RÉPLIQUE DU HAÏDOUC

Je voudrais répondre à ce jeune homme, si fier de son origine et qui ne veut défendre que la liberté des haïdoucs.

Pauvres esclaves ! Je plains leur sort. Ils ne trouveront donc pas même appui chez les défenseurs de tous les opprimés ? Et dire qu’ils adorent Dieu et prient pour tout le monde : pour les maîtres, qui les écrasent, pour les haïdoucs, qui les méprisent. Il est alors bien vrai que seul le cœur de l’esclave connaît la générosité, que lui seul sait pardonner !

Après toute une semaine de labeur forcené, l’esclave peut encore, le dimanche, rire, chanter, danser. Après toute une vie d’espoirs déçus sur la terre, il sait se consoler en espérant une vie meilleure dans le ciel. La rancune et la haine ne l’empoisonnent pas beaucoup ; comme le chien, un mot tendre du maître, et il oublie les coups de verges. Il oublie encore que les plaines sont possédées par les seigneurs, les forêts par les haïdoucs, et que c’est lui qui fournit aux uns et aux autres blé et chair à plaisir.

Vraiment, c’est à se demander ce qu’il leur faut de plus, aux maîtres pour devenir meilleurs, et aux haïdoucs pour savoir pardonner !

 

Voici un jeune fils de la forêt qui se pare du nom de haïdouc, mais qui eût pu tout aussi bien naître dans un château. Le codrou qui lutte jour et nuit avec les orages, avec le lierre et la carie, « le codrou, frère du Roumain » ne lui a rien appris, ni de ses luttes ni de sa fraternité, encore moins de sa générosité. Pourquoi alors être fier de cette noble naissance ? Pourquoi s’enorgueillir de cette mère esclave – qui offre, sans marchander, au persécuté comme au malfaiteur, son ombre et sa chaleur, la nourriture et l’abri sûr –, si c’est pour la couvrir de mépris et l’abandonner aux vandales ? Car la forêt, c’est la grande esclave qui vit pour créer le bonheur d’un monde ingrat : à ses multiples offrandes, les réponses ne sont que des ingratitudes, depuis l’enfant qui rompt la jeune pousse, la bête qui broute ses bourgeons, jusqu’à ses hôtes ailés qui la couvrent de fiente et au ciel qui lui envoie la foudre. Et cependant, pareille à ce troupeau humain haï par Jérémie, elle ne cesse pas un instant de lutter avec la vie hostile qui la saccage, n’arrête jamais d’adorer ce Dieu plus aimable envers les poux qu’envers la plus grandiose de ses œuvres.

C’est ainsi : alors que la ronce s’arme d’innombrables épines pour défendre son inutilité et sa misérable existence, la forêt, soumise à sa mission sur la terre, accomplit son destin ; mais pendant que la hache la frappe à la racine, son faîte chante ses derniers hymnes au soleil.

*

Jérémie ! Le haïdouc qui te parle maintenant est le bâtard d’une esclave, progéniture d’un fils de noble (car tu ne sais peut-être pas que les nobles sont des hommes comme nous : ils font partout).

Eh bien, je me suis refusé à servir les nobles, j’ai gagné la forêt à l’âge de dix ans, et voici cinquante ans que j’y vis. Je me suis battu sous les ordres du haïdouc Jianu, j’ai servi le grand pandour Tudor Vladimiresco pour finir par échouer dans la bande de Cosma, ton père. Tous les trois ont été des tyrans, et moi, leur esclave. Il est vrai que leur tyrannie fut noble, mais mon esclavage n’en fut pas moins dur. Qu’on soit pendu par Tudor ou par l’archonte Samourakis, on est toujours pendu. Et, vois-tu, je me suis plié, j’ai enduré fréquemment des injustices criantes. Je l’ai fait parce que c’était pour « une idée ». Je l’ai fait encore parce que… j’avais peur. Je me disais : ça va mal avec le mal, mais ça pourrait être pis sans le mal. N’oublie pas que je suis né d’une mère esclave et les esclaves sont lâches. Mais comment voudrais-tu qu’ils fussent braves ? Depuis des siècles ils ont la peur dans le sang, depuis des siècles on les fouette et on les pend, tantôt les Tudor, tantôt les archontes.

Tu comprends, mon petit vaillant : que ce soit plaine ou que ce soit codrou, partout il y a des maîtres qui règnent.

 

La nuit, lourde de brouillard, tombait mollement sur le Vallon obscur. Dans la « Grotte aux Ours » on ne distinguait plus les visages des haïdoucs.

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