on ne peut lui donner. Et cette autre parole : Ce n’est pas pour se rendre agréable à une vieille sourde que le curé sonnera l’angélus trente-six fois.

À l’encontre de ce curé, sonnez, pour les sourds, tant qu’il vous plaira. Et si le cœur vous en dit, embauchez-vous, haïdoucs, à la journée chez l’homme qui a tout juste la force de se gratter la tête quand ça le démange. Vous êtes peut-être des apôtres. Moi, je n’ai nulle envie de l’être.

Toutefois, je vous prouverai qu’il ne m’a pas manqué, le désir d’aider l’homme tombé.

*

Quand j’ai vu qu’une année s’était écoulée et que Cosma ne donnait pas signe de vie, ne faisait rien pour me tirer de ma détention chez l’archonte, une idée folle s’est emparée de mon cerveau : semer le grain de la révolte parmi les esclaves, les soulever, attaquer la garde pendant la nuit, mettre le feu à la maison et nous sauver tous, gagner la forêt !

Je me disais : ces hommes, tout comme la dernière bête de somme, doivent préférer la vie libre à l’esclavage. Ils sont lâches, c’est connu, mais si un chef se met à leur tête et les pousse, ils marcheront. Je serai ce chef.

Ah ! Le beau rêve ! Je voyais la garde détruite ; le palais, ruines fumantes ; l’archonte à mes pieds, me suppliant de lui laisser la vie. Tout le pays, debout, devant cet exploit sans exemple. Cosma, étonné, humilié. Moi, héros à quatorze ans !

Je savais que ma vie était en jeu, mais cette vie de prisonnier, dans une cour aux murailles hautes, ne m’échauffait plus. Jour et nuit, mon esprit rumina ce plan, qui devint ma raison d’être. Enfin, au bout d’une semaine de fièvre, je me décidai à confier mon idée à deux hommes triés sur le volet. C’étaient deux camarades de l’écurie, comme moi, assez dégourdis, pas trop serviles, souvent en colère contre leur état. Je les avais en quelque estime. Ils avaient été les seuls à me plaindre de ma chute et à écouter, avides, mes histoires de brigands. Je crus les connaître.

Dès qu’ils comprirent de quoi il s’agissait, les pauvres amis pâlirent, leurs figures s’allongèrent, leurs yeux épeurés évitèrent les miens ; le plus courageux osa dire :

– Nous risquons gros… Nous serons découverts et pendus. Tu ne connais pas les gens. Ici tout le monde prie pour la santé du maître qui donne à manger, qui a le souci de tous. On ne va pas loin avec des hommes qui se disent, tous les jours : ça va mal avec le mal, mais cela pourrait être pis sans le mal !

Mentalité d’esclave-né… Je tombai des nues, m’enfermai dans ma cabane et me laissai emporter par le désespoir.

Le lendemain, à midi, l’archonte m’appela et, à mon grand étonnement, me fit savoir qu’il était au courant de ma tentative :

– Mon pauvre garçon ! Je te plains, mais je n’y peux rien ! conclut-il.

Cette indulgence seigneuriale, cette compassion supérieure ne firent qu’exaspérer mon mépris de la racaille humaine. Je répondis :

– Oui, j’ai voulu t’enchaîner et te traîner devant Cosma, mais cela ne peut se faire qu’avec des hommes libres, pas avec des esclaves !

Et, furieux de son calme, j’arrachai deux pistolets à une panoplie du salon où nous nous trouvions et me jetai vers la fenêtre, pour tirer dans le tas des brutes rassemblées dans la cour. L’archonte m’en empêcha en souriant :

– Que veux-tu faire ? Les épouvanter ? Pas besoin d’armes à feu. Regarde :

Je regardai. Il prit son fez, tout brodé d’or, mit au fond un petit bloc de cristal et le lança dans la fourmilière de serfs. La chute du fez au milieu de la cour produisit l’effet d’une bombe : chacun se couvrit le visage de ses mains et s’enfuit de son côté. Des cris retentirent :

– Gare à vous ! Le maître est en colère !

– Tu vois ? me dit l’archonte, caché derrière les rideaux. Ce n’est même pas avec des esclaves que tu as voulu partir en guerre contre moi, mais avec des animaux ! Ils en sont. Dans mon acte de propriété il est écrit : « vingt mille hectares de terre ; deux mille bêtes cornues ; quatre cents serfs ». Ça revient au même. Voilà pourquoi je te plaignais tout à l’heure : celui qui se met à la tête d’un troupeau de bêtes furieuses n’est pas un chef, c’est un vacher. Or, tu es haïdouc, et les haïdoucs sont des braves. Que le diable les emporte tous, je ne les aime pas, mais je ne peux pas ne pas les estimer ni ne pas les craindre. Comment voudrais-tu que je craigne des hommes qui s’effraient de mon fez ? Vraiment, je suis vexé de ta sottise ! Si je n’avais pas pour toi le respect qu’on doit à tout vaillant qui défie la mort, eh bien, je te jetterais en pâture à ces fauves et tu serais déchiré en un clin d’œil. Sache ceci, d’un tyran : on ne demande pas aux esclaves de se battre pour une idée ! Demande-leur de mourir de peur et ils mourront tous. C’est ce qui fait toute la puissance du sultan, du Voda et de l’archonte Samourakis. Va, maintenant, à ta cabane et attends bravement ton heure ! Elle viendra…

 

Je suis parti, humilié, et j’ai attendu mon heure. Elle est venue, ainsi que vous le savez, mais ce fut par la volonté des braves.

Depuis, je suis guéri du rêve qui attache le destin des hommes libres au sort des esclaves. Nous ne sommes pas faits, tous, de la même pâte. Celui qui souffre moins du joug que de la perte de sa liberté, qu’il reste enchaîné : je n’irai pas l’en tirer. La liberté demande à être défendue ; et je ne sais pas qui haïr, qui mépriser davantage, celui qui supprime la liberté et celui qui a peur de la défendre.

Je ne suis haïdouc que pour les haïdoucs !…

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